Pays parmi les plus exposés aux risques naturels, le Vanuatu est aussi l’un des rares au monde à n’avoir enregistré aucun cas de Covid-19. S’étant fermé aux premières heures de la pandémie, il n’a plus eu alors qu’à compter sur ses propres ressources humaines pour essuyer les dégâts occasionnés par un cyclone. Un exemple relevé par les auteurs pour vanter, une fois encore, les vertus de la localisation.
L’aide humanitaire est faite de prestations matérielles et humaines. Elle se définit en effet non seulement par la mobilisation de financements et de biens d’urgence, mais aussi par le déploiement de conseillers techniques et de volontaires provenant des organisations internationales qui se mobilisent afin de subvenir aux besoins et d’assurer la protection des populations en situation de crise. Depuis le Sommet humanitaire mondial (SHM) de 2016, ce mode de fonctionnement, qui est piloté par les pays donateurs et les organisations internationales, est au cœur des interrogations de la communauté humanitaire. Certains pays du Sud revendiquent en effet, et depuis longtemps, une forme de « souveraineté humanitaire » en raidissant les règles et les contrôles d’interventions menées par des acteurs étrangers[1]Voir notamment le cas de l’Indonésie et du Népal, présenté dans Karine Meaux et al., « Les leçons de la localisation : expériences croisées de la Fondation de France au Népal et en … Continue reading. On soutient, par exemple, que ce type d’aide exacerbe la dépendance aux prestations étrangères, tout en érodant la capacité financière et technique des organisations comme des autorités locales qui pourraient être appelées à répondre. L’aide humanitaire perpétuerait en outre les asymétries de pouvoir entre les pays donateurs occidentaux et les pays du Sud[2]Loïc Gustin, La localisation de l’aide humanitaire : Approche des enjeux et des effets potentiels pour les ONG humanitaires, Université de Liège, Belgique, 2017, … Continue reading.
En réponse, le système humanitaire a donc décidé depuis le SHM de 2016 de promouvoir la « localisation de l’aide », dont le but est de transférer le financement, le contrôle et la gestion des stratégies de secours aux intervenants locaux[3]Véronique de Geoffroy and François Grünewald, “More than the money: localisation in practice”, Groupe URD, 2017, … Continue reading. Des chartes, des principes et des feuilles de route tels que le Grand Bargain ont été élaborés afin de guider le système humanitaire dans cette transition. Une fois réussie, cette réforme permettrait, en théorie, aux organisations non gouvernementales (ONG) locales d’assumer un rôle de premier plan dans la gestion des réponses d’urgence. Mise en place, la localisation contribuerait à réduire les inégalités entre acteurs étrangers et locaux, s’attaquant ainsi aux multiples conséquences découlant d’injustices épistémiques. La résilience et l’autosuffisance des communautés du Sud se verraient ainsi améliorées par le renforcement des capacités techniques et financières des intervenants locaux.
Les tentatives de mise en œuvre des principes de localisation ont cependant révélé un manque de capacité et surtout de volonté de la part des acteurs internationaux. De là à imaginer que la communauté humanitaire hésite à transférer le contrôle des interventions aux acteurs locaux, il n’y a qu’un pas que certains franchissent[4]Monica Kathina Juma and Astri Suhrke (eds.), Eroding local capacity: International Humanitarian Action in Africa, Nordiska Afrikainstitutet, 2002 et Ian Smillie, Patronage or partnership: Local … Continue reading. La pandémie de la Covid-19 qui sévit actuellement permettrait-elle de surmonter cette réticence et d’ajuster le modèle de prestation d’aide afin de véritablement soutenir le programme de localisation[5]Voir notamment la réflexion à ce sujet de Martin Vielajus et Jean-Martial Bonis-Charancle, « Localisation de l’aide : situation actuelle du débat et possibles impacts de la crise de la … Continue reading ? Ayant rapatrié la majorité de leurs personnels ressortissants de pays du Nord, nombre d’ONG internationales se sont vues contraintes de « localiser » leur aide pour faire face aux restrictions à la mobilité imposées par la pandémie. Si cela démontre que ce mode de fonctionnement est possible, nous postulons ici qu’il doit se poursuivre au-delà de la crise sanitaire. Nous nous appuyons pour cela sur une expérience concrète s’étant déroulée au cœur de la pandémie… et du Pacifique Sud.
Le Vanuatu : un archipel indemne de Covid-19
Le pays mélanésien du Vanuatu, un archipel d’un peu moins de 300 000 habitants dont les quatre-vingts îles sont situées au nord-est de l’Australie, est l’un des derniers du monde à n’avoir enregistré aucun cas de Covid-19[6]Neuf pays du Pacifique Sud, dont le Vanuatu, n’avaient enregistré aucun cas de Covid-19 en date d’octobre 2020 selon les données publiées par l’Organisation mondiale de la santé : … Continue reading. À ce jour, sa population a été protégée de la pandémie par une fermeture proactive de tous ses ports d’entrée maritimes et aériens le 26 mars 2020. Cependant, cela a simultanément révélé d’autres risques qui guettent le petit État insulaire : le Vanuatu est la nation la plus vulnérable au monde sur le plan de l’exposition aux risques naturels[7]Selon le World Risk Report (Bündnis Entwicklung Hilft, 2019), qui détermine l’index de risque des pays en fonction de plusieurs variables, dont leur vulnérabilité, leur susceptibilité et leurs … Continue reading. Situé dans la ceinture de feu du Pacifique, le pays est sujet aux tremblements de terre, à l’activité volcanique et aux tsunamis, aux cyclones de plus en plus fréquents et dévastateurs et à une panoplie d’autres risques liés aux changements climatiques.
En avril 2020, le passage du cyclone tropical de catégorie 5 Harold a servi de rappel en infligeant des dégâts extraordinaires en Mélanésie et à Tonga. Dans la province de Sanma, située au nord du Vanuatu, on estime que 22 000 ménages, soit 80 à 90 % de la population, ont perdu leur logement ou subi des dommages importants[8]UN Country Team in the Philippines, “Tropical cyclone Harold cituation report no. 7”, 14 April 2020, https://reliefweb.int/report/vanuatu/tropical-cyclone-harold-situation-report-7-14-april-2020, alors que les dégâts occasionnés par le passage du cyclone Pam en 2015 étaient encore visibles dans le sud du pays. Le Vanuatu est aujourd’hui confronté à une récupération difficile. Quarante-huit pour cent de son PIB provient du secteur de l’hôtellerie et du tourisme[9]Knoema World Data Atlas, « Vanuatu – Contribution totale du tourisme et voyage au PIB », 2020, … Continue reading, lequel s’est effondré en raison de la Covid-19. La pandémie a également profondément affecté la réponse d’urgence post-Harold. Au-delà d’une réduction prévisible de l’aide humanitaire, attribuable à la crise sanitaire mondiale, les prestations d’urgence se voient complexifiées par la fermeture des frontières nationales.
Pour un très petit pays, le Vanuatu bénéficie d’un volume élevé d’aide internationale, qui atteint en moyenne 128 millions de dollars (USD) par an depuis quelques années[10]Selon les données de l’OCDE, disponibles à l’adresse suivante : http://www.oecd.org/dac/financing-sustainable-development/development-finance-data/aid-at-a-glance.htm et comparé aux autres … Continue reading. Ses voisins immédiats, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, comptent parmi ses donateurs les plus généreux, suivis du Japon, des États-Unis, de la Banque asiatique de développement et de la France, l’un de ses anciens administrateurs coloniaux[11]Le Vanuatu a été colonisé simultanément par la France et l’Angleterre, desquels il a obtenu son indépendance en 1980.. L’aide apportée cumule deux catégories de dépenses : les ressources humaines et matérielles. La première se traduit dans le déploiement de plusieurs milliers d’experts techniques, d’intervenants d’urgence, de volontaires et de chefs de mission qui se rendent sur place pour gérer, superviser et mettre en œuvre des initiatives d’urgence et d’aide au développement.
En avril 2020, le cyclone Harold s’est abattu sur le pays peu de temps après le rapatriement des ressortissants étrangers employés par les ONG internationales présentes, et au moment où l’on annonçait la fermeture des ports maritimes et aériens pour des raisons sanitaires. Selon Ralph Regenvanu, député et chef de l’opposition, « la réponse a été d’autant plus difficile que nous n’avons pu faire venir personne… Nos partenaires de développement ont répondu avec du financement, mais la distribution de fournitures d’urgence s’est vue complexifiée par la situation de pandémie[12]Asia Society Policy Institute, “Covid-19 and the Pacific: weathering two crises”, 14 May 2020, webdiffusion avec Ralph Regenvanu (député et chef de l’opposition au Vanuatu), Kevin Rudd … Continue reading ». Les retards causés par des exigences de quarantaine, auxquels s’ajoutent des enjeux de transports très limités à l’échelle nationale, ont privé des centaines de familles de fournitures d’urgence pendant des semaines après le passage du cyclone.
Un archipel qui s’appuie sur ses propres ressources humaines
Plus de six mois après le passage du cyclone, et alors que s’amorce une nouvelle saison cyclonique, la situation reste difficile compte tenu de la fermeture des frontières internationales et de la rareté des vols. Mais le Vanuatu a tenu jusqu’alors en appliquant des procédures inédites puis en mobilisant ses propres ressources humaines.
Des protocoles, ainsi qu’une panoplie d’ajustements aux douanes, à l’immigration et aux autorisations diplomatiques pour le fret et le transport commercial ont été mis en place. Ces protocoles ont assurément réduit le risque d’éclosion parmi les populations insulaires des neuf pays du Pacifique Sud qui n’ont jusqu’à présent recensé aucun cas du coronavirus. Pourtant, ce n’est que le 15 mai 2020 que le Vanuatu a reçu son premier lot de trousses de dépistage. Autrement dit, avant cette date, le pays n’avait même pas la capacité de dépister le virus à l’échelle nationale. Selon Regenvanu, la fermeture des frontières s’est effectuée de façon préventive, en raison du système de santé du pays qui n’était pas prêt à affronter une pandémie[13]Ibid..
Les secours inhérents aux dégâts causés par Harold ont alors été déployés sans ressortissants étrangers.
Afin de faciliter l’acheminement des secours d’un pays insulaire à l’autre, le Forum des îles du Pacifique s’est appuyé sur la Déclaration de Biketawa pour la coopération régionale, en établissant un mécanisme d’assistance intitulé « Pacific Humanitarian Pathway » (PHP)[14]The Permanent Mission of Tuvalu to the United Nations, “Pacific Island Forum foreign ministers agree to establish a Pacific Humanitarian Pathway on Covid-19”, 10 April, 2020, … Continue reading. Son but est de veiller à la mise en place de l’environnement politique nécessaire à l’accélération de la réponse à la pandémie, y compris le déploiement régional d’assistance médicale et humanitaire.
Les secours inhérents aux dégâts causés par Harold ont alors été déployés sans ressortissants étrangers. Certes, une aide financière et matérielle a été fournie par des partenaires de développement multilatéraux et bilatéraux. Mais le secours d’urgence – distribution de denrées alimentaires et d’eau, construction d’abris temporaires et reconstruction de routes et de foyers endommagés – a été et continue d’être mis en œuvre par des associations locales de jeunes et de femmes, des membres de la communauté, des églises et des ONG nationales. Comme l’explique Dame[15]Équivalent de Sir dans le protocole britannique . Meg Taylor, secrétaire générale du Forum des îles du Pacifique, la faiblesse du filet social parrainé par l’État dans plusieurs pays insulaires signifie qu’en cas de crise économique ou humanitaire, « nous comptons sur notre peuple et sur nos communautés. Nous nous sommes toujours soutenus les uns les autres et ceux d’entre nous qui ont un emploi s’occupent des gens qui n’en ont plus[16]Asia Society Policy Institute, op. cit. ».
Une localisation en actes
Bien que cela puisse sembler logique, la valorisation des réseaux locaux n’est pas une pratique généralisée dans le milieu de l’aide humanitaire. Certains acteurs importants, comme le Mouvement Croix-Rouge, sont davantage engagés dans le programme de localisation. À certains égards, cette organisation peut être un modèle de relations humanitaires possiblement inspirant pour d’autres organisations perçues plus occidentalocentristes.
Néanmoins, en dépit du mot d’ordre lancé en 2016 en faveur de la localisation, force est de constater que les interventions sont toujours largement pilotées par des agences internationales étrangères, dont le rôle inclut également la conception des réponses d’urgence, tout comme leur mise en œuvre. Mais la valorisation du rôle des intervenants locaux déstabilise le mode dominant de fonctionnement des acteurs humanitaires.
La valorisation du rôle des intervenants locaux déstabilise le mode dominant de fonctionnement des acteurs humanitaires.
Le Grand Bargain, par exemple, invite ses signataires à augmenter le ratio de financement qui est remis directement aux acteurs locaux, sans passer par des ONG internationales intermédiaires. Cela entraîne une perte de revenus pour ces dernières, qui ont jusqu’à présent capté l’essentiel des fonds bilatéraux et multilatéraux. Par conséquent, la mise en œuvre du programme de localisation est entravée par des rationalités contradictoires qui visent simultanément à préserver la viabilité à long terme des ONG internationales[17]François Audet, Comprendre les organisations humanitaires, Presses de l’Université du Québec, 2016.. Dans un environnement de financement concurrentiel, la préoccupation des ONG pour leur survie organisationnelle révèle une action intéressée qui se concilie difficilement avec le programme de la localisation. Il n’est donc pas étonnant qu’en dépit de l’objectif de 20 % de financement direct qui est fixé par le Grand Bargain, les ONG locales et nationales dans les pays du Sud n’aient bénéficié en 2017 que de 0,4 % de l’ensemble des fonds destinés aux urgences[18]ALNAP, “The State of the Humanitarian System 2018 – Full Report”, 2019, https://www.alnap.org/help-library/the-state-of-the-humanitarian-system-2018-full-report.
Quels apprentissages pour la communauté humanitaire ?
Tel que l’illustre le cas post-Harold, le Vanuatu regorge d’une main-d’œuvre locale, compétente et désireuse de contribuer aux efforts de secours. Elle vit de surcroît une crise de chômage en raison de l’effondrement du tourisme. La réponse à une calamité telle que celle-ci ne dépend pas des gens qui viennent de l’extérieur, mais de l’accès rapide au soutien financier en provenance de la communauté internationale. La menace de la pandémie aura beau s’estomper avec le temps, les catastrophes climatiques représenteront toujours un grave enjeu pour le Pacifique. Au Vanuatu, la Covid-19 a mis en lumière les vulnérabilités structurelles du pays bien au-delà de son système de santé. Selon Regenvanu, toute réponse d’urgence au Vanuatu repose ainsi avant tout sur le développement d’une économie nationale et de modes de vie capables de résister à la fermeture des frontières : « Pour les secours en cas de catastrophe, nous devons examiner l’agriculture et le commerce intérieur. Voyons ce que les autres parties du pays peuvent fournir, au lieu d’importer de la nourriture de l’extérieur[19]Asia Society Policy Institute, op. cit.. » La même logique s’applique à l’expertise locale qu’il faut avant tout valoriser et développer en vue d’accroître la résilience et l’autonomie d’action.
La réponse d’urgence post-Harold n’est pas unique quant à l’absence de ressortissants étrangers. Dans certains pays en proie aux conflits armés où les interventions présentent un risque de sécurité pour les intervenants étrangers, la « gestion à distance » est d’usage commun. Selon ce modèle, les agences internationales sous-traitent leurs interventions de secours à des acteurs locaux. Cette approche est cependant perçue comme un compromis managérial et non comme un choix. Or on constate qu’en dépit de l’engagement du Grand Bargain, qui promeut l’autonomie, le financement et le savoir des organisations du Sud, la « localisation » peine à s’instaurer comme vision humanitaire. Elle ne se produit que lorsque les expatriés ne sont plus en mesure de se rendre sur le terrain. Or, afin qu’un réel changement de paradigme puisse s’opérer dans le milieu, les acteurs du Nord devront choisir de localiser leurs programmes en tout temps. Il ne s’agit pas d’un dernier recours, mais d’une solution de premier plan.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-7739-0 |