Regard réflexif sur le projet ReparH à Haïti : une exhortation à renforcer les liens entre action humanitaire et recherche

Mampionona Rakotonirina Doctorante en architecture, Université Grenoble Alpes, ENSAG, AE&CC – CRAterre, Grenoble, France.
Philippe Garnier Architecte-chercheur, Université Grenoble Alpes, ENSAG, AE&CC – CRAterre, Grenoble, France.
Thierry Joffroy Directeur de recherches (Habilitation à diriger des recherches) en architecture, Université Grenoble Alpes, École nationale supérieure d’architecture de Grenoble (ENSAG), Architecture, Environnement & Cultures constructives (AE&CC) – CRAterre, Grenoble, France.

Publié le 3 août 2021

En rebond et complément à notre focus « Recherche et action humanitaire : les défis d’une collaboration », les auteurs nous invitent ici à voir les effets d’un tel partenariat en matière d’habitat.

Depuis un peu plus de quarante ans, CRAterre agit dans le domaine des établissements humains, avec une posture résolument humanitaire – le logement pour tous –, mais aussi de recherche comme le laissait bien entendre son appellation initiale : « Centre de recherche et d’application en terre ». Dès son origine, CRAterre sera donc impliqué dans des projets ayant pour objectif d’accompagner les individus et les sociétés dans la prise en charge de leur cadre bâti et d’établir un processus d’amélioration de leurs conditions de vie.

À ses débuts, la « technologie appropriée[1]Ernst Friedrich Schumacher, Small Is Beautiful: A Study of Economics as if People Mattered, 1972. » était l’idéologie dominante. Ainsi, les recherches menées par CRAterre portaient surtout sur des aspects techniques, ou encore sur les conditions d’un transfert de technologies plus que sur la mise en place de véritables projets de recherche action. Ceci n’empêcha pas les responsables des projets sur le terrain d’adopter un regard réflexif et de tenter de faire évoluer les approches, les méthodes et les outils.

Fort du cadre académique offert par l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble, CRAterre se lança aussi dans l’organisation de séminaires de réflexion accueillant un public large. Chacun d’entre eux permettant un tel travail réflexif avec pour résultat l’évolution des concepts et approches méthodologique. L’événement qui généra le changement le plus radical en ce sens est sans conteste le séminaire international[2]Séminaire scientifique du DSA Architectures de terre : « Cultures constructives locales et amélioration de l’habitat » tenu aux Grands Ateliers de L’Isle-d’Abeau (GAIA) les 21 et 22 mai … Continue reading organisé en 2010 qui déboucha sur la publication en 2011 d’un manifeste commun[3]Carnet de recherche CRAterre, http://craterre.org/diffusion:ouvrages-telechargeables/view/id/d0fadd9f1fe47474241b6074a45d26cb avec la Fédération internationale des Sociétés de Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR), Caritas internationalis, Misereor et la Fondation Abbé Pierre intitulé « Valoriser les cultures constructives locales pour une meilleure réponse des programmes d’habitat ». Le temps de la technologie appropriée allait laisser la place à des approches plus fines, plus proches des « bénéficiaires », de leur(s) culture(s) et de leurs capacités et donc à même de mieux renforcer leur rôle d’acteur et leur capacité de résilience.

Dans le même temps, à la suite du séisme du 12 janvier 2010 en Haïti, CRAterre est sollicité par ses partenaires du monde humanitaire pour accompagner le processus de reconstruction de l’habitat dans les zones sud de l’île, très durement touchées par les effets du séisme. Simultanément, un appel à projets[4]Appel à projets Flash Haïti de l’Agence nationale de la recherche, 2011. est lancé par l’Agence nationale de la recherche française avec l’objectif de « tirer les leçons de cette catastrophe, à partir d’analyses scientifiques et de données acquises dans un contexte exceptionnel et très rarement étudiées dans une situation post-crise, notamment pour la durabilité des actions mises en œuvre et la réduction des risques sur l’ensemble du territoire haïtien ». Cet appel est l’occasion de monter un partenariat avec un laboratoire de recherche de l’Université Grenoble Alpes, 3SR[5]Sols, solides, structures, risques., spécialisé dans la mécanique des solides et les risques sismiques. Ce projet propose aussi des liens forts avec des actions déjà programmées par des ONG de terrain haïtiennes avec l’appui d’ONG internationales impliquées dans la reconstruction en Haïti. Le projet accepté fut une occasion de mettre en place un partenariat très fort entre recherche et pratique humanitaire, qui donna des résultats très intéressants salués par l’attribution d’une mention spéciale des World Habitat Awards en 2019.

Une collaboration née d’une convergence d’intérêts scientifiques et opérationnels

Le diagnostic après le séisme d’Haïti de 2010 a, entre autres, débouché sur l’identification d’un bon comportement des maisons traditionnelles. Cela a conduit l’ONG allemande Misereor, bailleur principal, à orienter ses appuis à plusieurs ONG locales engagées dans la reconstruction d’habitat vers ce mode de construction. Néanmoins, à cette époque, les connaissances scientifiques ne permettaient pas de prouver la sûreté de ces constructions traditionnelles. C’est pour répondre à cette question que le partenariat CRAterre – 3SR allait trouver toute sa pertinence. Celle-ci a encore été renforcée par les apports d’autres disciplines, par les acteurs des ONG qui se mirent au travail avec pour résultat une efficacité reconnue de leurs programmes de reconstruction (ou de réparation) de l’habitat des familles sinistrées.

Des défis à surmonter

Les intérêts d’une collaboration forte et formelle entre recherche et actions sur le terrain ont bien été compris et acceptés par tous les partenaires, et ce d’autant plus facilement que la première contrainte, celle liée au financement de la recherche, avait pu être rapidement réglée. Toutefois, en complément, d’autres montages financiers ont permis de mener à bien différentes composantes de la recherche et de sa valorisation, notamment dans la formation d’artisans, mais aussi de chefs de chantier et de cadres, puis, dans un deuxième temps, de formateurs haïtiens.

Une autre contrainte qui a fortement surgi dans la mise en œuvre du projet a été la dichotomie temporelle. Les acteurs opérationnels ont une obligation d’agir sur un temps court pour répondre aux besoins immédiats des populations sinistrées. De l’autre côté, la rigueur non négociable de la démarche de recherche nécessite un temps long pour produire les connaissances, celles-ci étant quasi indispensables pour pouvoir entrer dans des cadres formels acceptables par l’État (certification, réglementation).

Leçons apprises

Dans le cas d’Haïti, le processus itératif adopté a mis en valeur le rôle important des acteurs intermédiaires, entre les acteurs opérationnels et les chercheurs qui apportent expérience, expertise technique et pragmatisme. Le meilleur moyen de pouvoir bénéficier des connaissances produites par les recherches scientifiques serait donc de mener la réflexion avec de tels acteurs en amont, dans un objectif de prévention et de préparation. Cela a indirectement été le cas. En effet, les résultats des recherches menées dans ce cas d’étude ont permis aux organisations, aux professionnels et aux familles d’être mieux préparés à d’autres événements postérieurs, comme le passage de l’ouragan Matthew en 2016.

« Par essence, l’expertise scientifique nous dit l’état de la connaissance à un moment donné, et cet état n’est jamais définitif[6]Jean-Paul Krivine, « Science, expertise et décision à l’épreuve de la pandémie de Covid », Sciences et pseudo-sciences, n° 333, juillet/septembre 2020.. » Cette caractéristique évolutive de la connaissance scientifique est souvent ignorée, ce qui constitue un risque dans l’interaction entre la science et ses potentielles applications terrain : son utilité. L’intérêt du travail effectué en Haïti a donc été de trouver rapidement des solutions scientifiquement satisfaisantes en phase avec les spécificités du contexte d’intervention.

Cela a par ailleurs nécessité des efforts spécifiques en matière de communication. En effet, les organisations humanitaires, les organisations locales partenaires, ainsi que les bénéficiaires des actions ont besoin de comprendre et de s’approprier les résultats des recherches. Cet exercice de communication reste difficile pour les scientifiques, alors qu’il est aussi indispensable pour convaincre les acteurs gouvernementaux chargés de la validation des modèles constructifs proposés.

Enfin, les entretiens menés récemment pour analyser rétrospectivement ce projet[7]Harisoa Rakotonirina, Pertinence et impacts d’une approche interdisciplinaire dans les projets de reconstruction post-catastrophe : cas du projet ANR ReparH après le séisme de 2010 en Haïti, … Continue reading soulignent l’importance des réseaux professionnels, permettant d’identifier les acteurs clés pour des sujets spécifiques et les complémentarités entre les organisations. Il fait toutefois reconnaître aussi le caractère moteur d’attitudes individuelles particulières qui convoquent simultanément la curiosité, l’ouverture, l’écoute, des efforts de compréhension mutuelle et des capacités de coordination, afin de faire vivre ensemble différentes façons de vivre et de faire.

Le projet de recherche ReparH mené en Haïti a obtenu des résultats très probants d’un point de vue quantitatif, mais aussi qualitatif. Ces interventions sont indubitablement dues à la qualité du partenariat qui a pu être monté entre acteurs de terrain et recherche, à l’articulation agile entre les deux postures, mais aussi grâce à l’inscription de ce projet dans la durée. Cette expérience met bien en lumière le potentiel d’utilité sociétale de la recherche dans ce domaine qui appelle à beaucoup plus de collaborations. En effet, la recherche peut, voire doit, servir à différentes étapes des interventions humanitaires. La disponibilité des connaissances sur les conditions locales est utile en amont des interventions et permet une meilleure préparation aux organisations humanitaires et de baser leurs objectifs et modus operandi sur des données fiables, qualitatives et quantitatives. Les travaux de recherche sur la façon de mener les interventions : identification des partenaires, complémentarité des rôles, identification des connaissances utiles, des outils et méthodes utilisés sont tout aussi importantes. Enfin, la diversité des ressources locales – matériaux, savoirs et savoir-faire – qui existe de par le monde engage à plus de travaux de recherche fondamentale sur les techniques de construction d’habitat en vue de leur caractérisation et d’une meilleure reconnaissance.

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References

References
1 Ernst Friedrich Schumacher, Small Is Beautiful: A Study of Economics as if People Mattered, 1972.
2 Séminaire scientifique du DSA Architectures de terre : « Cultures constructives locales et amélioration de l’habitat » tenu aux Grands Ateliers de L’Isle-d’Abeau (GAIA) les 21 et 22 mai 2010.
3 Carnet de recherche CRAterre, http://craterre.org/diffusion:ouvrages-telechargeables/view/id/d0fadd9f1fe47474241b6074a45d26cb
4 Appel à projets Flash Haïti de l’Agence nationale de la recherche, 2011.
5 Sols, solides, structures, risques.
6 Jean-Paul Krivine, « Science, expertise et décision à l’épreuve de la pandémie de Covid », Sciences et pseudo-sciences, n° 333, juillet/septembre 2020.
7 Harisoa Rakotonirina, Pertinence et impacts d’une approche interdisciplinaire dans les projets de reconstruction post-catastrophe : cas du projet ANR ReparH après le séisme de 2010 en Haïti, thèse en cours, https://www.theses.fr/s214638

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