Copilote du dossier de ce numéro avec Boris Martin, rédacteur en chef
La fin de la Seconde Guerre mondiale a ouvert un mouvement d’amplification de la coopération internationale particulièrement marquée depuis le début des années 1990. Un grand nombre d’organisations humanitaires, en France et au-delà, sont enfants de ce demi-siècle marqué par l’espoir d’une plus grande solidarité entre les peuples, les sociétés et les économies. En particulier, la cause des migrants a toujours été un des axes forts de ce projet de solidarité internationale. D’une part, les thèmes de l’exil et de la précarité des personnes déplacées de force occupent une place centrale dans l’iconographie humanitaire. D’autre part, l’engagement aux côtés des personnes migrantes a toujours été multiforme, les logiques d’assistance et de protection côtoyant celles, plus politiques, de la reconnaissance d’un droit à la migration. Or, depuis 2015 et ce qui a été à tort qualifié de « crise migratoire », ce projet fait face à un fort courant politique contraire touchant tous les continents, et caractérisé par une montée des nationalismes. Celle-ci, en ouvrant une « crise de l’accueil », s’est essentiellement cristallisée sur la problématique migratoire.
Qu’il s’agisse de l’élection de Donald Trump en 2016, faisant des musulmans et des Mexicains la cause des maux de l’Amérique, de Geert Wilders, leader du Parti pour la liberté et ancien membre de la coalition gouvernementale, voulant mettre fin à « l’islamisation » des Pays-Bas ou de Viktor Orbán attelé à la construction d’un mur anti-migrants en Hongrie, ces partis ont en commun de parier sur une rhétorique isolationniste, nationaliste et raciste aux cœur des succès électoraux qu’ils engrangent depuis 2010. Le chantage que le président biélorusse Loukachenko impose à l’Europe en utilisant de manière ignoble des migrants est l’actuel point d’orgue d’une escalade qui pourrait bien repousser les limites en la matière. Il ne s’agit pas d’une nouvelle crise migratoire, pas plus que celle que l’on nous vend avec complaisance depuis plus de six ans. C’est la démonstration par l’ignominie que l’instrumentalisation du fait migratoire est devenue autant un outil de géopolitique que de politique intérieure. La France n’est pas épargnée, et l’ouverture de la séquence électorale de 2022 est déjà marquée par la prépondérance des questions autoritaires et identitaires. De façon inédite, la campagne politique en cours relaie nombre de fantasmes autour d’un déclin civilisationnel français, alimenté par des politiques d’accueil volontiers qualifiées de naïves ou généreuses à l’excès. En Asie, l’exode des Rohingyas fuyant la violence des autorités birmanes les a laissés sans statut ni protection au Bangladesh. En Amérique latine, la crise vénézuélienne a conduit le Brésil et l’Équateur à presque fermer leurs frontières aux « indésirables ». Ce climat laisse les organisations humanitaires dans une certaine torpeur, la plupart des grandes agences peinant à faire valoir leur expertise ou à rétablir la vérité sur ces sujets.
Au-delà des enjeux de plaidoyer, ce nouveau climat politique est déjà lourd de conséquences pour les acteurs humanitaires. En Norvège et en Suède – historiquement parmi les pays les plus généreux en matière d’aide internationale –, les débats parlementaires sur les montants à allouer à la solidarité internationale ont été particulièrement tendus et les engagements budgétaires sauvés in extremis de coupes drastiques principalement soutenues par les partis d’extrême droite. En Italie et en Hongrie, de nouvelles politiques criminalisent les actions de secours aux migrants. En France, le harcèlement policier des associations de secours aux migrants à la frontière italienne, qui a conduit des militants devant la justice pour « délit de solidarité », reste quotidien, les militants d’extrême droite exploitant à leur manière la situation.
Dans de nombreux pays, la gestion de la Covid-19 a conduit à réduire le champ et les possibilités d’action des associations de solidarité internationale, les personnes migrantes et déplacées continuant d’être particulièrement ciblées au mépris, bien souvent, de leur situation sanitaire. À l’image de leur prise en charge, sujet passé sous les radars de l’actualité à la faveur de la crise, les perspectives politiques qu’ouvre le « monde d’après » font craindre de nouvelles restrictions pour l’action de la société civile internationale.
Ce numéro propose d’initier une réflexion – croisant savoirs académiques et savoirs pratiques – sur ces sujets en analysant comment les organisations humanitaires, en France et dans le monde, continuent leur action auprès des migrants, dans quelles conditions et selon quels rapports avec les autorités, et en se demandant si elles peuvent/doivent influencer les cadres politiques dans lesquels s’inscrit l’action humanitaire. Les contributions mettent en lumière différentes dimensions de l’action humanitaire en milieu hostile. Une dimension contextuelle d’abord, portant sur les continuités et changements du contexte des politiques migratoires en Amérique latine et en Asie. Tant Lucie Laplace qu’Yvonne Su, Tyler Valiquette et Gerson Scheidweiler soulignent respectivement le passage d’un nationalisme inclusif à un nationalisme exclusif en Équateur, et les promesses non tenues du gouvernement brésilien à l’égard des réfugiés vénézuéliens sur fond de crise de la Covid-19. En revanche, Eduardo S. Molano souligne la permanence de clivages ethno-raciaux au sein du gouvernement d’opposition fantôme au Myanmar, après le coup d’État militaire. Une dimension stratégique ensuite, poussant les ONG humanitaires à concevoir de façon différente le plaidoyer politique en faveur des personnes migrantes comme le soulignent Maelle L’Homme – dans son analyse des débats au sein de Médecins Sans Frontières et au-delà – et Frédéric Meunier – regrettant l’engagement qu’il estime insuffisant des grandes ONG humanitaires internationales sur ces enjeux. Une dimension pratique enfin, la protection des migrants donnant lieu à une redéfinition de la geste humanitaire et à l’émergence de nouveaux types d’acteurs, comme le relèvent notamment les cas emblématiques de l’action conjuguée de Médecins du Monde et de militants locaux dans le Briançonnais ou d’Humacoop-Amel France à travers l’article de Léna Lefebvre et Guy Caussé revenant sur la situation en Grèce.
La question migratoire traverse en permanence, et depuis longtemps, une grande partie du champ humanitaire. Parce qu’elle n’est jamais aussi instrumentalisée qu’en période de crise et d’élections, ce focus donne de nouvelles clés pour comprendre les modalités qui pourraient permettre de remettre la solidarité internationale, largement mise à mal par cette pandémie, au cœur des débats nationaux et internationaux en la matière.
Voir également, sur notre site, l’entretien que Rony Brauman a accordé sur le thème des migrations à Boris Martin, rédacteur en chef de notre revue.
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ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-855-7