S’ajoutant à la contrainte ou à l’angoisse du départ, les violences de tous ordres ne cessent d’accompagner les personnes migrantes le long de leur exil. Pour les autrices, reconnaître l’existence de ce « continuum » est une étape indispensable pour en atténuer les manifestations.
Selon les données les plus récentes du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR)[1]UNHCR, Aperçu statistique, 2021, https://www.unhcr.org/fr/apercu-statistique.html, 82,4 millions de personnes sont en situation de migration forcée dans le monde en raison de conflits, de violences ou de violation de leurs droits humains. Parmi celles-ci, 48 millions sont déplacées dans leur propre pays, 4,1 millions sont demandeuses d’asile dans un autre pays et 26,4 millions ont reçu le statut de réfugié·e. Ce record historique de personnes contraintes de se déplacer à l’intérieur de leur propre pays ou à chercher refuge dans un pays d’accueil ne cesse d’augmenter. Ces parcours migratoires sont marqués par la présence d’un continuum de violences. Ces dernières, qu’elles soient physiques, sexuelles, organisationnelles, structurelles ou autres, sont en effet vécues lors des trois étapes de la trajectoire migratoire, soit le pré-départ, le déplacement, et la situation de refuge[2]Isabelle Auclair, Le continuum des violences genrées dans les trajectoires migratoires des Colombiennes en situation de refuge en Équateur, thèse de doctorat en anthropologie, Université Laval, … Continue reading.
À chaque étape, les personnes en situation de refuge (déplacées, demandeuses d’asile, réfugiées ou à statut précaire) comptent pourtant sur la présence et les services d’organisations dont le mandat est de les soutenir et les protéger. Toutefois, les mesures et les services mis en place ne prennent pas toujours en compte les effets des différents systèmes d’oppression (sexisme, cisgenrisme, racisme, colonialisme, classisme, âgisme, etc.), ce qui peut avoir comme résultat d’exacerber les violences ou d’en créer de nouvelles. Dans ce contexte, la reconnaissance de l’existence du continuum des violences et des différents systèmes d’oppression qui le caractérisent est un premier pas vers un changement de pratiques pour mieux soutenir les personnes en situation de refuge.
Dans le présent article, après une contextualisation du projet de recherche sur lequel se base cette réflexion, une présentation des violences vécues dans la deuxième étape migratoire sera proposée. Bien que les violences se manifestent durant toute la trajectoire, le rôle des organisations internationales est en effet prioritaire à l’étape du déplacement pour rompre le continuum des violences.
« Un cadre d’analyse qui combine le continuum des violences et l’analyse féministe intersectionnelle a été mobilisé.»
Contextualisation de la recherche sur le continuum des violences
S’inscrivant dans le champ des études féministes du déplacement forcé et du refuge, le projet de recherche « Le continuum des violences genrées en situation de refuge : une analyse du contexte québécois[3]Projet financé par le Fonds de recherche du Québec – Société et Culture – FRQSC, https://frq.gouv.qc.ca/societe-et-culture » visait à comprendre comment les systèmes d’oppression influencent la production et la transformation des violences qui affectent les trajectoires migratoires de personnes cherchant refuge dans la région de Québec. Au niveau méthodologique, une démarche qualitative a été préconisée. La collecte de données a été menée auprès de 38 personnes en situation de refuge à Québec, et de 63 personnes œuvrant dans des organisations offrant des services à cette population. Le profil des personnes en situation de refuge rencontrées présentait une diversité en termes d’identité de genre, d’orientation sexuelle, d’âge, de pays de provenance et de statuts migratoires. Plus spécifiquement, 26 d’entre elles avaient le statut de réfugié·e, 9 autres étaient demandeuses d’asile et 3 personnes avaient un statut migratoire précaire.
Pour analyser la richesse des récits recueillis, un cadre d’analyse qui combine le continuum des violences et l’analyse féministe intersectionnelle a été mobilisé. L’intersectionnalité[4]Patricia Hill Collins, Sirma Bilge, Intersectionality, John Wiley & Sons, 2020. est un outil essentiel pour analyser la co-construction des systèmes d’oppression (par exemple le sexisme, le cisgenrisme, le racisme, le capitalisme, l’âgisme et le capacitisme[5]Le cisgenrisme « est un système d’oppression qui touche les personnes trans, parfois nommé transphobie. Il se manifeste sur le plan juridique, politique, économique, social, médical et … Continue reading) et pour comprendre les effets de leur articulation dans la vie des personnes. Un de ces effets est l’émergence ou l’exacerbation de violences. Le concept de continuum des violences[6]Liz Kelly, “The continuum of sexual violence”, in Women, violence and social control (p.46-60), Palgrave Macmillan, London, 1987. permet, quant à lui, d’aller plus loin que la hiérarchisation des abus. Plutôt que de se concentrer sur une seule forme, le continuum vise à comprendre comment se nourrissent les violences (structurelles, organisationnelles, intrafamiliales, physiques, sexuelles, etc.). À cet effet, le continuum favorise l’exploration de violences qui ne sont pas communément étudiées et vise à en approfondir l’analyse et à préciser les actions à entreprendre.
Les violences vécues pendant le déplacement
L’étape de déplacement est celle qui débute au moment de la mise en œuvre de la décision de quitter le pays d’origine (décision qui relève généralement de la contrainte plutôt que d’un choix libre et planifié), jusqu’au moment d’entrer dans le pays de refuge. La durée de cette étape varie. Elle prendra quelques heures ou quelques jours selon que les personnes se déplacent à l’intérieur de leur pays d’origine ou qu’elles trouvent refuge dans un pays limitrophe du pays qu’elles quittent. Pour d’autres, cette étape pourra durer plusieurs années, impliquant des séjours dans des pays de transit et des camps de réfugiés en attendant d’être accueillies dans un autre pays. Indépendamment de la durée, toutes les personnes qui entreprennent cette démarche vivent des violences. Ces dernières sont à la base de la recherche d’un endroit sûr pour vivre, un pays de refuge. Or, force est de constater que non seulement les violences déjà vécues se poursuivent au cours de l’étape de déplacement, mais que de nouvelles violences spécifiques à cette étape se manifestent également. Ces violences sont influencées par les modalités de déplacement et d’entrée dans le pays de refuge, par le contexte du pays de transit ainsi que selon les groupes sociaux auxquels la personne appartient.
« La situation de santé et le fait de ne pas avoir de personne à charge ont une influence sur la traversée. »
Les modalités de déplacement
Plusieurs modes de déplacement sont utilisés dans les parcours migratoires. Qu’il s’agisse de la marche, du train, de l’autobus, du bateau ou même de la nage, ces modalités auront une incidence sur les violences vécues. Ainsi, pour les personnes se déplaçant à pied sur de très longues distances (parfois à travers plusieurs pays), les résultats montrent que le genre, la situation de santé et le fait de ne pas avoir de personne à charge ont une influence sur la traversée. En effet, ceux qui survivent à ce périple sont majoritairement des hommes jeunes, en bonne santé et voyageant sans personne à charge. À cet égard, un demandeur d’asile ayant traversé plusieurs pays entre Haïti et le Québec raconte avoir dû laisser sa famille derrière. Il explique :
« Il y a des endroits, certaines forêts, quand une personne est malade, on ne peut rien faire pour elle. C’est-à-dire, si tu vois ta femme et ton fils tomber malade… c’est triste. Le parcours est vraiment dur… même pour traverser, des fois on traverse… la mort. » (Demandeur d’asile en provenance d’Haïti, 2019)
Pour les femmes et les personnes non binaires ou transgenres, le déplacement est souvent marqué par les violences sexuelles et sexistes. Ces personnes sont parfois dans l’obligation de faire des choix qui mettent leur vie en péril alors qu’elles tentent de se protéger. Une réfugiée provenant du Salvador relate s’être sentie obligée de traverser une rivière sans savoir nager de peur d’être violée et assassinée en raison de son identité de genre. Elle raconte :
« Je ne sais pas nager, mais j’avais peur puisque j’ai l’apparence d’une femme, j’ai des seins… . Ils pouvaient me violer, mais après le viol, ils pouvaient aussi me tuer s’ils découvraient que j’étais une femme trans. » (Réfugiée en provenance du Salvador, 2019)
Les modalités d’entrée dans le pays de transit
En plus des modes de déplacement, les modalités d’entrée dans les pays de transit impliquent des difficultés et des violences spécifiques. Plusieurs personnes rencontrées disent avoir privilégié les voies non officielles plutôt que d’entrer par les postes frontaliers. Les raisons sous-jacentes à ce choix sont liées à la peur de se voir refuser l’entrée dans le pays, mais aussi et surtout en raison des violences qui marquent cette traversée frontalière. Aux frontières, des violences organisationnelles – qui renvoient à des pratiques organisationnelles discriminantes et favorisant l’impunité –, des violences psychologiques, et des violences sexuelles ont été documentées. Elles se traduisent notamment par le refus de documents d’identité valides, les fouilles à nu par les agents frontaliers, les détentions arbitraires de jeunes femmes au cours desquelles elles subissent des agressions sexuelles, l’exigence de faveurs sexuelles par des militaires, policiers ou fonctionnaires d’organismes humanitaires pour passer la frontière, des vols et de l’extorsion, des attaques sexistes, xénophobes et racistes, etc.
L’insécurité dans les camps de réfugiés
Une fois passée la frontière, la réalité et les violences vécues dans les pays de transit seront modulées selon que les personnes sont ou non dans des camps de réfugiés. Selon les récits recueillis, ces camps, qui devraient être des espaces sûrs, ne remplissent pas toujours ce mandat. En effet, des violences structurelles, organisationnelles, physiques, psychologiques et sexuelles y sont dénoncées. Dans un climat d’insécurité et de danger, particulièrement pour les femmes, les personnes plus vulnérables en raison de leur âge ou de leur situation de santé ou encore les personnes appartenant à une ethnie marginalisée seront la cible de diverses violences. Ces dernières sont perpétrées par d’autres personnes en situation de refuge, mais également par des personnes en position de pouvoir et provenant des organisations dont le mandat est de les protéger. Ceci a pour effet non seulement d’exacerber les violences, mais également d’éroder la confiance dans les institutions. Le récit d’une réfugiée burundaise ayant transité par un camp en Tanzanie est éloquent à ce sujet :
« Dans le camp de réfugiés, les Tanzaniens qui travaillent avec nous, ils peuvent en profiter pour te violer… parce qu’ils ont le droit, comme les policiers, les gens qui travaillent pour les organisations . Ils vont abuser de toi parce qu’ils ont le droit sur toi… parce que tu es dans leur pays… et tu ne peux même pas aller à la police ou chercher un avocat… alors ça va rester dans ton cœur… tu vas pleurer toute seule, il n’y a personne pour t’aider… » (Réfugiée en provenance du Burundi, 2019)
Si le passage en camp est censé être temporaire, la majorité des récits – confortés par les statistiques – démontre que les personnes y passent souvent plusieurs années, voire des décennies. Il en va de même pour certaines personnes qui, sans être dans un camp, restent dans les pays de transit dans l’attente de l’évaluation de leur demande de refuge. Dans ce contexte de longue attente, de difficile accès aux services, mais également de violences, les effets sur la santé physique et mentale sont importants. C’est ce que relate un intervenant en santé :
« La plupart des personnes qu’on reçoit arrivent directement des camps de réfugiés. Leur vie a donc été entre parenthèses pendant plusieurs années ; les conditions d’hygiène ne sont pas bonnes ; certaines personnes ont des maladies depuis leur naissance ; les gens souffrent de maladies ignorées ou maltraitées, etc. » (Infirmier dans une organisation québécoise, 2019)
La dure réalité en pays de transit
La majorité des personnes qui arrivent en pays de transit, dans un camp de réfugiés ou en dehors, ont peu d’informations, peu de réseaux de soutien, et peu de ressources. Ces facteurs entravent l’accès aux services de protection et de justice et ne font qu’exacerber les violences vécues. L’absence de visa ou de statut de réfugié·e complexifie également les niveaux d’autonomie économique. Les stéréotypes associés à ce statut ont des effets discriminants, comme l’explique une réfugiée rwandaise :
« On a les identités de réfugié·e·s qui ont des dates d’expiration. Pour avoir un emploi, ou pour donner un emploi à quelqu’un qui a des papiers qui vont expirer… c’est difficile. Ça c’est en plus du racisme et de la xénophobie. » (Réfugiée en provenance du Rwanda, 2019)
Dans ces circonstances, les personnes qui accèdent au marché du travail sont susceptibles de subir des abus. C’est plus spécialement le cas des femmes, et, de façon plus particulière encore, celui des femmes trans et/ou racisées. Les emplois qu’elles occupent se situent essentiellement dans le secteur des soins et des services domestiques qui reproduisent la division sexuelle et internationale du travail. Il s’agit généralement d’emplois informels et sous-payés dans lesquels l’exploitation financière, le harcèlement et les violences sexuelles sont courants.
Ces violences ne sont pas exclusives au marché du travail. Le harcèlement de rue, les attouchements dans les transports publics, les propos racistes et sexistes et les pratiques discriminantes sont vécus de façon quotidienne et répétitive. Ici, l’intersection entre le sexisme et le racisme est particulièrement importante. Une demandeuse d’asile camerounaise raconte comment les violences dans un pays de transit latino-américain ont eu un effet revictimisant :
« Quand je m’asseyais à côté de quelqu’un, il commençait à baisser sa fermeture éclair, à me faire des propositions… Chaque fois, ça faisait ressurgir mon viol, ça faisait ressurgir les scènes… Je n’arrivais pas à guérir mes blessures intérieures. Donc, je ne pouvais pas marcher toute seule dans la rue, parce qu’on me harcelait sexuellement vraiment tous les jours. » (Demandeuse d’asile en provenance du Cameroun, 2019)
Cette quotidienneté des violences sexuelles est renforcée par les violences organisationnelles, notamment lorsque les services de protection ne sont pas adéquats ou favorisent l’impunité. Une réfugiée de Côte d’Ivoire explique :
« Quand tu sors dans la rue , tu es à risque de te faire voler, te faire blesser, te faire agresser, ton sang va couler… et la police ne va rien faire, ils viennent, mais ils ne font rien. » (Réfugiée en provenance de Côte d’Ivoire, 2019)
Les personnes en situation d’autorité sont même parfois celles qui commettent les violences. Diverses personnes relatent des cas de corruption dans les organisations dont le mandat est de protéger les personnes en situation de refuge. À titre d’exemple, un réfugié syrien soutient que, dans un pays dans lequel il a été en transit :
« Pour rentrer au bureau des Nations unies, il faut payer les agents de sécurité de l’édifice, il faut donner de l’argent à tous les fonctionnaires et tous les gens qui travaillent autour du bureau des Nations unies. Je n’avais pas le choix si je voulais donner mes papiers et sortir ma famille de là. » (Réfugié en provenance de Syrie, 2020)
Les violences organisationnelles sont souvent des pratiques discriminantes qui peuvent être mises en place, reproduites ou tolérées par les organisations. Si elles ne sont pas toujours motivées par une intention malveillante, leurs effets demeurent négatifs. Ainsi, dans le processus d’évaluation des dossiers pour la demande d’asile, l’obligation de raconter à répétition des violences vécues, de présenter des preuves de ces violences et l’attente interminable contribuent à la revictimisation et à l’exacerbation des violences psychologiques.
« . Plusieurs personnes évoquent un sentiment d’abandon de la part des organisations. »
Les personnes demandeuses d’asile sont dans l’incertitude et dans une peur constante quant à la façon dont leur dossier sera reçu. Cela provient certes d’une méconnaissance du processus, mais cela témoigne aussi d’une extrême difficulté à accéder à l’information quant à l’avancement de leur dossier. Plusieurs personnes évoquent un sentiment d’abandon de la part des organisations. Plusieurs participant·e·s soulèvent, par ailleurs, le fait que les démarches devraient garantir leur protection plutôt que de se limiter aux démarches administratives, comme en témoigne un réfugié colombien : « Je pense que le refuge est seulement de la paperasse, mais on ne t’aide pas de façon humanitaire » (réfugié en provenance de Colombie, 2019).
En conclusion, les résultats de la recherche montrent que le continuum des violences lors de l’étape de déplacement érode la confiance des personnes en situation de refuge envers les organisations dont le mandat est de les soutenir et les protéger. Ceci renforce l’hésitation face à l’utilisation des services dans les pays de transit. Il est à noter que certaines personnes relatent des situations où l’empathie et l’engagement des intervenant·e·s ont été significativement positifs dans leur démarche migratoire. Ces récits font toutefois état d’un engagement qui est souvent perçu comme individuel et dans lequel le ou la professionnel·le outrepassait son mandat. Dans ce contexte, il apparaît important, dans un premier temps, de reconnaître le continuum des violences et les systèmes d’oppression qui le caractérisent afin d’adopter des pratiques organisationnelles sécurisantes qui permettront de rompre ce continuum.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-863-2