Quels sont les effets de la lutte contre le terrorisme sur l’action humanitaire ?

Julien Antouly
Julien AntoulyDoctorant en droit international au Centre de droit international de Nanterre (CEDIN, Université Paris-Nanterre). Il mène des travaux sur la conformité du régime de lutte contre le terrorisme à la protection de l’assistance humanitaire. Diplômé de droit et relations internationales, et titulaire d’un master en management de l’École supérieure de commerce de Grenoble, il a occupé les fonctions de chargé de développement à la Fondation Croix-Rouge française durant trois ans, avant de rejoindre l’Institut de recherche pour le développement (IRD) au Mali.

Embarquées malgré elles dans la « guerre à la terreur » lancée au lendemain des attentats du 11-Septembre, les organisations non gouvernementales n’en ont pas fini avec les dommages collatéraux de cette politique. Réactivée ces dernières années, elle induit des menaces et des contraintes croissantes pour les acteurs humanitaires. Julien Antouly fait ici un tour d’horizon juridique de la question.

Le 12 avril dernier, le gouverneur de la région de Diffa, au Niger, décide de suspendre les activités de l’organisation non gouvernementale (ONG) française ACTED et d’immobiliser tous ses véhicules durant plusieurs jours. Il justifie son choix dans un courrier indiquant que l’ONG « entretient des connexions douteuses et subversives au profit d’une organisation terroriste »[1]Une copie du document a été diffusée sur le réseau social Twitter et a été consultée par l’auteur.. L’annonce a de quoi surprendre, puisqu’elle survient quelques mois après l’assassinat de plusieurs salariés de la même ONG dans le même pays, à Kouré, dans un attentat revendiqué par l’État islamique[2]Voir notamment Philippe Ryfman, « Se donner les moyens de lutter contre l’impunité des agresseurs de travailleurs humanitaires », Alternatives Humanitaires, n° 15, novembre 2020, … Continue reading. Ainsi, ces deux événements concernant la même organisation montrent à quel point les acteurs humanitaires peuvent aujourd’hui être aussi bien victimes du terrorisme que du contre-terrorisme. Ce cas n’est pas isolé et depuis plusieurs années, de nombreuses organisations s’inquiètent des effets des mesures de lutte contre le terrorisme sur leur activité, qu’elles n’hésitent pas à qualifier de contraires aux principes humanitaires et au droit international humanitaire[3]Pierre Micheletti, « Les lois antiterroristes doivent tenir compte des principes humanitaires », Blog Ideas4Development, 5 février 2020, … Continue reading.

Interpellés, les bailleurs de fonds et les États d’implantation de ces ONG ne nient pas le bienfondé de ces accusations tout en demandant aux acteurs humanitaires, et avec de plus en plus d’insistance, des « preuves » de ces effets afin de pouvoir y remédier. Pourtant, en dépit d’une littérature de plus en plus importante et d’actions de plaidoyer, il est souvent difficile pour les acteurs humanitaires ou les observateurs d’identifier et de décrire précisément pourquoi et comment les mesures de lutte contre le terrorisme impactent négativement leur travail et la protection dont ils peuvent bénéficier en droit international. Cet article propose une contribution juridique à ce débat. Dans un premier temps, une brève analyse des mesures antiterroristes visera à démontrer que la problématique majeure concerne l’interdiction du soutien au terrorisme, dont découlent les principales mesures susceptibles d’impacter les acteurs humanitaires. Dans un deuxième temps, il dressera sur la base d’une revue documentaire une typologie des principaux effets des mesures de lutte contre le soutien au terrorisme sur l’assistance humanitaire.

Émergence d’un régime juridique de lutte contre le soutien au terrorisme

Initialement concentrée sur la répression des actes terroristes eux-mêmes, la lutte contre le terrorisme a progressivement inclus la prévention et l’interdiction du soutien au terrorisme, sous toutes ses formes (humain, matériel, financier…). Un aperçu historique est nécessaire pour contextualiser cet élargissement, et indispensable pour comprendre la problématique actuelle rencontrée par les acteurs humanitaires. En effet, la lutte contre le terrorisme par le droit national et international est ancienne et apparaît dès le xixe siècle en Europe, principalement en réponse au mouvement anarchiste[4]Gilles Ferragu, « L’hypothèse de la guerre contre le terrorisme : aspects historiques », in Julie Alix et Olivier Cahn (dir.), L’hypothèse de la guerre contre le terrorisme : implications … Continue reading. Dans les années 1930, une convention pour la « prévention et la répression du terrorisme » fut même adoptée sans néanmoins jamais entrer en vigueur, du fait d’un blocage sur la définition du phénomène. Par conséquent, et jusqu’à la fin du xxe siècle, les actes terroristes ont été principalement abordés et qualifiés par référence à des infractions de droit commun (meurtre, prise d’otage…), auxquelles on ajoute une caractérisation terroriste, qui entraîne alors une procédure dérogatoire pour en faciliter la répression (par exemple, l’extradition). Une vingtaine de conventions internationales ont été développées sur ce modèle depuis les années 1960, et de nombreux États dont la France ont adopté une approche similaire dans leur droit interne[5]Julie Alix, Terrorisme et droit pénal, Dalloz, 2010..

« La lutte contre le terrorisme par le droit national et international est ancienne et apparaît dès le XIXe siècle en Europe. »

 

Dans les années 1990, l’émergence d’al-Qaida s’accompagne de nouveaux phénomènes tels que la complicité d’« États-sponsors », la mise en œuvre de circuits de financements internationaux ou encore le recrutement de combattants à l’étranger. Confrontés à la problématique de la répression de ces actes de soutien au terrorisme, de nombreux États se trouvent alors face à un vide juridique puisque les mesures de lutte contre le terrorisme alors en vigueur ne concernent que les comportements déjà prohibés en droit commun[6]Certains États ont également utilisé les outils de la lutte contre le blanchiment de capitaux. Or, ceux-ci sont inapplicables dès lors que la source financière est licite, ce qui est souvent le … Continue reading. En réponse, et sous l’impulsion de la France et des États-Unis, des infractions autonomes de soutien au terrorisme, visant la répression de comportements a priori licites devenant illicites s’ils sont commis en lien avec un but terroriste (une formation par exemple), sont progressivement adoptées et imposées en droit international. Dès 1999, une convention internationale de lutte contre le financement du terrorisme est adoptée. Puis le Conseil de sécurité, considérant qu’il s’agit d’une problématique de paix et de sécurité internationales suite aux attentats du 11 septembre 2001, va développer pas à pas un régime juridique global de lutte contre le soutien au terrorisme, pouvant s’apparenter à une nouvelle branche du droit international[7]Ben Saul, Research Handbook on International Law and Terrorism, Research Handbooks in International Law series, Edward Elgar Publishing, 2020, p.xxiv.. Ce régime est très complexe et peu lisible pour les non-spécialistes, car il correspond aujourd’hui à un enchevêtrement de mesures mêlant droit international et national, lois à application extraterritoriale, mesures administratives et pénales, hard law et soft law. Trois éléments le caractérisent, et doivent être succinctement présentés.

En premier lieu, il existe en droit international une obligation pour tous les États d’incriminer le financement du terrorisme dans leur droit interne. Celle-ci était prévue par la convention de 1999, puis a été rendue obligatoire pour tous les États par le Conseil de sécurité dès 2001, avant d’être élargie en 2019. Si la quasi-totalité des États respectent cette obligation, ils disposent d’une latitude importante dans son application. En effet, à la manière d’une directive européenne, les États doivent transposer cette interdiction du financement du terrorisme dans leur ordre juridique interne. Par conséquent, des variations importantes peuvent apparaître concernant la définition du terrorisme, le type de soutien apporté (monétaire, humain, matériel…), ou l’intention requise. Plus récemment, de nouvelles obligations sont apparues sur le même modèle, telle que l’obligation d’incriminer en droit interne le recrutement de « combattants terroristes étrangers ».

Le deuxième élément central de la lutte contre le soutien au terrorisme concerne les régimes de sanctions. À travers ces derniers, les États établissent des listes de personnes et d’organisations désignées comme terroristes auxquelles s’appliquent ensuite des mesures restrictives telles que le gel des avoirs ou l’interdiction de voyager. Le Conseil de sécurité a développé depuis la fin des années 1990 un régime global visant les organisations al-Qaida et Daech et autres entités associées, communément appelé le régime 1267/1989/2253, aux côtés duquel coexistent quatorze régimes de sanctions limités à certains États, non nécessairement liés au terrorisme[8]La liste complète des régimes de sanctions en vigueur peut être consultée sur : https://www.un.org/securitycouncil/content/un-sc-consolidated-list. Tous les États membres de l’Organisation des Nations unies (ONU) sont tenus d’appliquer ces régimes de sanctions, et peuvent également les compléter à l’échelle régionale ou nationale. Par exemple, les membres de l’Union européenne (UE) optent pour des régimes spécifiques sur des situations où le Conseil de sécurité n’a pas adopté de sanctions (Ukraine, Syrie…). La France n’a pas de régimes de sanctions autonomes, mais applique les régimes de l’ONU et de l’UE, à travers une série de lois puis d’ordonnances qui ont instauré des procédures relatives à l’application des sanctions. Celles-ci s’adressent à un grand champ d’acteurs, élargi en novembre 2020 et pouvant désormais inclure les ONG qui œuvrent à l’international[9]Ordonnance n° 2020-1342 du 4 novembre 2020 renforçant le dispositif de gel des avoirs et d’interdiction de mise à disposition.. Surtout, les régimes de sanctions trouvent une application indirecte à travers les clauses contractuelles imposées par certains bailleurs de fonds. Par exemple, la procédure de « screening » (ou criblage en français) oblige les organisations financées à vérifier que toutes les parties prenantes de leur activité (salariés, volontaires, prestataires, partenaires, voire bénéficiaires) ne sont pas concernées par un régime de sanctions.

Enfin, aux côtés de ces deux types de mesures restrictives, ces dernières années ont vu l’apparition d’un ensemble d’entités ou, pour certaines existantes, l’extension de leur mandat à la lutte contre le soutien au terrorisme. D’une part, plusieurs instances ont été développées en lien avec le secteur financier, notamment le Groupe d’action financière (GAFI). D’autre part, l’ONU a acquis un rôle majeur à travers la création du Comité contre le terrorisme au sein du Conseil de sécurité, accompagné d’une direction exécutive (CTED) pour appuyer la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité, ou encore le rôle croissant joué par l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) pour accompagner les États dans la lutte contre le financement du terrorisme. Ces différents organes ne sont pas qu’une simple branche exécutive, chargée de faire appliquer les mesures de lutte contre le terrorisme. Ils jouent un rôle majeur dans la mesure où ils influencent l’interprétation de ces mesures, et leur transposition au niveau national par les États, devenant ainsi de véritables producteurs de normes. Ce régime juridique de lutte contre le soutien au terrorisme se distingue donc par sa complexité, par le rôle quasi législatif joué par le Conseil de sécurité, et par son extension permanente depuis la fin des années 1990, provoquant des effets importants sur la protection de l’assistance humanitaire.

Typologie des effets des mesures de lutte contre le soutien au terrorisme sur l’assistance humanitaire

La littérature traitant des effets du contre-terrorisme sur l’humanitaire est croissante et dynamique. Toutefois, il convient de noter qu’elle est pour l’instant essentiellement issue d’ONG ou d’organisations internationales, qu’elle est majoritairement anglophone et très rarement académique. Au-delà des rapports relatant exemples de terrain et témoignages, deux typologies d’effets sont souvent reprises[10]Interaction, “Detrimental impacts: how counter-terrorism measures impede humanitarian action”, 2021, p.4 ; Kate Mackintosh and Patrick Duplat, “Study of the Impact of Donor Counter‑Terrorism … Continue reading, mais présentent la limite commune de se focaliser uniquement sur les effets subis par les seules ONG, et non par l’ensemble des parties prenantes de l’assistance humanitaire. Ainsi, dans le cadre de notre recherche doctorale en cours, nous avons mené une revue documentaire exhaustive permettant de proposer une nouvelle typologie distinguant les effets sur les personnels humanitaires, les effets sur les potentiels bénéficiaires de l’assistance humanitaire, les effets sur les organisations humanitaires et enfin les effets sur le système humanitaire.

« Les personnels humanitaires sont les premiers touchés par les mesures de lutte contre le soutien au terrorisme. »

 

Les personnels humanitaires sont les premiers touchés par les mesures de lutte contre le soutien au terrorisme, et le risque de « criminalisation » de l’aide est systématiquement évoqué dans la littérature étudiée, bien que le terme ne soit pas satisfaisant[11]Le terme « criminalisation » est utilisé à raison en anglais, car il correspond au fait de rendre un comportement légal illégal. En revanche, il devient faux lorsqu’on le traduit en français … Continue reading. En effet, de nombreuses législations internes peuvent conduire à considérer des actes humanitaires comme un soutien au terrorisme. À ce titre, le simple fait de rencontrer un groupe désigné comme terroriste est interdit au Nigeria[12]Alice Debarre, “Safeguarding Medical Care and Humanitarian Action in the UN Counterterrorism Framework”, International Peace Institute, 2018, p.30-33., tandis qu’en Arabie saoudite, l’assistance humanitaire voire médicale à un membre d’un tel groupe est explicitement considérée comme un acte de soutien au terrorisme[13]David McKeever, “International humanitarian law and counter-terrorism: fundamental values, conflicting obligation”, International & Comparative Law Quarterly, vol.69, no.1, 2020, p.64.. Dans d’autres contextes, ces risques de poursuites découlent de formulations vagues et imprécises, telles que « soutien » ou « support », qui peuvent alors englober des activités humanitaires. Bien qu’ils soient rares, des exemples judiciaires existent dans plusieurs pays comme aux États-Unis[14]Cour suprême des États-Unis, Holder et al. v. Humanitarian Law Project et al., juin 2010 ..

Ensuite, les mesures de lutte contre le terrorisme peuvent également affecter les potentiels bénéficiaires de l’assistance humanitaire. Par exemple, les législations incriminant le financement du terrorisme peuvent menacer l’aide apportée aux populations civiles ou aux détenus vivant dans des zones occupées par des groupes désignés comme terroristes, ainsi que l’aide médicale aux combattants blessés membres de ces groupes[15]Comité international de la Croix-Rouge, « Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains », 2019, p. 68. Voir aussi, à propos du « criblage » … Continue reading. La non-délivrance de l’aide peut également être provoquée par des instructions d’États ou de bailleurs qui interdisent d’opérer dans des zones géographiques contrôlées par des groupes désignés comme terroristes, comme c’est le cas dans l’État de Borno au Nigeria[16]Emma O’Leary, “Principles under pressure”, Norwegian Refugee Council, 2018, p.38.. Selon une rapporteuse spéciale des Nations unies, ces différents exemples montrent que certaines mesures de lutte contre le terrorisme constituent une réelle menace pour la protection des droits fondamentaux des populations[17]Assemblée générale des Nations unies, Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, … Continue reading.

En troisième lieu, le régime de lutte contre le soutien au terrorisme touche directement les organisations humanitaires, particulièrement les ONG qui, en tant que personnes morales, peuvent faire l’objet de sanctions civiles ou financières. Par exemple, Norwegian People in Aid a dû rembourser en 2018 une subvention de deux millions de dollars à l’Agence des États-Unis pour le développement international pour avoir mené un projet à Gaza ayant bénéficié à des membres du Hamas[18]Emma O’Leary, “Principles under pressure…”, art. cit., p.17.. La littérature montre également que les mesures de lutte contre le soutien au terrorisme emportent des effets dits « programmatiques », c’est-à-dire influençant directement les zones d’interventions et les activités des organisations humanitaires. Par exemple, les programmes de transferts d’espèces peuvent être réduits, voire annulés comme ce fut le cas récemment dans le bassin du lac Tchad[19]VOICE, “Adding to the evidence: the impacts of sanctions and restrictive measures on humanitarian action”, 2019, p.11. ou en Syrie en 2019[20]“Syria Cash Aid Freeze, Somali Biometrics, and Poverty Porn: The Cheat Sheet”, The New Humanitarian, 26 April 2019.. De même, les formations deviennent une activité fréquemment menacée lorsqu’elles sont délivrées à proximité de zones contrôlées par des groupes désignés comme terroristes, bien qu’elles soient de nature humanitaire (premiers secours, diffusion du droit international humanitaire…). Au-delà, l’application des régimes de sanctions par certains bailleurs à travers l’imposition du criblage peut désormais influencer le choix des bénéficiaires, en excluant les personnes sous sanctions. Globalement, du fait de ces effets, certains auteurs indiquent que les organisations humanitaires ne peuvent plus agir en fonction de l’urgence des besoins, comme le requiert le principe d’impartialité, mais en fonction des règles en vigueur et des risques de poursuites[21]Jessica Burniske and Naz Modirzadeh, “Pilot empirical survey study on the impact of counterterrorism measures on humanitarian action and comment”, Harvard Law School, 2017, p.65..

Au-delà de cette dimension éthique, les organisations humanitaires rencontrent également des problématiques opérationnelles puisque l’application stricte des mesures de lutte contre le soutien au terrorisme provoque une perte d’efficacité conséquente. Par exemple, le processus de criblage entraîne des surcoûts importants, nécessite une forte charge administrative et des compétences spécifiques. Par ailleurs, les pratiques de de-risking[22]Il s’agit de pratiques des institutions financières visant à identifier les clients et/ou secteurs à risques de blanchiment d’argent ou de financement du terrorisme, et à suspendre les … Continue reading du secteur bancaire peuvent entraîner des entraves majeures et durables pour les organisations, à travers les annulations de transaction ou les fermetures de compte bancaire, particulièrement prégnantes à l’encontre des organisations confessionnelles musulmanes[23]Emanuela-Chiara Gillard, “Recommendations for Reducing Tensions in the Interplay Between Sanctions, Counterterrorism Measures and Humanitarian Action”, Chatham House, 2017, p.19..

« Le processus de criblage entraîne des surcoûts importants, nécessite une forte charge administrative et des compétences spécifiques. »

 

Enfin, les mesures de lutte contre le soutien au terrorisme entraînent un quatrième et dernier type d’effets plus global, touchant le système humanitaire dans son ensemble. La réforme issue du Grand Bargain est notamment concernée et plusieurs des engagements pris sont directement entravés par la lutte contre le terrorisme. Au-delà des conséquences négatives sur la systématisation des transferts d’espèces, déjà évoquées, force est de constater que le processus de « localisation de l’aide » est en partie empêché. En effet, les mesures imposées par les bailleurs de fonds ont pour conséquence de favoriser les grandes organisations humanitaires, capables de s’y conformer, au détriment des organisations locales, souvent de taille plus modeste[24]Emma O’Leary, “Principles under pressure…”, art. cit., p.26.. De plus, ces dernières peuvent également être exclues des financements indirects, du fait des « clauses-cascades » imposées par les bailleurs, qui poussent les ONG internationales à reporter leurs obligations sur les organisations locales, rendant ainsi impossible une collaboration[25]Chatham House, “UK Counterterrorism Legislation: Impact on Humanitarian, Peacebuilding and Development Action”, 2015, p.9.. Au-delà du Grand Bargain, plusieurs rapports mentionnent les effets délétères des mesures de lutte contre le terrorisme, qui créent un climat de défiance entre bailleurs et ONG, défavorable à la transparence et la coordination de l’aide. Un rapport mentionne un exemple d’ONG refusant de faire des comptes rendus écrits de réunions dans certains contextes impliquant des groupes désignés comme terroristes, par crainte de sanctions de la part des bailleurs[26]Sara Pantuliano, Kate Mackintosh and Samir Elhawary, “Counter-terrorism and humanitarian action: Tensions, impact and ways forward”, HPG Policy Brief, 2011, p.12..

« Devant les critiques de la société civile, des mécanismes de conciliation ont été récemment adoptés pour prévenir ces effets délétères. »

 

Ainsi, l’évolution historique de la lutte contre le terrorisme a conduit à l’apparition d’un régime global d’interdiction du soutien au terrorisme, dont certaines composantes menacent directement l’assistance humanitaire, et la protection dont elle bénéficie en droit international. Devant les critiques de la société civile, des mécanismes de conciliation ont été récemment adoptés pour prévenir ces effets délétères. D’une part, un nombre croissant d’États (Tchad, Suisse, Philippines…) adopte des « exceptions humanitaires » dans leur droit pénal ou bien dans l’application des régimes de sanctions. D’autre part, le Conseil de sécurité a adopté en 2019 une résolution prévoyant une obligation pour les États « de tenir compte des effets potentiels » que les mesures de lutte contre le financement du terrorisme peuvent avoir sur les activités exclusivement humanitaires[27]Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 2462, 28 mars 2019 (S/RES/2462).. Ces évolutions sont positives, mais elles soulèvent encore de nombreuses interrogations sur leur définition, leur portée et leur nature.


ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-895-3

Cet article vous a été utile et vous a plu ? Soutenez notre publication !

L’ensemble des publications sur ce site est en accès libre et gratuit car l’essentiel de notre travail est rendu possible grâce au soutien d’un collectif de partenaires. Néanmoins tout soutien complémentaire de nos lecteurs est bienvenu ! Celui-ci doit nous permettre d’innover et d’enrichir le contenu de la revue, de renforcer son rayonnement pour offrir à l’ensemble du secteur humanitaire une publication internationale bilingue, proposant un traitement indépendant et de qualité des grands enjeux qui structurent le secteur. Vous pouvez soutenir notre travail en vous abonnant à la revue imprimée, en achetant des numéros à l’unité ou en faisant un don. Rendez-vous dans notre espace boutique en ligne ! Pour nous soutenir par d’autres actions et nous aider à faire vivre notre communauté d’analyse et de débat, c’est par ici !

References

References
1 Une copie du document a été diffusée sur le réseau social Twitter et a été consultée par l’auteur.
2 Voir notamment Philippe Ryfman, « Se donner les moyens de lutter contre l’impunité des agresseurs de travailleurs humanitaires », Alternatives Humanitaires, n° 15, novembre 2020, p. 144-151, https://alternatives-humanitaires.org/fr/2020/11/26/se-donner-les-moyens-de-lutter-contre-limpunite-des-agresseurs-de-travailleurs-humanitaires .
3 Pierre Micheletti, « Les lois antiterroristes doivent tenir compte des principes humanitaires », Blog Ideas4Development, 5 février 2020, https://ideas4development.org/lois-antiterroristes-principes-humanitaires
4 Gilles Ferragu, « L’hypothèse de la guerre contre le terrorisme : aspects historiques », in Julie Alix et Olivier Cahn (dir.), L’hypothèse de la guerre contre le terrorisme : implications juridiques, Dalloz, 2017, p. 83.
5 Julie Alix, Terrorisme et droit pénal, Dalloz, 2010.
6 Certains États ont également utilisé les outils de la lutte contre le blanchiment de capitaux. Or, ceux-ci sont inapplicables dès lors que la source financière est licite, ce qui est souvent le cas en matière de financement du terrorisme.
7 Ben Saul, Research Handbook on International Law and Terrorism, Research Handbooks in International Law series, Edward Elgar Publishing, 2020, p.xxiv.
8 La liste complète des régimes de sanctions en vigueur peut être consultée sur : https://www.un.org/securitycouncil/content/un-sc-consolidated-list
9 Ordonnance n° 2020-1342 du 4 novembre 2020 renforçant le dispositif de gel des avoirs et d’interdiction de mise à disposition.
10 Interaction, “Detrimental impacts: how counter-terrorism measures impede humanitarian action”, 2021, p.4 ; Kate Mackintosh and Patrick Duplat, “Study of the Impact of Donor Counter‑Terrorism Measures on Principled Humanitarian Action”, United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs and Norwegian Refugee Council, 2013.
11 Le terme « criminalisation » est utilisé à raison en anglais, car il correspond au fait de rendre un comportement légal illégal. En revanche, il devient faux lorsqu’on le traduit en français car il correspond à la transformation d’un délit en crime. Le terme d’incrimination, qui est une mesure de politique criminelle consistant à ériger un comportement déterminé en infraction, doit être privilégié.
12 Alice Debarre, “Safeguarding Medical Care and Humanitarian Action in the UN Counterterrorism Framework”, International Peace Institute, 2018, p.30-33.
13 David McKeever, “International humanitarian law and counter-terrorism: fundamental values, conflicting obligation”, International & Comparative Law Quarterly, vol.69, no.1, 2020, p.64.
14 Cour suprême des États-Unis, Holder et al. v. Humanitarian Law Project et al., juin 2010 .
15 Comité international de la Croix-Rouge, « Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains », 2019, p. 68. Voir aussi, à propos du « criblage » notamment, Pierre Micheletti, « L’humanitaire au risque de l’empêchement : quelles analyses pour quelles stratégies correctives ? », Alternatives Humanitaires, n° 16, novembre 2021, p. 120-143, https://alternatives-humanitaires.org/fr/2021/03/25/lhumanitaire-au-risque-de-lempechement-quelles-analyses-pour-quelles-strategies-correctives ou, pour une prise de position de plusieurs ONG françaises, Collectif, « Les humanitaires doivent bénéficier de mesures d’exemption dans l’application des lois antiterroristes », Le Monde, 15 décembre 2020, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/15/les-humanitaires-doivent-beneficier-de-mesures-d-exemption-dans-l-application-des-lois-antiterroristes_6063485_3232.html .
16 Emma O’Leary, “Principles under pressure”, Norwegian Refugee Council, 2018, p.38.
17 Assemblée générale des Nations unies, Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, Fionnuala Ní Aoláin, A/75/337, §26 et 33.
18 Emma O’Leary, “Principles under pressure…”, art. cit., p.17.
19 VOICE, “Adding to the evidence: the impacts of sanctions and restrictive measures on humanitarian action”, 2019, p.11.
20 “Syria Cash Aid Freeze, Somali Biometrics, and Poverty Porn: The Cheat Sheet”, The New Humanitarian, 26 April 2019.
21 Jessica Burniske and Naz Modirzadeh, “Pilot empirical survey study on the impact of counterterrorism measures on humanitarian action and comment”, Harvard Law School, 2017, p.65.
22 Il s’agit de pratiques des institutions financières visant à identifier les clients et/ou secteurs à risques de blanchiment d’argent ou de financement du terrorisme, et à suspendre les relations avec eux afin d’éviter le risque (de-risk), plutôt que de devoir le gérer.
23 Emanuela-Chiara Gillard, “Recommendations for Reducing Tensions in the Interplay Between Sanctions, Counterterrorism Measures and Humanitarian Action”, Chatham House, 2017, p.19.
24 Emma O’Leary, “Principles under pressure…”, art. cit., p.26.
25 Chatham House, “UK Counterterrorism Legislation: Impact on Humanitarian, Peacebuilding and Development Action”, 2015, p.9.
26 Sara Pantuliano, Kate Mackintosh and Samir Elhawary, “Counter-terrorism and humanitarian action: Tensions, impact and ways forward”, HPG Policy Brief, 2011, p.12.
27 Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 2462, 28 mars 2019 (S/RES/2462).

You cannot copy content of this page