Dans la guerre qui se déroule aujourd’hui en Ukraine, les images d’enfants sont déjà nombreuses, répliques des milliers d’autres qui surgissent dès que les adultes se battent. Elles nous émeuvent et nous hantent. Elles doivent nous interroger aussi.
Il y a un siècle, le 23 février 1923, était adoptée à Genève la première déclaration des droits de l’enfant. Sous l’égide de l’Union internationale de secours aux enfants, elle consacrait un mouvement international lancé au sortir du premier conflit mondial et s’étendant des larges opérations d’ouverture de cantines à l’expansion du marché du lait en poudre, en passant par la mobilisation transnationale pour limiter le travail des enfants[1]Yves Denéchère, « Les parrainages d’enfants étrangers au 20e siècle : Une histoire de relations interpersonnelles transnationales », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 126, … Continue reading. Presqu’un siècle plus tard, l’image de l’enfant domine la communication des organisations humanitaires, qui s’appuient largement sur la figure de l’enfant innocent, affamé ou blessé pour lever des fonds. Ce faisant, elles proposent souvent une vision réductrice entre l’image d’une enfance idéale et d’une enfance martyre, une figure-icône en somme.
Si cette prédominance est critiquée depuis longtemps, dans les faits elle ne se tarit pas, sans parler des dérives notoires auxquelles la figure de l’enfance en danger a donné lieu, depuis le scandale des enfants volés au Tchad par les membres de l’Arche de Zoé en 2007 jusqu’au commerce des faux orphelinats au Népal, apparus à la suite du tremblement de terre de 2015 dans la lignée du juteux business du « volontourisme ».
L’utilisation de l’iconographie de l’enfance dans l’humanitaire a déjà fait l’objet de nombreux travaux ces vingt dernières années[2]Erica Burman, “Innocents abroad: Western fantasies of childhood and the iconography of emergencies”, Disasters, vol. 18, no. 3, 1993, pp. 238–253; Heide Fehrenbach, “Children and other … Continue reading, mais les écueils récurrents qu’elle suscite aujourd’hui face à de multiples enjeux humanitaires et politiques méritent que l’on renouvèle le questionnement. La récupération de l’enfance martyre comme figure écran de la géopolitique compassionnelle s’est en effet accrue ces dernières années à la faveur de nombreux cas surmédiatisés par les réseaux sociaux. La photographie d’Alan Kurdi, l’enfant kurde retrouvé mort sur une plage turque en septembre 2015 (dont la photographie fut relayée sur Twitter par le directeur des urgences de Human Rights Watch), en reste l’exemple le plus frappant, suscitant depuis de nombreuses répliques par des acteurs aux motivations diverses. On pense par exemple aux cas controversés d’Omran Daqneesh, jeune garçon syrien dont le visage ensanglanté dans une ambulance sera diffusé par des photographes locaux en août 2016, ou encore au cliché mettant en scène le président turc Erdogan avec Bana Alabed, une Syrienne de 7 ans qui racontait la guerre depuis Alep avant d’être évacuée par la Turquie en décembre 2016. Ce sont là deux cas médiatiques où l’image de l’enfance en danger – répercutée à satiété par les réseaux sociaux – a été instrumentalisée au profit d’un régime politique directement impliqué dans le conflit armé syrien.
On peine cependant aujourd’hui à identifier des manières renouvelées d’envisager l’enfance en souffrance ou l’enfance combattante. Que l’on songe à la question des enfants soldats, dont l’image est encore largement réduite à celle des garçons combattants et des filles transformées en esclaves sexuelles, alors que la réalité est plus complexe, de même que la réintégration des enfants au sein des communautés concernées. Il en va de même de l’action des organisations non gouvernementales en faveur de la déradicalisation des enfants soldats de l’État islamique ou des enfants de djihadistes, retenus prisonniers en Iraq ou en Syrie, qui reste timide et peu discutée. Citons également les programmes d’aide portant sur les violences sexistes et sexuelles, qui bénéficient ces dernières années d’une large exposition, quand bien même ils visibilisent en priorité les femmes comme victimes d’abus, au détriment des enfants. Les organisations humanitaires restent en effet plus discrètes pour évoquer directement l’exploitation sexuelle des enfants, ou les abus commis par certains de leurs personnels, et cela alors que les dénonciations de pédophilie se multiplient dans les milieux catholiques, comme en témoigne le dernier rapport de la Commission Sauvé, en France.
Ce nouveau dossier de la revue se donne donc comme objectif de faire le point sur ces enjeux, en proposant de questionner les tabous liés à la vision classique de l’enfance idéalisée et de dépasser les attributs classiques de l’enfance en danger que sont l’innocence et la déresponsabilisation. Le travail ethnographique de Sophie Nakueira parmi les enfants réfugiés en Ouganda démontre ainsi comment l’élévation de l’enfant au rang d’icône de la vulnérabilité dessert le projet humanitaire, au détriment d’une contextualisation plus réaliste de l’enfance résiliente. Cette préoccupation a mené les organisations humanitaires à développer ou remanier des codes de conduite éthique afin de prendre en compte la surreprésentation des enfants dans les appels humanitaires, en soulevant notamment la question du consentement et de la responsabilisation[3]Voir par exemple : Siobhan Warrington and Jess Crombie, The people in the pictures. Vital perspectives on Save the Children’s image making, Save the Children, March 2017, … Continue reading.
Par ailleurs, de multiples secteurs de l’aide internationale prennent en considération l’identité, l’autonomie et la participation des jeunes bénéficiaires, comme en témoigne le plaidoyer de Kirstin Kreyscher et Sofie Lilli Stoffel sur les bénéfices de programmes orientés enfants. On voit ainsi fleurir de nombreux projets en réduction des risques naturels, démobilisation et désarmement postconflit qui incluent une démarche active des enfants, depuis l’évaluation des besoins à la mise en place d’activités spécifiques dans des espaces adaptés aux plus jeunes. Cette évolution salutaire est-elle pour autant à la mesure des changements sociaux, législatifs et affectifs qui s’opèrent dans d’autres secteurs de la vie sociale, comme l’éducation, les soins ou le milieu familial, et témoignent de nouvelles sensibilités et représentations de l’enfant ? En questionnant la prise en charge de l’enfant douloureux dans les programmes de soins de Médecins Sans Frontières au Tchad, Elba Rahmouni et Olivier Guillard soulignent justement à quel point, dans les pays en développement, le traitement de la douleur chez l’enfant est ignoré, quand bien même il bénéfice d’une reconnaissance récente dans les pays occidentaux. Autre tournant important, la Convention des droits de l’enfant, adoptée par l’ONU en 1989, qui leur reconnaissait une autonomie et le droit d’expression. Cette nouvelle approche en protection de l’enfance, explorée dans les entretiens menés par Camille Maubert en République démocratique du Congo, et par Dustin Ciufo en Haïti, valorise l’image d’une enfance participative et résiliente.
Les contributions présentées dans ce numéro questionnent en définitive cette mutation globale au regard de paradoxes encore trop souvent observés dans l’humanitaire : une survalorisation de l’enfant perçu comme une figure d’altérité et réduit à une vision victimaire, coloniale et protectrice, héritée du xive siècle, au détriment d’une représentation plus réaliste de l’enfant comme être pensant et actif, avec toute la considération nécessaire pour les contraintes inhérentes à sa condition évidemment. Des enjeux qui se rappellent à nous à l’heure où le drame ukrainien se déroule sous nos yeux.
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ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-919-6