De l’implication des humanitaires dans les processus politiques. C’est à un sujet presque aussi ancien que l’existence des organisations non gouvernementales auquel nous convie l’autrice. Elle propose de dessiner un chemin rénové, entre éthique de responsabilité et éthique de conviction.
L’aide humanitaire a été invoquée à plusieurs reprises pour justifier des interventions politiques et militaires, comme au Kosovo (1999) et en Afghanistan (2001), et a progressivement été intégrée aux politiques[1]Didier Fassin, La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Seuil, 2010, p. 353. des États. Depuis la création d’agences humanitaires interétatiques telles que le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’Organisation des Nations unies (OCHA), les domaines humanitaire et politique se chevauchent, dans ce qui peut être défini comme un processus d’« humanitarisation des politiques publiques[2]Ibid., p. 355. » et de « politisation des agences humanitaires[3]Idem. ».
Cette tendance est combattue par un certain nombre d’organisations non gouvernementales (ONG) dunantistes[4]D’après Henry Dunant, fondateur du Comité international de la Croix-Rouge. qui revendiquent une action humanitaire neutre, indépendante et impartiale (notamment le Comité international de la Croix-Rouge – CICR, et Médecins Sans Frontières – MSF). De leur côté, les ONG wilsoniennes[5]D’après Woodrow Wilson, ancien président des États-Unis. perçoivent leur action comme un instrument de construction de la paix et sont enclines à collaborer avec les agendas politiques des États.
À travers l’analyse d’une série d’entretiens réalisés avec des acteurs humanitaires, des chercheurs et des médiateurs politiques, nous mettrons en évidence les tensions et les synergies existantes entre, d’une part, les acteurs et prérogatives humanitaires et, d’autre part, les acteurs et objectifs des négociations de paix. D’abord, nous examinerons comment les mandats des différentes organisations façonnent un champ humanitaire au sein duquel coexistent des perspectives opposées sur la participation des humanitaires aux processus de paix. Ensuite, nous explorerons comment, et par qui, les questions humanitaires sont amenées à la table des négociations de paix. Enfin, nous nous pencherons sur le « nexus humanitaire-développement-paix[6]Selon l’approche du « triple nexus », les humanitaires ne devraient pas s’empêcher de travailler au développement lorsque cette opportunité existe, notamment en l’absence d’agences de … Continue reading » comme source de tensions au sein du monde humanitaire, mais aussi avec les acteurs de la consolidation de la paix et du développement.
L’action humanitaire dans un espace humanitaire « rétréci[7]Cynthia Brassard-Boudreau and Don Hubert, “Shrinking humanitarian space? Trends and prospects on security and access”, The Journal of Humanitarian Assistance, 24 November 2010, … Continue reading » : une question de mandat
On considère que l’accès doit être accordé aux acteurs humanitaires dans le respect des normes internationales[8]Les Conventions de Genève réglementent l’aide humanitaire dans les conflits armés (articles 59 à 62 et 108 à 111 ; article 3 commun), avec le Protocole additionnel I (article 70).. Cependant, l’accès humanitaire est souvent affaire de négociations[9]Emmanuel Tronc, “The humanitarian imperative: compromises and prospects in protracted conflicts”, Passways to Peace and Security, 2018, no. 1(54), p. 59, … Continue reading. Selon un chercheur travaillant pour le Centre de compétences en négociation humanitaire, chaque organisation a sa propre approche de la négociation de l’accès humanitaire.
Il est vrai que certaines organisations et ONG telles que le CICR, MSF, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) ou le Programme alimentaire mondial partagent un mandat étendu – qui est de « fournir assistance et protection aux victimes de conflits armés de manière très impartiale, neutre et indépendante[10]Entretien (Genève, 21 novembre 2018) avec un analyste du Centre de compétences en négociation humanitaire. ». Pourtant elles travaillent séparément, car elles ne partagent pas souvent la même lecture du contexte.
Les négociations sur l’accès humanitaire peuvent jouer un rôle central dans les négociations politiques. Dans le cadre des pourparlers d’Astana sur la Syrie, les négociations sur le déminage et la « déconfliction humanitaire » ont été menées par OCHA malgré le scepticisme de l’Organisation des Nations unies (ONU) à l’égard d’un processus de paix perçu comme une remise en cause de sa légitimité dans la gestion de la « transition politique » syrienne[11]Mohammed Cherkaoui, “From Geneva to Sotchi: the revolving-door diplomacy of the Syrian crisis”, Al Jazeera Centre for Studies, 25 March 2018, … Continue reading. Dans ce contexte, le bureau de l’envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie a tenté de placer les questions humanitaires au cœur du processus politique. Alors qu’OCHA a pris part aux négociations politiques pour la Syrie[12]Le 22 février 2018, OCHA a plaidé auprès du Conseil de sécurité de l’ONU pour la fin des massacres de civils dans la Ghouta orientale. Cette action a été suivie par l’approbation de la … Continue reading, de nombreuses ONG humanitaires dunantistes, comme MSF, étaient réticentes : « MSF a estimé que cela pouvait nuire à sa neutralité. Ils ont dit que l’accès humanitaire devait être accordé sans négociations. Ils pensaient que le processus ne fonctionnait pas dans l’intérêt des civils[13]Entretien, note 10 supra. ». De son côté, le CICR a participé au processus d’Astana « en dernier recours[14]Entretien avec André Picot (Genève, 27 novembre 2018), directeur pédagogique négociation humanitaire, Centre d’études humanitaires de Genève et ancien chef de délégation du CICR. » : « Lorsque l’espace humanitaire se rétrécit et que l’espace pour le plaidoyer et la promotion des droits des personnes touchées par les conflits armés se rétrécit, alors l’espace politique devient nécessaire, s’il y a un potentiel d’influence[15]Idem. ».
« Les négociations sur l’accès humanitaire peuvent jouer un rôle central dans les négociations politiques. »
Un ancien chef de délégation du CICR[16] Entretien, note 14 supra. rappelle que le travail de l’organisation est fondé sur le principe de neutralité[17]Selon l’article 3 commun aux Conventions de Genève, le CICR, en tant qu’organe indépendant, peut offrir des services aux parties à un conflit, notamment en ce qui concerne la garantie des … Continue reading. Toutefois, le mandat du CICR permet à l’organisation de jouer un rôle de médiation lorsque cela est nécessaire pour des raisons humanitaires. À l’époque où il était chef de délégation, son unité a été appelée par les gouvernements du Rwanda et du Burundi pour résoudre une situation critique : un groupe de citoyens rwandais au Burundi s’était réfugié dans leur ambassade afin d’échapper aux forces armées burundaises. Le CICR a réussi à éviter une escalade des tensions entre les deux pays, et a pu assister au contrôle et à l’interrogatoire des citoyens rwandais par les forces armées burundaises.
Les questions humanitaires portées à la table des négociations de paix
Benjamin Smith, ancien médiateur au sein de l’Unité de soutien à la médiation du département des affaires politiques de l’ONU, affirme que les questions humanitaires peuvent être utilisées par les médiateurs comme des « points d’entrée » dans les négociations pour entamer un dialogue entre les parties : « D’un point de vue politique, c’est un outil séduisant, même si les humanitaires ne l’utiliseraient sans doute pas comme ça. C’est un bon point d’entrée parce que c’est quelque chose qu’à peu près tout le monde peut comprendre, et que cela peut fédérer les positions[18]Entretien avec Benjamin Smith (Genève, 23 novembre 2018), ancien membre de l’Unité de soutien à la médiation du département des affaires politiques de l’ONU.. Par exemple, lors des négociations pour la Syrie, affirme-t-il, les humanitaires et les médiateurs politiques ont partagé un intérêt commun : le cessez-le-feu, qui était à la fois le premier point à négocier entre les parties et l’intérêt premier des acteurs humanitaires opérant sur le terrain. »
Cependant, des dynamiques opposées ont persisté entre les acteurs politiques et humanitaires : alors que l’envoyé spécial des Nations unies a utilisé le cessez-le-feu pour obtenir des gains politiques substantiels, les humanitaires – malgré une certaine tolérance envers cette utilisation stratégique des questions humanitaires – n’ont pas manifesté publiquement leur soutien au processus politique.
Se référant à son expérience des négociations de cessez-le-feu au Soudan du Sud en 2014, Benjamin Smith considère que les préoccupations humanitaires ont été un « outil utile et stratégique pour faire avancer le processus êtes responsable de votre peuple en tant que dirigeant” ».
Certains pensent que « la médiation est plus fructueuse lorsque l’impossibilité de parvenir à un accord précipite une situation d’urgence[19]Marieke Kleiboer, “Understanding success and failure of international mediation”, The Journal of Conflict Resolution, vol. 40, no. 2, 1996, pp. 360–389 (p. 362). » : en ce sens, mettre l’accent sur une crise humanitaire permet de souligner l’urgence d’un accord de paix dans lequel les parties devraient travailler sur les causes profondes du conflit[20]Ibid., p. 382..
En tant qu’outil, l’information humanitaire peut être utilisée pour concrétiser un objectif particulier, tel qu’un cessez-le-feu facilitant le travail des agences d’aide humanitaire : « Vous pouvez dire : “nous avons peut-être une épidémie de polio dans telle ville, donc nous allons ouvrir des couloirs humanitaires pour vacciner la population, donc nous avons besoin de deux ou trois jours.” Il s’agit là d’une information humanitaire technique qui n’est pas tant utilisée à des fins politiques que pour concrétiser un objectif particulier[21]Idem. ».
Au Yémen, les organisations humanitaires ont adopté différentes approches des négociations de paix. Le Fonds des Nations unies pour l’enfance s’est engagé dans des négociations et des médiations localisées avec les chefs communautaires. Considérant que les forces internationales et régionales parties au conflit détiennent un pouvoir important dans l’acheminement de l’aide humanitaire, l’agence de l’ONU a fait pression sur les partis politiques et sur l’envoyé des Nations unies pour les sensibiliser aux besoins des civils. De son côté, le HCR a considéré que les négociateurs politiques devraient utiliser les négociations de paix pour mettre en garde face aux conséquences humanitaires du conflit, alors qu’on ne peut attendre des humanitaires qu’ils rendent ce discours opérationnel. Selon MSF au Yémen, les humanitaires ne devraient pas prendre part aux processus politiques, notamment parce que l’aide humanitaire est presque entièrement financée par les parties en conflit. En cas de participation, la perception de la neutralité et de l’indépendance de MSF serait en jeu.
Le « nexus humanitaire-développement-paix » : une question de perception
L’idée d’un triple lien (nexus) entre l’action humanitaire, le développement et la paix suscite des débats parmi les humanitaires qui ne sont pas tous convaincus par l’idée que les trois domaines devraient coopérer – surtout dans les situations de conflits prolongés – et développer des actions communes telles que des évaluations conjointes des « capacités de consolidation de la paix[22]Masayo Kondo Rossier, “A review of practices and expert opinions: linking humanitarian action and peacebuilding”, The Centre on Conflict, Development and Peacebuilding, no. 7, 2011, pp. 1–87 … Continue reading ».
Le CICR met en garde contre les difficultés découlant de cette approche, liées au maintien d’une position humanitaire claire de neutralité et d’indépendance. Selon André Picot, même si les sociétés locales de la Croix-Rouge sont fréquemment impliquées dans des missions conjointes avec l’ONU, le CICR est sceptique vis-à-vis d’une approche intégrée pilotée par l’ONU, considérée comme affaiblissant le travail des organisations humanitaires dunantistes en « détournant leur attention des normes[23]Entretien, note 10, supra. ».
Dans les situations de conflits prolongés de faible intensité, la présence durable des humanitaires les expose à gérer des questions politiques profondément enracinées, avec des implications importantes en termes de perception des acteurs humanitaires. En effet, puisque l’action humanitaire suppose une négociation constante avec les autorités locales, les humanitaires peuvent être perçus comme accommodant les intérêts des partis politiques[24]Par exemple, en raison du conflit prolongé, le mandat du CICR, en ce qui concerne le contrôle des conditions de détention des Palestiniens dans les centres de détention israéliens, a été … Continue reading. Par conséquent, dans les conflits prolongés, les humanitaires s’engagent fréquemment dans des « programmes de développement[25]Emmanuel Tronc, “The humanitarian imperative…”, art. cit., p. 55. ». En Colombie, par exemple, dans une situation à la fois de conflit prolongé et de transition politique, l’action humanitaire a été fortement liée au développement et à la consolidation de la paix : ici, le gouvernement colombien a considéré l’action humanitaire comme un instrument de « soutien[26]Rob Grace and Julia Brooks, “Humanitarian action and the politics of transition: the context of Colombia”, Harvard Humanitarian Initiative, ATHA White Paper Series, September 2015, p. 2, … Continue reading » à la transition politique. En ce qui concerne les agences humanitaires de l’ONU, Benjamin Smith considère que l’espace humanitaire traditionnellement conçu comme indépendant n’est plus une réalité sur le terrain : « Face à des parties en conflit, peu importe que vous soyez l’ONU humanitaire ou l’ONU travaillant dans le maintien de la paix ou les droits de l’Homme ; ils vous voient comme une seule et même chose. Ainsi, ajoute-t-il, malgré les habituels “affrontements en coulisses” entre humanitaires et acteurs du maintien de la paix, les premiers coopèrent de plus en plus avec les soldats de la paix : « De nos jours, les humanitaires ne sont plus aussi militants. Je veux dire qu’ils comprennent le besoin de coordination et l’impératif politique global d’essayer de mettre fin aux hostilités. Ils parlent donc à des personnalités politiques, mais ils ne veulent pas rendre public le fait qu’ils sont impliqués dans un quelconque aspect politique. »
Au contraire, du côté des ONG dunantistes, Jean-Marc Biquet explique que la perception locale est une question cruciale pour MSF, car elle a un impact sur les conditions de travail des humanitaires et sur celles de la population assistée[27]Entretien avec Jean-Marc Biquet (Genève, 19 novembre 2018), docteur en santé globale, chef de mission MSF, ancien enseignant et chercheur au Centre d’études humanitaires de Genève.. Évoquant l’expérience de MSF en Angola, où l’ONU a demandé à l’ONG de cesser de fournir de l’aide aux familles des rebelles en disant que cela sapait le processus de paix, Jean-Marc Biquet considère que les humanitaires ne peuvent pas accepter la paix à n’importe quel prix, et que MSF doit préserver sa neutralité et son indépendance vis-à-vis de toutes les parties en conflit. En ce sens, l’action humanitaire ne doit pas être traitée comme un moyen de pression pour atteindre un compromis politique. Ainsi, la paix et l’action humanitaire sont deux domaines nécessaires, mais distincts.
La logique du « nexus » promue par l’approche intégrée de l’ONU se heurte donc à la résistance des dunantistes, car, pour eux, les agendas de la paix et de l’humanitaire doivent s’engager dans deux voies différentes. Selon Benjamin Smith, bien qu’il soit compréhensible que MSF ne prenne pas part à un processus de paix (ce n’est pas son « rôle »), les humanitaires « apprécieront toujours les négociations politiques qui mènent à un résultat humanitaire solide[28]Entretien, note 18, supra. ».
Entre éthique de responsabilité et éthique de conviction
Traditionnellement, les acteurs humanitaires considèrent que leur action est indépendante des négociations de paix. Cependant, en fonction de leurs mandats et de leurs contextes d’opération, ils peuvent considérer ces processus comme mutuellement intéressés, notamment lorsqu’ils ont des difficultés à obtenir un accès dans une zone de conflit et qu’ils appellent à un cessez-le-feu.
En médiation politique, l’information humanitaire peut être utilisée de manière stratégique. En même temps, les acteurs humanitaires – en particulier les ONG dunantistes – sont réticents (voire totalement opposés) à afficher publiquement leur soutien aux processus de paix.
Il semble que les humanitaires répondent aux acteurs politiques en disant qu’ils ne partagent pas la même « politique de la vie[29]Didier Fassin utilise cette terminologie à propos des agences humanitaires dont la « politique de la vie » établit des différences – en termes de valeur – entre les vies des victimes … Continue reading ». MSF, par exemple, invoque sa responsabilité de sauver des vies et rejette toute pression politique exigeant que l’aide ne soit fournie qu’aux « bonnes » parties au conflit. Ainsi, l’ONG s’oppose à une « politique de la vie » spécifique aux demandes des acteurs politiques en défendant le cœur de sa pratique : l’objectif de sauver des vies.
Dans une dynamique d’opposition entre des éthiques distinctes, à savoir l’éthique wébérienne de la responsabilité et celle de la conviction, les questions humanitaires peuvent être soit utilisées de manière stratégique – par les médiateurs politiques – dans le but d’atteindre un accord politique sur un sujet politique « plus crucial », soit traitées comme des questions centrales en soi, comme le font les humanitaires.
« Les acteurs humanitaires – en particulier les ONG dunantistes – sont réticents (voire totalement opposés) à afficher publiquement leur soutien aux processus de paix. »
En ce sens, en négociant l’accès humanitaire pour la stabilité politique et en demandant aux ONG humanitaires de cesser leurs activités afin de faciliter un processus de paix, les acteurs engagés dans la médiation semblent agir selon une éthique de responsabilité. Au contraire, en considérant que les questions humanitaires ont droit à une primauté sur les considérations politiques, les humanitaires suivent une éthique de conviction.
S’il est avant tout nécessaire et vital que les acteurs continuent de travailler selon leur propre éthique organisationnelle, il est également possible de façonner les négociations de paix de manière à permettre une priorisation systématique des considérations humanitaires. Parce que cette dernière peut fédérer des acteurs engagés soit dans la résolution des conflits, soit dans la médiation, soit dans l’action humanitaire, elle doit être placée au cœur des négociations à l’instar d’une question à traiter comme urgente et fondamentale en soi.
Traduit de l’anglais par Benjamin Richardier
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-951-6