Un secteur en pleine croissance et soumis à de fortes contraintes. C’est le paradoxe dans lequel se débattent les organisations de la société civile en France et, plus largement, en Europe. Les auteurs nous livrent les clés de compréhension d’un phénomène qui, selon eux, est le signe d’une reconfiguration.
En amont du premier Forum humanitaire européen qui s’est tenu du 21 au 23 mars 2022, une soixantaine de réseaux d’organisations non gouvernementales (ONG) et d’ONG européennes et internationales déclaraient : « Aujourd’hui, les mesures de lutte contre le terrorisme […] et les obligations de conformité constituent l’un des principaux défis pour les organisations humanitaires et les principes de l’action humanitaire[1]International Council of Voluntary Agencies, NGO joint statement on the impact of counterterrorism measures and sanctions on humanitarian action, 17 mars 2022, … Continue reading ». Cette déclaration, inédite par son ampleur et le ton employé, est peut-être illustratrice de cette « contre-révolution anti-associative », au cœur de ce numéro.
En effet, bien que leur rôle soit de plus en plus reconnu par les pouvoirs publics, les organisations de la société civile (OSC) rencontrent paradoxalement davantage de contraintes dans l’utilisation des ressources qu’elles mobilisent. Les règles de conditionnalité dans l’emploi de ces ressources se conjuguent parfois avec des politiques publiques découlant directement des intérêts géopolitiques des États. Cela contribue à faire des OSC, et malgré elles, des actrices des tensions qui traversent le monde.
Cela se traduit notamment par un manque de soutien à ce que Coordination SUD – plateforme des ONG françaises de solidarité internationale – appelle le droit d’initiative. Elle définit celui-ci comme « [toute] action, […] projet, […] programme, […] stratégie émanant de la volonté de la société civile [qui prend] en compte différentes parties prenantes, au premier rang desquelles les personnes bénéficiaires[2]Coordination SUD, Droit d’initiative : pour une liberté effective des OSC, étude à paraître en 2022. ». Or, force est de constater que l’accès aux financements publics demeure fortement conditionné à des normes drastiques en matière d’efficience, de transparence et de mise en concurrence ; cela tend à assimiler les ONG à des opératrices d’État et contribue à affecter leur liberté d’action.
De la normalisation à la reconfiguration des relations État-ONG ?
En France, Coordination SUD constate deux dynamiques a priori contradictoires. Le 4 août 2021 est promulguée la loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, qui entérine un « objectif de doublement de l’aide publique au développement (APD) transitant par les OSC en 2022 par rapport à 2017[3]Voir loi n° 2021-1031 du 4 août 2021 : https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000042676989 ». Mais, en décembre 2021, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères français adopte des « lignes directrices », non publiées, instituant des procédures de conformité à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, particulièrement complexes à mettre en œuvre pour les organisations récipiendaires des subventions et leurs partenaires sur les terrains d’opérations. Ces procédures établissent des obligations de criblage[4]Le « criblage » est entendu comme un processus destiné à vérifier, préalablement à la réalisation de l’opération, qu’une personne physique ou une personne morale, récipiendaire de … Continue reading systématiques pour les personnels, les prestataires et les fournisseurs des ONG et de leurs partenaires, et, sauf exception, pour les bénéficiaires de l’aide. De facto discriminante, la mise en œuvre de ces obligations contrevient aux principes d’action des ONG, notamment de neutralité et d’impartialité. Par le biais d’injonctions administratives inapplicables par des ONG, l’État limite leurs capacités d’action, y compris dans le cadre des partenariats avec des OSC – notamment dans les pays attributaires de l’aide – que ces mêmes ONG peuvent développer. Ce faisant, leur liberté d’agir, et surtout l’inconditionnalité de leur aide, s’en trouvent réduites.
« Par le biais d’injonctions administratives inapplicables par des ONG, l’État limite leurs capacités d’action. »
La « normalisation » des pratiques des ONG n’a, certes, rien de nouveau. Cette dynamique, liée au tournant de la rationalisation gestionnaire pris par les pouvoirs publics dans le courant des années 1990, s’est traduite depuis par « l’adoption [par les ONG] de pratiques homogènes venant du privé et la diffusion d’une culture organisationnelle tournée vers la mesure de résultats, […] d’ailleurs largement alimentées par les bailleurs internationaux[5]Bruno Cazenave, Emmanuelle Garbe et Jérémy Morales, « Organiser et structurer les ONG », in Bruno Cazenave, Emmanuelle Garbe et Jérémy Morales (dir.), Le management des ONG, La Découverte, … Continue reading ».
Mais que penser de ce durcissement de la réglementation du milieu associatif ? Est-il seulement l’expression d’une simple évolution de contexte qui forcerait les ONG à réaffirmer leur légitimité ? Ou se veut-il la traduction de nouvelles formes d’interactions entre les organisations non lucratives de la solidarité internationale, en particulier occidentales, et les États ? En bref, ne doit-on pas y voir ici les marqueurs d’un secteur en pleine reconfiguration ?
Éclairage français et européen
Plusieurs études menées récemment par Coordination SUD permettent d’éclairer cette problématique. La Nouvelle édition de l’Étude Argent & ASI[6]Coordination SUD, Les modèles socio-économiques des associations de solidarité internationale françaises – 2016-2020, Coordination SUD en collaboration avec le ministère de l’Europe et des … Continue reading est assez édifiante. S’appuyant sur l’analyse croisée des données financières de 117 ONG françaises, elle montre que le secteur est en pleine croissance. Ainsi, les ressources des ONG répondantes représentent en 2020 près de 2,3 milliards d’euros, soit une augmentation de 43 % par rapport à 2016. Les ressources publiques sont, par ailleurs, aujourd’hui majoritaires dans les ressources des ONG. En 2020, elles représentaient 58 % de leurs ressources totales, contre 48 % en 2016.
Cette augmentation s’explique par deux dynamiques. D’une part, elle est soutenue par la progression des ressources nationales, qui passent de 148,9 millions d’euros en 2016 à 277,5 millions en 2020. D’autre part, elle trouve sa source dans la forte croissance des ressources publiques internationales, qui passent de 616 millions d’euros à près d’un milliard en 2020. Si ces ressources sont principalement captées par de très grandes ONG[7]Sont considérées comme « très grandes » les ONG dont le budget annuel dépasse cinquante millions d’euros., cette croissance se fonde avant tout sur la capacité du secteur français à capter les financements publics bilatéraux, européens et internationaux, dans un contexte d’accroissement de l’APD. Elle se veut aussi très révélatrice d’une dynamique de bipolarisation du secteur français – d’un côté quelques très grandes ONG, de l’autre une myriade de petites et moyennes structures. Ainsi, force est de constater que le contexte de durcissement de l’accès aux fonds publics n’empêche pas le secteur de croître tout en s’y adaptant, même si toutes les ressources mobilisées ne relèvent pas, pour nombre d’entre elles, du droit d’initiative défini plus haut.
Ce durcissement complexifie cependant la gestion des ONG. L’étude Argent & ASI et la phase exploratoire de la thèse de doctorat actuellement menée au sein de Coordination SUD[8]La phase exploratoire de cette thèse de doctorat menée par Vincent Pradier, en partenariat avec l’IAE de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, s’est déroulée de septembre 2021 à … Continue reading ont mobilisé, lors d’entretiens collectifs et individuels, cinquante-cinq représentantes et représentants d’ONG. Il en ressort l’impression, partagée par le secteur, d’une dégradation importante des contextes d’intervention. D’une part, les ONG constatent des tensions sécuritaires de plus en plus fortes et des restrictions d’accès aux espaces d’intervention sous des formes diverses[9]Cela peut prendre la forme de taxations spécifiques imposées aux acteurs internationaux de l’aide, d’accès à des contextes d’urgence conditionnés à un contrôle militaire, d’exclusion … Continue reading. D’autre part, elles dénoncent une complexification de leurs périmètres d’intervention respectifs. Pour certaines organisations, cela se traduit par un rétrécissement de l’espace dévolu à la société civile, en particulier dans l’impression qu’ont ces mêmes organisations d’une judiciarisation croissante de leurs relations aux pouvoirs publics[10]Comme les procédures dites « bâillons » : il s’agit d’« actions en justice intentées [par des entreprises] dans l’intention de réduire au silence ou d’intimider les actes de … Continue reading.
« Les ONG constatent des tensions sécuritaires de plus en plus fortes et des restrictions d’accès aux espaces d’intervention sous des formes diverses. »
Ces difficultés semblent partagées au-delà du seul contexte français, comme le montre l’étude comparative européenne sur le droit d’initiative actuellement menée par Coordination SUD[11]Coordination SUD, Étude comparative au niveau européen sur le droit d’initiative et l’environnement favorable à l’action des associations de solidarité internationale, à paraître en 2022.. Elle dresse plusieurs constats. L’un d’eux met en lumière que s’il existe une pluralité de dispositifs de financement des ONG à l’échelle européenne, ils présentent plusieurs déterminants communs. Ces dispositifs reposent en premier lieu sur l’existence d’espaces de dialogue, plus ou moins institutionnalisés, entre bailleurs et ONG. Ces espaces sont caractérisés par un nombre important de procédures administrativement contraignantes et ne sont généralement ouverts qu’aux ONG nationales, de taille suffisamment importante pour gérer ces contraintes et mener des activités sur plusieurs années. Par ailleurs, les orientations de tous ces dispositifs s’inscrivent dans les priorités fixées par chaque pays pour son APD. L’étude confirmerait, dès lors, la tendance relativement ancienne que nous évoquions : l’aide se normalise, entraînant un processus de « managérialisation » des ONG, c’est-à-dire les « conduisant à une “rationalisation” croissante (de) [leur] processus organisationnels selon une logique d’efficience[12]Bruno Cazenave, Emmanuelle Garbe et Jérémy Morales (dir.), Le management des ONG…, op. cit., p. 3-8.. »
L’étude met néanmoins au jour quelques différences notables. Les Pays-Bas financent, par exemple, une quarantaine d’ONG via des conventions-cadres, dont les orientations découlent d’une stratégie pluriannuelle globale[13]Ministry of Foreign Affairs of the Netherlands, Policy Framework for Strengthening Civil Society (2021-2025), … Continue reading, négociées avec toutes les parties prenantes (dont les ONG). Si ces conventions sont contraignantes administrativement, elles placent les ONG comme partenaires stratégiques de l’action extérieure des Pays-Bas. Dans la même logique, l’agence suédoise de développement et de coopération internationale (SIDA) propose[14]Ministry for Foreign Affairs, Sweden, Strategy for support via Swedish civil society organisations for the period 2016–2022, 2017, … Continue reading des subventions pluriannuelles de fonctionnement à dix-sept grandes ONG suédoises, considérées comme des Swedish strategic partner organisations (SPO). Cependant, si ces modalités de financement renforcent l’influence des ONG sélectionnées, elles favorisent de facto les grandes organisations – seules à même de gérer les procédures administratives exigeantes – au détriment de la pluralité des autres actrices.
L’étude montre, enfin, que le concept de droit d’initiative demeure délicat à caractériser concrètement à l’échelle européenne, principalement par manque d’une définition communément partagée et de modalités de soutien normalisées et adaptées. On constate certes la centralisation au sein d’agences dédiées des mécanismes visant à renforcer les sociétés civiles dans les pays attributaires de l’aide, considérées, de manières diverses, comme des intermédiaires. Cependant le degré d’autonomie et d’influence donné aux ONG est en réalité très lié aux pratiques démocratiques et politiques de chaque État européen. Le droit d’initiative tel que Coordination SUD le définit s’appréhende ainsi – d’après les conclusions intermédiaires de l’étude – davantage dans les modalités de soutien mises en place par les États aux traditions parlementaires, fédérales ou multipartites fortes, plus enclins à la co-construction et au dialogue avec des acteurs tiers.
Vers un (nouveau) rôle d’intermédiation pour les ONG françaises et européennes ?
Ces études permettent ainsi d’appréhender deux tendances fortes pour les ONG françaises et européennes de solidarité internationale. Celles-ci, en tout cas les plus grandes d’entre elles, sont de plus en plus considérées comme des partenaires stratégiques des États, par leur expertise et leurs capacités d’intervention. Ce faisant, elles voient leurs ressources – et les responsabilités de gestion liées – croître de manière importante. Dans cette logique, on peut alors penser que ces politiques de durcissement réglementaire – bien que mal vécues, à juste titre, par les organisations – seraient peut-être moins le signe d’une dynamique nouvelle de normalisation du secteur (une histoire, in fine, déjà ancienne[15]Bruno Cazenave, Emmanuelle Garbe et Jérémy Morales (dir.), Le management des ONG…, op. cit., p. 29-51. comme nous l’écrivions plus haut), que celui de la matérialisation de rôles nouveaux dévolus aux différents types d’ONG. En fonction d’attributions variées, elles seraient considérées par ces États comme indispensables dans la mise en œuvre des politiques publiques de développement.
Cette hypothèse s’illustre au moins à trois niveaux. D’une part, les études montrent clairement le recours de plus en plus important aux outils de financement – type consortium – par les bailleurs. Répondant à une logique de simplification de gestion, ce genre de dispositif accroît la bipolarisation du secteur, tout en renforçant en partie certaines collaborations entre très grandes ONG multimandats et petites et moyennes ONG disposant d’une expertise spécifique. Si les alliances sont parfois contre-nature[16]Frédéric Apollin et al. et Groupe Initiatives, « Le consortium, outil pertinent ou piège à haut-risque ? », Traverses, n° 49, mai 2021, … Continue reading, elles structurent de plus en plus le secteur autour de métaorganisations, en capacité « d’apporter des réponses à des problèmes complexes[17]Domenico Dentoni, Verena Bitzer and Greetje Schouten, “Harnessing wicked problems in multi-stakeholder partnerships”, Journal of Business Ethics, vol. 150, no. 2, 2018, pp. 333–356, … Continue reading ». D’autre part, cette reconfiguration s’explique aussi par la montée en puissance d’acteurs privés lucratifs de plus en plus investis dans le champ du développement et de l’aide humanitaire[18]En 2021, les trois principaux récipiendaires de l’APD américaine étaient Chemonics International, DAI Global et Deloitte, c’est-à-dire trois entreprises commerciales.. Souvent concurrents des ONG, et arguant être plus rentables et efficaces, ces International Development Contractors (IDC) poussent ainsi indirectement les ONG à plus de transparence et de redevabilité[19]Coordination SUD, Quelle place pour les ONG demain ?, à paraître en 2022., et à réaffirmer leurs spécificités. Enfin la dynamique de la localisation de l’aide, et la place laissée aux OSC des pays attributaires de l’aide, notamment dans l’accès aux financements publics, contribuent également à cette reconfiguration. Ainsi, la Belgique et la France, par exemple, expérimentent depuis 2022 des dispositifs dédiés à ces organisations qui, depuis quelques années, sont éligibles en tant que partenaires ou porteuses directes à la plupart des fonds européens.
Cette dynamique de durcissement réglementaire dans l’accès aux fonds publics est donc certainement révélatrice de la transformation du rôle des ONG dans un secteur qui, lui-même, se reconfigure. Rappelons qu’elle ne concerne pas seulement les organisations non lucratives. Qu’il s’agisse du « devoir de vigilance » des entreprises, du « contrat d’engagement républicain » ou de la loi organique de « moralisation de la vie politique », toutes les organisations sont aujourd’hui appelées à plus de transparence et de responsabilité dans la mise en place de leurs missions. Les ONG n’y font pas exception.
« Cette dynamique de durcissement réglementaire dans l’accès aux fonds publics est donc certainement révélatrice de la transformation du rôle des ONG dans un secteur qui, lui-même, se reconfigure. »
Reste qu’au regard de la spécificité de leur objet (la solidarité internationale et l’inconditionnalité de l’aide), de leur fonctionnement (la non-lucrativité) et de leurs territoires d’intervention (« le dernier kilomètre »), les modalités de cette transparence et cette responsabilité – autrement dit leur redevabilité – sont certainement à repenser. L’enjeu, du fait de leur « biodiversité organisationnelle[20]Alberto Guerreiro Ramos, The New Science of Organizations: A Reconceptualization of the Wealth of Nations, University of Toronto Press, 1981. » à conserver, est de sortir d’une approche trop souvent cantonnée à la dimension instrumentale de la redevabilité. Il s’agirait, dès lors, d’aller vers une compréhension plus large, pour considérer cette même responsabilité de rendre compte comme profondément politique, à la fois externe et interne, ascendante et descendante, soit « une promesse à accomplir et une responsabilité morale et légale d’en fournir un compte rendu[21]Ericka Costa, Tommaso Ramus and Michele Andreaus, “Accountability as a managerial tool in non-profit organizations: evidence from Italian CSVs”, Voluntas, vol. 22, no. 3, 2011, pp. 470–493.. »
Les auteurs s’expriment ici à titre personnel, à partir de travaux de recherche qu’ils mènent en propre. Les analyses et les points de vue émis ne reflètent donc pas nécessairement ceux de Coordination SUD, de sa gouvernance et des ONG et collectifs membres.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-985-1