Les humanitaires sont-ils immunisés contre « le syndrome de l’Inde » ?

Océane Plockyn
Océane PlockynConsultante et formatrice dans le secteur de la solidarité internationale (Océane Plockyn Consulting), Océane a été durant plusieurs années coordinatrice de projets humanitaires sur le terrain, avec France Volontaires, Terre des Hommes, Médecins du Monde, l’Association Sœur Emmanuelle (Asmae), ou encore le Programme des Nations unies pour le développement. Diplômée de l’Institut des Droits de l’Homme de Lyon, elle est formatrice associée à Bioforce depuis 2014, où elle intervient notamment sur les notions de partenariat et de renforcement des capacités, tout en proposant un accompagnement parcours et carrière aux (futurs) humanitaires. Océane enseigne à Sciences Po Lyon et dans plusieurs universités françaises, et dispense des formations sur mesure pour les ONG à l’international. oceane.plockyn.consulting@gmail.com

C’est à une approche en profondeur, au plus près de la réalité quotidienne, que nous convie l’auteure pour mieux comprendre les difficultés que peut rencontrer une ONG pour s’installer en Inde.

Pays aussi fascinant que déroutant, l’Inde est connue pour provoquer chez certains de ceux qui foulent son sol pour la première fois une exaltation telle qu’elle peut engendrer angoisses et délires. C’est le bien-nommé « syndrome de l’Inde[1]Aussi appelé « syndrome indien ». On doit ce qualificatif à Régis Airault, psychiatre au consulat français à Bombay (dont le nom officiel depuis 1996 est Mumbai) durant plusieurs années … Continue reading », un mal désormais bien identifié par les psychiatres et psychologues, fruit du décalage, violent et brutal, entre l’Inde fantasmée et la réalité, pouvant bouleverser le voyageur désenchanté jusqu’à lui faire perdre pied. C’est un choc spécifique à l’Inde[2]Syndrome de l’Inde, https://www.courrierinternational.com/article/psychologie-quest-ce-que-le-mysterieux-syndrome-de-linde, qui illustre la singularité de ce pays et son altérité. D’ailleurs, c’est le seul pays au monde où le consulat de France s’est doté d’un service psychiatrique pour faire face aux troubles manifestés par les ressortissants français, même si les voyageurs de toutes nationalités ne sont pas épargnés. Et si ce syndrome de la désillusion guettait également les acteurs humanitaires désireux de s’implanter dans ce pays ? Le décalage entre les nombreux besoins identifiés sur place, les enjeux partenariaux auprès d’une société civile indienne active et la réalité des conditions de travail peuvent en effet conduire à questionner le bien-fondé comme les modalités d’implication dans ce pays.

Avec quelques années de recul, les projets que j’ai été amenée à mettre en œuvre en Inde me laissent en bouche un goût mitigé – comme un malai kofta, une impression sucrée d’abord, relevée ensuite de quelques pincées d’épices plutôt surprenantes ! Cette dualité provient sans doute du fait qu’il y a tant à apprendre, à co-construire et à partager avec les partenaires indiens. Il existe, aussi, tant de besoins. Sur le papier, l’Inde révèle le potentiel d’un acteur clé dans la région, y compris se projeter hors de ses frontières par des actions de solidarité internationale. Mais le décryptage culturel, parfois déroutant, les lourdeurs administratives, la méfiance déraisonnée des autorités indiennes vis-à-vis des organisations non gouvernementales (ONG) étrangères et les traces diffuses, mais tenaces, de corruption viennent largement compliquer la tâche et assombrir le tableau. Faut-il pour autant renoncer à s’investir dans ce pays aux besoins et aux potentialités indéniables ?

Nourri de mon expérience de coordinatrice des projets de Médecins du Monde (MdM) – France en Inde entre 2012 et 2014, suivie de plusieurs immersions dans ce pays-continent, cet article se propose d’illustrer quelques-uns des défis et des enjeux auxquels pourra être confronté tout acteur humanitaire.

L’incontournable approche partenariale

Pour les prémices de MdM en Inde, peut-être plus que nulle part ailleurs, l’approche partenariale apparut comme une évidence : un laboratoire expérimental autour de la mise en place de partenariats profondément tournés vers le renforcement des capacités. Les acteurs locaux de talent et d’engagement existent, même s’ils ont parfois besoin d’être épaulés pour devenir pleinement opérationnels, y compris pour se déployer par-delà les frontières du pays. C’est donc une collaboration étroite, impliquant dès le départ un désengagement planifié et graduel, qui a été mise en place avec l’ONG indienne Jan Kala Sahitya Manch Sanstha. Il s’agissait en l’occurrence de mettre en œuvre un projet de promotion de la santé materno-infantile dans les bidonvilles non reconnus du Rajasthan, d’abord porté par la délégation Midi-Pyrénées de MdM.

Puis, la volonté de monter en puissance dans ce pays s’est manifestée par un premier projet élaboré cette fois-ci au siège de MdM, en coopération avec la Voluntary Health Association of India[3]Voluntary Health Association of India, https://vhai.org, une ONG indienne sanitaire d’envergure, dans l’État d’Odisha. Ensuite, MdM s’est associée à une autre ONG indienne afin de mettre en place un dispositif de soins de santé primaire via des cliniques mobiles, auprès des personnes internes déplacées du Chhattisgarh dans l’État voisin de l’Andhra Pradesh. Cette ONG indienne investie de longue date auprès des populations tribales nous avait fait forte impression lors de la mission exploratoire. L’investissement de ses bénévoles depuis plusieurs années, leur capacité de dialogue avec ces populations spécifiques – l’Inde compte 234 langues maternelles dont 22 sont reconnues dans la Constitution comme langues régionales ! – et l’acceptation palpable des futurs « bénéficiaires » étaient de bon augure. Cette approche partenariale semblait un gage de qualité et une voie indispensable à plusieurs niveaux : éthique, administratif, et pour une prise en compte appropriée des déterminants sociaux-culturels dans le montage de nos projets, dans un pays avec des codes si spécifiques. Nous avons essayé d’en tenir compte au maximum via, par exemple, le recrutement d’une anthropologue en amont de la rédaction du projet, pour nous éclairer sur les pratiques de santé et les représentations culturelles des populations tribales ciblées par les futures activités. Ainsi, cela nous a conduit à l’intégration d’un médecin ayurvédique en plus de la proposition de médecine allopathique, dans le cadre des cliniques mobiles. Nous avons ainsi pris en considération les dimensions spirituelles très fortes associées aux maladies, comme la nécessité pour la personne souffrante de retourner dans son village d’origine pour y exercer des rites spirituels auprès des siens, dans l’espoir de guérir de certains maux. Cependant, le problème de l’accès aux soins n’est pas toujours le principal obstacle, les croyances jouant parfois un rôle majeur dans l’éloignement de l’utilisation du système de santé.

Les aspects interculturels ne concernent pas seulement les bénéficiaires des projets, mais aussi les relations et modalités de travail en équipe pluriculturelle. Notre administratrice française n’en finissait pas de s’interroger sur les raisons du délai de livraison rallongé des véhicules, indispensables au démarrage des cliniques mobiles : « Mais, je ne comprends pas, s’ils sont prêts, pourquoi on ne les a pas encore reçus ? ». « C’est que, Madame, le jour de livraison prévu n’est pas du tout auspicieux selon l’astrologie hindoue, cela pourrait porter préjudice au projet… Dans trois semaines, ce sera nettement plus favorable, alors… il vaut mieux attendre !» Impossible de lutter contre les astres et les dieux à mille bras, il faudra nous y faire. Et à nous également de gérer les implications de tels retards auprès d’un bailleur occidental assez peu sensible aux aléas culturels ! S’adapter ou renoncer, nous souffle Pierre Micheletti[4]Pierre Micheletti, Humanitaire : s’adapter ou renoncer, Marabout, 2008., qui était d’ailleurs co-responsable de mission à mes côtés…

De même, le démarrage du projet s’avéra inenvisageable sans la présence inaugurale de toutes les personnalités du quartier ni, surtout, la bénédiction du guru influent, qui rassemblera toute l’équipe autour d’offrandes de fleurs, d’encens, et de sacrifices de noix de coco sur un autel. C’est ainsi que l’Inde fonctionne et tient ensemble. Précisons néanmoins qu’à l’époque, Narendra Modi n’avait pas encore été nommé Premier ministre[5]Écouter par exemple le podcast Cultures Mondes, consacré à Narendra Modi, Radio France, 16 octobre 2019, … Continue reading, et que le nationalisme hindou était bien moins exacerbé. Notre équipe était à l’image de ces cérémonies, rassemblant hindous, chrétiens, musulmans, et même des musulmans récemment convertis pour échapper au système de caste hindou, dans une joyeuse et respectueuse cohabitation. Le principal enjeu au sein de cette équipe révélatrice d’une Inde multiséculaire fut de se mettre d’accord sur la sélection des jours fériés convenant à chacun, selon les grandes (et parfois longues) fêtes religieuses du pays, afin que chacun y trouve son compte. L’intelligence culturelle, chère à Michel Sauquet[6]Michel Sauquet, L’intelligence de l’autre. Prendre en compte les différences culturelles dans un monde à gérer en commun, Éditions Charles Léopold Mayer, 2007., nous enseigne que l’interculturalité ne se résume pas au pointage des problèmes, mais représente bien une source de dépassement, de reconnaissance et de réussite collective. L’Inde, de ce point de vue, est riche d’enseignements précieux, ce qui en fait un partenaire de premier choix.

Des obstacles administratifs de taille

Un autre aspect à prendre en compte pour éviter aux humanitaires le syndrome de l’Inde tient à la connaissance de son fonctionnement administratif. En effet, les autorités indiennes se montrent extrêmement méfiantes vis-à-vis des ONG étrangères, suspectées d’ingérence, de financer le terrorisme sous couvert d’humanitaire, ou encore de masquer des velléités écologiques intenables. Cela contribue encore à compliquer l’approche partenariale, d’une part, en contraignant les ONG à jongler entre les autorisations et, d’autre part, en renforçant les déséquilibres entre les partenaires, ouvrant ainsi la porte à tous les débordements.

En effet, la constitution des dossiers de demande d’enregistrement pour une ONG internationale relève du parcours du combattant. En plusieurs années de démarches, déjà initiées par mon prédécesseur et pourtant appuyées par une avocate aguerrie, MdM n’est jamais parvenue au terme du processus. De fait, il est quasiment impossible de bénéficier d’un ancrage formel dans le pays – un bureau officiel – sans passer par la création d’une antenne indienne composée d’un conseil d’administration rassemblant uniquement des membres indiens. Cette orientation ne répondant pas à la politique interne de MdM à l’époque, elle a donc été rapidement écartée.

Elle mérite pourtant d’être débattue. Pourquoi le partenariat ne pourrait-il pas aller jusque-là ? Nous portons en étendard de grands concepts, comme la localisation de l’aide ou le renforcement des capacités, mais nous démontrons en même temps une certaine frilosité à – réellement – partager le pouvoir. Les bonnes raisons à une telle prudence ne manquent pas, à commencer par la corruption que nous avons déjà évoquée. Les pressions familiales et communautaires sont également à considérer. Pourtant, après plusieurs années de présence dans le pays, nous avions identifié des personnalités indiennes érudites, francophones, aguerries dans l’action humanitaire internationale. Elles auraient pu tenir ce rôle sans susciter trop de doutes. Reste que notre ONG – à tort ou à raison – a fait le choix de la prudence.

Mais comment continuer à avancer sans représentant légal, sans visa de travail pour les expatriés, sans bureau à notre nom, sans compte bancaire propre ? Nous nous sommes alors appuyés sur un partenaire, l’essentiel pour nous étant de nous faire le plus discrets possible. Ainsi, du fait de ce contexte administratif bancal, nous avons été contraints de passer de la simple coopération opérationnelle autour d’un projet commun, à un partenariat d’emblée projeté sur une coopération institutionnelle ; soit une approche partenariale qui nécessiterait davantage de temps, de construction dans la relation de confiance, et de vérifications autour du partage de valeurs communes, etc. La relation partenariale de haute intensité ne reposait pas sur des bases suffisamment solides. Ce faisant, le partenaire est devenu de plus en plus conscient de son pouvoir – donc de notre fragilité – et de notre flirt avec la légalité, puisque tout devait transiter par lui : les recrutements, les achats (des voitures au mobilier des expatriés), les baux de location des bureaux et des logements, les signatures sur les supports de communication, les rencontres officielles, etc. En somme, rien ne pouvait se faire sans lui.

Ce transfert de pouvoir et notre manque d’autonomie sur ces questions matérielles et juridiques sont rapidement venus déséquilibrer le partenariat. Ainsi, lorsque nous avons décelé les premiers signes problématiques de manque de transparence et de recrutements intra-familiaux masqués, voire de suspicion de corruption, le partenaire a tout simplement menacé de dénoncer nos activités professionnelles menées avec des visas touristiques.

C’est une réalité du terrain qui, en Inde comme ailleurs, échappe souvent au grand public, comme aux observateurs du secteur. C’est pourtant là, bien souvent, la somme des difficultés auxquelles sont confrontées les ONG qui ne sont venues là que pour mener des actions indispensables pour les populations vulnérables, couvrir des besoins insatisfaits et, tout simplement, honorer leur mandat. Bien sûr, il faut être toujours plus attentif, prendre le temps, et s’avérer plus pointilleux sur le choix de ses partenaires, autant de préalables indispensables qui ne s’accommodent pas toujours de la pression exercée, à l’autre bout du spectre, par les bailleurs qui, pour connaître ces difficultés, n’en attendent pas moins des résultats.

Dans le cadre d’un projet au sens large (opérationnel ou politique), les ONG françaises rassemblées par Coordination Sud[7]Ces critères ont été définis dans le cadre de la Commission financement et renforcement institutionnel et organisationnel de Coordination SUD, en concertation avec une quinzaine d’ONG … Continue reading ont identifié neuf critères de qualité pour le partenariat, qu’il peut être intéressant de garder à l’esprit et de questionner : la convergence de vue sur les finalités du projet ; la co-élaboration d’une stratégie de mise en œuvre ; les degré et mode d’implication de chacun des partenaires dans le projet ; l’entente sur une répartition des rôles, des activités et des moyens ; la complémentarité des compétences et des moyens ; la réciprocité ; l’inscription de la relation dans le temps ; la qualité des relations humaines, et enfin, la transparence. Reste que, lorsque la mise en œuvre d’un projet dépend totalement du bon vouloir de l’un des partenaires – seul point focal administratif et juridique –, la complémentarité du partenariat se trouve fragilisée. De même, le degré et le mode d’implication de chacun dans le projet est ici davantage subi que choisi (pour chacun des partenaires, dans notre exemple), l’un pouvant d’ailleurs avoir le sentiment d’être « utilisé » sans pour autant être suffisamment associé à la prise de décision. Et le fait que les ressources financières proviennent unilatéralement de l’autre partenaire n’y change rien : ce contexte d’accès difficile pour les ONG internationales demeure une zone de complexité.

Dans ce pays-continent, tout semble démesuré, le potentiel comme le gouffre interculturel. Le bien-fondé de s’y impliquer, comme les obstacles administratifs qui freinent les ambitions et entravent, à la longue, la motivation, tout est susceptible d’être réinterrogé. En ce qui concerne mon expérience, elle s’est soldée, un an plus tard, par un retrait complet de la présence de MdM en Inde, en grande partie pour les difficultés évoquées, mais aussi par arbitrage interne entre l’Inde et la Chine, notre ONG ne pouvant alors pas agir partout.

Malgré tout, l’enjeu même d’un investissement des ONG françaises en Inde en vaut-il la chandelle ? Certainement, avec les précautions et limites évoquées ici, d’autant plus lorsque l’on fait le compte des besoins non couverts par l’État indien qui, en revanche, met très largement en avant ses actions humanitaires à l’étranger. Et si l’on peut imaginer qu’un jour des ONG indiennes se projettent elles-mêmes hors de leurs frontières, avec quelle culture organisationnelle le feront-elles ? Et ne seront-elles pas, à leur tour, confrontées aux affres que certaines ONG occidentales ont eu à connaître en Inde ?

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References

References
1 Aussi appelé « syndrome indien ». On doit ce qualificatif à Régis Airault, psychiatre au consulat français à Bombay (dont le nom officiel depuis 1996 est Mumbai) durant plusieurs années à partir de 1985, et qui en a fait un livre référence, Fous de l’Inde. Délires d’Occidentaux et sentiment océanique, Payot & Rivages, 2000 (1re  édition).
2 Syndrome de l’Inde, https://www.courrierinternational.com/article/psychologie-quest-ce-que-le-mysterieux-syndrome-de-linde
3 Voluntary Health Association of India, https://vhai.org
4 Pierre Micheletti, Humanitaire : s’adapter ou renoncer, Marabout, 2008.
5 Écouter par exemple le podcast Cultures Mondes, consacré à Narendra Modi, Radio France, 16 octobre 2019, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/cultures-monde/narendra-modi-le-gourou-du-nationalisme-hindou-5427379
6 Michel Sauquet, L’intelligence de l’autre. Prendre en compte les différences culturelles dans un monde à gérer en commun, Éditions Charles Léopold Mayer, 2007.
7 Ces critères ont été définis dans le cadre de la Commission financement et renforcement institutionnel et organisationnel de Coordination SUD, en concertation avec une quinzaine d’ONG françaises, et se retrouvent dans le Guide partenariat publié par Coordination Sud.

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