Aux côtés du mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et des organisations spécialisées des Nations unies, les organisations non gouvernementales (ONG) internationales issues des sociétés civiles constituent la troisième des grandes familles d’acteurs internationaux. Encore largement issues de pays occidentaux, elles regroupent et organisent des citoyens exprimant l’ambition partagée de faire évoluer les politiques publiques dans leurs pays d’origine. Mais elles entendent aussi agir à distance de ces derniers pour déployer des actions de solidarité. Elles revendiquent ainsi d’intervenir au nom d’une commune humanité auprès de populations frappées par des crises politiques ou environnementales. La violence, les maladies transmissibles, ou encore les défaillances en matière de besoins fondamentaux en constituent souvent le dénominateur commun.
Qu’elles le veuillent ou non, ces associations de solidarité perpétuent et exportent le modèle de sociologie politique dont elles sont le fruit au sein des démocraties européennes et nord-américaines qui les ont vu naître. S’il exprime une prétention à sa généralisation, ce modèle a-t-il pour autant valeur universelle ? Dans le monde multipolaire qui se construit au gré de vastes recombinaisons, d’autres puissances émergentes sont-elles susceptibles, demain, de permettre le déploiement de telles dynamiques pour renforcer le pouvoir d’agir, en somme de devenir les partenaires de ces organisations ? Ou bien sont-elles en train d’inventer des alternatives qui viendraient en quelque sorte compléter l’action de ces dernières ? Ou abritent-elles la naissance de contre-modèles qui viendraient concurrencer le « modèle occidental » au risque d’une « archipélisation » de la solidarité ?
Le présent numéro d’Alternatives Humanitaires examine cette question au travers du cas particulier de la République de l’Inde, fédération parlementaire représentant le deuxième plus grand pays au monde derrière la Chine. Superpuissance en construction, candidate récurrente à un statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), elle ne manque ni d’atouts ni de paradoxes pour, peut-être demain, pouvoir elle aussi projeter hors de ses frontières des acteurs citoyens au service de la solidarité internationale.
Dans le peloton de tête des principaux producteurs de céréales au monde, ce pays est pourtant l’un des épicentres majeurs de la faim comme de la sous-nutrition dont il tire argument pour interdire l’exportation de blé, une question majeure depuis l’invasion russe en Ukraine. Grande puissance économique et intellectuelle, elle est aussi le foyer d’un analphabétisme et d’une pauvreté considérables. Démocratie longtemps citée en exemple, elle est en même temps une société qui institutionalise une logique stratifiée de castes, marginalise les populations tribales, combat les poches d’une rébellion armée naxalite (maoïste) et voit se durcir la violence entre communautés religieuses. Pays ouvert aux innovations scientifiques et industrielles, au multilatéralisme et au non-alignement, il est en même temps un État empreint d’un souverainisme parfois intransigeant, comme il l’a prouvé en interdisant toute intervention des ONG internationales après le tsunami dévastateur qui a touché ses côtes en 2004. Forte de son long passé de non-alignement, l’Inde s’est aussi systématiquement abstenue lors des multiples votes onusiens appelant à condamner la guerre menée par la Russie en Ukraine, même si le pays s’est plus récemment prononcé en faveur d’une solution pacifique.
Eu égard à ses forces et à ses faiblesses, comment le pays conçoit-il l’action humanitaire ? Là où les organisations issues des pays occidentaux déploient une assistance de substitution temporaire, souvent portée par des professionnels étrangers issus des métiers de la santé, les ONG indiennes mettent en priorité l’accent et les moyens sur le soutien et le redémarrage des activités génératrices de revenus : distribution de matériel agricole, restauration des flottilles de pêche, reconstruction des écoles et des postes de santé… En Inde, on enterre ou on incinère les corps des défunts, on confie les rescapés aux soins d’un système de santé souvent précaire dans les campagnes, mais on redonne l’espoir de lendemains meilleurs aux habitants d’une zone sinistrée.
Les ONG internationales projettent leurs compétences techniques dans l’espace, là où les organisations indiennes projettent les populations dans le temps long… Elles sont actives dans la lutte contre la faim et interviennent lorsqu’elles sont confrontées à des déplacements gigantesques de populations, comme lors de la pandémie de Covid-19. Elles s’efforcent également de fournir des biens de première nécessité aux communautés dans le besoin, comme l’eau potable et l’assainissement.
Mais comment et à quelles conditions la société indienne pourrait-elle, à terme, générer des organisations humanitaires capables d’intervenir au-delà des frontières du sous-continent ? Le souhaite-t-elle seulement, ou ambitionne-t-elle de s’enfermer dans une forme de souverainisme humanitaire, décalque de son souverainisme étatique ?
À rebours d’un développement de rupture, peut-on imaginer un scénario où les potentialités identifiées en Inde viendraient nourrir le mouvement humanitaire mondial dans son ensemble ? Pourraient ainsi être mises à disposition de populations confrontées à des urgences majeures les compétences humaines et techniques dont le pays est à la fois un creuset et une pépinière. De même, l’expérience acquise par les ONG indiennes dans la gestion des catastrophes récurrentes liées aux cyclones (dans les Sundarbans et le golfe du Bengale en particulier) permettrait de compléter les réponses de solidarité ancrées dans la culture urgentiste – inspirée par les pratiques du SAMU pour les organisations françaises – et qui dominent aujourd’hui les modes opératoires des ONG internationales. Une telle démarche ne permettrait-elle pas, à terme, de réinventer, en l’internationalisant au sens plein du terme, le mouvement humanitaire international ? Ses pays donateurs comme ses acteurs sont en effet presque exclusivement occidentaux, un biais qui entretient depuis longtemps, dans le « monde majoritaire », le ressenti d’un humanitaire outil de softpower, figure symbolique d’une forme déguisée d’interventionnisme.
Les multiples analyses contenues dans ce nouveau dossier d’Alternatives Humanitaires apportent incontestablement matière à réflexion.