Leninakan, décembre 1989. C’est un an après le tremblement de terre qui dévasta l’Arménie que Médecins Sans Frontières lance sa « première mission psy ». L’autrice revient ici sur les réflexions et les hésitations qui entourèrent ce « temps zéro de la santé mentale » au sein de l’ONG. Elles marqueront sans doute de leur empreinte les projets de soins psychiques que ses différentes sections mettront en place dans les décennies suivantes.
Cet article est issu d’une recherche en cours sur l’histoire, les pratiques et les controverses dans le champ de la santé mentale au sein de la section française de Médecins Sans Frontières (MSF). Les premiers entretiens menés dans ce cadre, ainsi que les articles, chapitres d’ouvrages collectifs et rapports internes consultés désignent unanimement l’Arménie d’après le tremblement de terre de décembre 1988 comme le premier terrain d’intervention où des activités de prise en charge de la santé mentale ont été intégrées dans le champ de l’action humanitaire[1]Il convient de préciser que Médecins du Monde a également mené sa première mission de soins psychologiques en Arménie. Voir Boris Martin, La belle histoire, 1980-2020, Médecins du Monde, … Continue reading. La littérature sur cette première mission est assez conséquente, et les acteurs encore nombreux à se souvenir, même partiellement et avec quelques hésitations, de ce commencement.
Ce temps zéro de la santé mentale chez MSF est incontournable pour qui veut étudier les évolutions et les débats ultérieurs. Pour m’en approcher, j’ai été guidée par deux questions simples : comment la décision inaugurale d’envoyer des « psys » sur le terrain a-t-elle été prise ? Que faisait-on dans le centre de soins « pédo-psychologiques » de MSF à Leninakan (aujourd’hui Gyumri), près de l’épicentre du séisme, pendant les dix-huit mois qu’a duré ce projet, entre décembre 1989 et juillet 1991 ?
Il est notable que les récits et analyses produits possèdent à la fois des points de convergence, des points de divergence et des points « flous ». Le point de vue à partir duquel on regarde l’événement conditionne bien sûr ce qu’on en a vu, retenu, et le discours que l’on produit. Le président de MSF de l’époque, le responsable de programme au siège, la référente technique pédopsychiatre, la coordinatrice de projet (qui est psychologue) et les anthropologues qui étudient ce moment et produisent une théorie sur le traumatisme ne peuvent pas livrer chacun le même récit ni la même analyse.
D’un point de vue méthodologique, j’ai cherché à ne pas unifier ces points de vue quand ils divergent, et à ne pas en corriger non plus les erreurs par une interprétation unique ou une vue d’ensemble quand ils deviennent flous. Ma propre implication, puisque je travaille actuellement pour MSF et que j’ai effectué pour cette association des missions comme psychologue et comme coordinatrice, rendrait suspecte une telle démarche, même si je n’ai pas participé à cette première mission en Arménie.
Plus encore, il me semble qu’une manière de rendre compte de l’histoire et de la façon dont « pensent les institutions[2]Mary Douglas, Comment pensent les institutions, La Découverte, 1999. » nécessite de ne pas « homogénéiser les différents points de vue, mais plutôt apprécier dans quelle mesure on peut, autant que possible, bénéficier de leur diversité[3]Anna Lowenhaupt Tsing, Friction. Délires et faux-semblants de la globalité, Les Empêcheurs de penser en rond, 2020, p. 26. ». Il ne s’agit pas seulement de respecter la parole de chacun·e, mais aussi d’initier une réflexion sur la manière dont les frictions[4]Anna Lowenhaupt Tsing, Friction. Délires et faux-semblants…, op. cit., et voir notamment le chapitre 7 : « La forêt des collaborations », p. 737-809., c’est-à-dire les divergences et les différences, produisent la possibilité d’une collaboration pour une cause commune.
Une attention aux points flous permet, par ailleurs, de s’approcher de ce qui a nécessité d’être rejeté du côté d’une certaine confusion ou de l’indistinction pour que l’action commune puisse advenir. Cependant, on constate que la mise au jour au sein de l’institution de ces points flous et la tentative de clarification ont produit en retour des controverses et débats parfois vifs[5]Voir la retranscription du débat du 7 juillet 2006, Mental health programs, Médecins Sans Frontières internal newsletter, Messages, n° 142, septembre 2006, Freud in the Field, p. 1-12. sur les activités de santé mentale dans l’organisation.
« Psy » : de l’usage utile d’un terme flou
Les récits sur ce temps zéro de la santé mentale à MSF sont par nature inhomogènes du fait de l’éloignement ou, au contraire, de la proximité du terrain et des intérêts différents qu’entretenaient les acteurs, à l’époque comme aujourd’hui. Cependant, ils convergent et sont relativement précis, jusqu’au moment où commence le projet pédo-psychologique en lui-même. Ce point est flou pour la plupart des acteurs, à l’exception des psychologues et psychiatres.
L’activité de soins psychiques sur le terrain est parfois difficile à décrire et à nommer pour les personnes qui ne sont ni psychologues ni psychiatres, ce qu’illustre l’expression « projet psy », largement utilisée par les personnes interviewées qui, justement, ne sont pas « psys ». Parler de « psy » pour raconter l’histoire de ce commencement évite aussi de recourir à la notion de « santé mentale » pour certains interviewés qui la rejettent. Mais utiliser le terme « psy » – ce que je fais moi-même dans les entretiens et dans le présent article – permet aussi, par son indistinction, d’éviter d’invisibiliser l’une ou l’autre des disciplines qui composent le champ actuel de la santé mentale, ou encore de les mettre en concurrence. Marc Gastellu, à l’époque responsable des programmes pour l’Arménie, mais aussi directeur médical de MSF, souligne que l’un des débats au sein de l’organisation a concerné la question « psychiatrie versus psychologie[6]Entretien avec Marc Gastellu, 2 décembre 2022. ». Employer le terme « psy » évite de trancher ce débat ou de mettre au jour une réalité de terrain qui pourrait être non consensuelle – en l’occurrence, un projet de MSF sans médecins ni traitements.
Passer à l’acte : un retournement inaugural
C’est donc après le séisme qui a ravagé une partie du nord de l’Arménie, en décembre 1988, que Médecins Sans Frontières a décidé d’envoyer pour la première fois sur le terrain des psychiatres et des psychologues qui y feront, dans un premier temps, des interventions ponctuelles. Ce n’est qu’un an plus tard, alors que les activités médico-chirurgicales ont pris fin, que l’ONG ouvrira à Leninakan un « centre de consultation pédo-psychologique » pour soigner les souffrances psychiques réactionnelles des enfants et des adolescents victimes de cette catastrophe d’origine naturelle.
Les entretiens menés avec le président de MSF de l’époque, Rony Brauman, la responsable des opérations et le responsable de programme pour l’Arménie donnent à penser que cette décision n’est pas le résultat de débats ou de réflexions internes qui auraient progressivement abouti, dans un contexte favorable, à l’envoi pertinent de professionnels de la santé mentale. Les récits s’accordent sur la soudaine levée d’un blocage institutionnel.
Quand Marc Gastellu revient sur l’avant-Leninakan, il déclare notamment : « À l’époque, pour resituer le contexte, c’était pas un dogme, mais c’était quelque chose qui se disait à MSF : “On ne fait pas de santé mentale.” » De son côté, Marie-Rose Moro, ancienne référente santé mentale, se souvenant de son intégration dans les équipes MSF, affirme : « La principale crainte, c’était : “Est-ce qu’un psychiatre peut devenir MSF ?”[7]Entretien avec Marie-Rose Moro, 21 décembre 2022. »
Cependant, les acteurs de ce commencement s’accordent sur le fait que ces réticences ont été facilement levées dans la phase de post-urgence, quoique pour des raisons divergentes. Pour certains, ce fut en réponse aux problèmes remontés du terrain ; pour d’autres, la nécessité institutionnelle d’agir. Ce renversement de position de l’association correspond pour certains à l’identification par les équipes de troubles psychologiques dans la population survivante, après que les autres problèmes médicaux ont disparu. « L’histoire est très simple, raconte Marc Gastellu, puisqu’elle [la cheffe de mission[8]Il s’agit de Marie-Christine Férir qui travaillait pour MSF – Belgique. Ce premier projet « psy » a eu aussi la particularité d’être un projet de MSF – France coordonné sur place … Continue reading] m’a expliqué qu’il y avait beaucoup d’enfants qui souffraient de troubles psychologiques, comme des cauchemars, de l’énurésie.[9]Entretien avec Marc Gastellu, 2 décembre 2022. »
La responsable des opérations de l’époque, Brigitte Vasset, admet ne pas se souvenir exactement de la manière dont la décision a été prise même si elle a effectué une visite sur le terrain, mais elle en souligne la facilité : « On avait 40 %-60 % de “mal partout”. […] On a envoyé des chirurgiens, mais il y en avait beaucoup trop. En revanche, on faisait de la consultation. […] Ces 40 %-60 % de “mal partout”, quelqu’un a dit que c’est psy, et ç’a été assez facile d’ouvrir un centre psy. À l’époque, il y avait des réunions des opérations, et on décidait comme ça.[10]Entretien avec Brigitte Vasset, 14 novembre 2022. »
Il n’en reste pas moins qu’il faudra présenter ce nouveau projet au président de MSF, Rony Brauman. Selon ce dernier, c’est Dominique Martin (responsable de programme, lui-même psychiatre, mais n’exerçant pas à ce titre chez MSF) qui se chargea de le convaincre de se « lancer dans la psy[11]Entretien avec Rony Brauman, 25 octobre 2022 », en proposant que sa femme, Marie-Rose Moro, parte pour une mission exploratoire en tant que pédopsychiatre. Les opérations en Arménie font alors l’objet d’une attention particulière de la part du président de MSF du fait de l’élan de solidarité, de l’émotion et du montant extraordinaire des dons suscités par le tremblement de terre survenu dans un pays avec lequel la France entretient des liens forts. Il y a donc là une « situation particulièrement attirante du point de vue de l’aide[12]Entretien avec Rony Brauman, 25 octobre 2022 » pour reprendre les mots de l’ancien président, mais MSF peine à transformer cet élan en opération médicale. L’identification d’une demande d’aide de la part de la population arménienne et la possibilité nouvellement ouverte d’y répondre en « envoyant des psys » donnent une solution au problème institutionnel que se pose alors MSF, tout en rendant un service réel à une population dont il est impossible de nier la détresse psychologique[13]Voir notamment le témoignage de Martin Pachayan, dans Arménie décembre 1988, https://www.dailymotion.com/video/xemyum.
Enfin, souligne Rony Brauman, « il était très difficile de partir en laissant derrière nous un champ de ruines à la fois matérielles et psychologiques, compte tenu des relations affectives très fortes qui s’étaient nouées sur place[14]Entretien avec Rony Brauman, 25 octobre 2022. ». La pression sociale, bien réelle, qui s’exerce sur l’organisation pour « faire quelque chose[15]Rony Brauman, « Catastrophes naturelles : “Do something !” », in Claire Magone, Michaël Neuman et Fabrice Weissman (dir.), Agir à tout prix, La Découverte, 2011, chapitre 10. », conjuguée à l’implication émotionnelle de ses membres, mais aussi à leur ingéniosité clinique et opérationnelle permettront de faire oublier que, jusque-là, on ne « faisait pas de psy » à MSF.
Inventer un dispositif : le centre de consultation pédopsychologique de Leninakan
En quoi a consisté concrètement le premier projet psy de MSF ? Le rapport que rédigera Armelle Seiler – psychologue, elle fut la coordinatrice du projet dans les mois qui ont précédé sa fermeture – est riche d’enseignements. Tout d’abord, Armelle Seiler date au mois de septembre 1989 la décision d’ouvrir le centre. Elle note l’insistance des équipes de terrain, particulièrement d’une psychologue expatriée à son retour de mission – cette dernière a travaillé pendant l’été 1989 dans les structures médicales de MSF, parfois sous tente, à Erevan et Leninakan, en binôme avec des psychologues arméniennes[16]Armelle Seiler, Étude de la mission pédopsychologique, Arménie 1989-1991, Médecins Sans Frontières, Épicentre, juin 1992, p. 23.. À rebours de la facilité de la prise de décision avancée par les acteurs et actrices du siège, Armelle Seiler écrit : « Beaucoup de temps s’est écoulé entre les premières alertes du terrain et la création du centre psychologique. Il semble que MSF n’ait pas su comment agir par rapport aux conséquences psychologiques du tremblement de terre.[17]Idem. » Et d’ajouter un peu plus loin, évoquant à demi-mot les réticences de l’organisation face aux actions psys : « Ainsi, il est possible que d’une part le manque de savoir-faire vis-à-vis de ce type de mission et l’intérêt relatif du siège, d’autre part, n’ait pas favorisé la recherche d’une réponse plus adaptée et plus rapide. »
Le rapport décrit la composition de l’équipe : éducatrices, psychologues, hôtesse d’accueil, agent d’entretien, logisticiens, interprètes. Mais il n’est nulle part fait mention de médecins ou d’infirmiers et d’infirmières. Il y est clairement mentionné « que l’objectif général de la mission est de fournir une aide psychologique aux enfants de Leninakan présentant des troubles réactionnels au tremblement de terre (aucun médicament ni aucun traitement psychiatrique ne devait être prescrit)[18]Ibid., p. 5. ».
Le caractère réactionnel des symptômes est très important aux yeux de l’institution MSF. Armelle Seiler souligne que le responsable de programme et la référente technique rappelleront, lors de leurs visites, l’importance de rester focalisé sur les victimes du tremblement de terre et de ne pas prendre en charge les pathologies chroniques. D’autre part, les activités de soins et de soutien sont multiples et diversifiées : on dénombre des groupes « d’activité et d’expression » pour les enfants et les adolescents animés par les éducatrices, des groupes thérapeutiques mère-enfant, des temps de relaxation, des consultations psychothérapeutiques individuelles, des consultations familiales conduites par les psychologues. Faisant de ce projet une mission « d’assistance technique », selon la terminologie en vigueur à l’époque, les temps de formation se multiplient en parallèle des consultations, à la demande des psychologues et éducatrices arméniennes. Le mois de juillet 1991 sera ainsi entièrement consacré à la formation avant que le centre, sous la double tutelle des ministères de la Santé et de l’Éducation, ne soit repris par l’équipe arménienne. D’autres sessions seront organisées et soutenues par MSF en 1992, dont une co-animée par Marie-Rose Moro et Tobie Nathan, à la demande des psychologues et éducatrices qui continuent d’y travailler.
L’approche clinique sur laquelle se fonde l’invention de ce premier centre de soins psychologiques est clairement orientée par la psychanalyse. Marie-Rose Moro est partie en Arménie avec « ces auteurs et ces manières de penser[19]Entretien avec Marie-Rose Moro, 21 décembre 2022. » : La consultation thérapeutique et l’enfant[20]Donald Wood Winnicott, La consultation thérapeutique et l’enfant, Gallimard, 1979., de Donald Woods Winnicott, des textes de Selma Fraiberg, qui a travaillé sur la santé mentale des bébés, et Anna Freud, qui est considérée comme l’une des pionnières de la psychanalyse des enfants. Si cet auteur et ces autrices appartiennent au courant psychanalytique, ils ont, rappelle la pédopsychiatre, « travaillé pendant la Seconde Guerre mondiale » et pensé « les effets d’événements et de conditions adverses sur les enfants[21]Entretien avec Marie-Rose Moro, 21 décembre 2022. ». Après avoir lu en urgence « tout Winnicott », la référente technique raconte avoir pris dans ses valises les traductions en anglais et en russe de certains de ses textes. Et, sur ses conseils, chaque psychologue partant sur le terrain les emportera aussi – à la manière dont on partirait aujourd’hui avec des guidelines (directives).
Sur le plan technique, ce qu’on faisait dans le centre de Leninakan semble donc relever d’une approche psychologique et psychosociale d’orientation psychanalytique adaptée au contexte d’une intervention humanitaire de post-urgence. Ainsi, il préfigure peut-être au moins autant un essor de la psychiatrie humanitaire, comme l’affirment Dominique Martin[22]Dominique Martin, « Psychiatrie et catastrophes : le point de vue d’un humanitaire », in Marie-Rose Moro et Serge Lebovici, Psychiatrie humanitaire en ex-Yougoslavie et en Arménie : face … Continue reading et, plus tard, Didier Fassin et Richard Rechtman[23]Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime, Flammarion, 2007, p. 243-275., que ce que l’on nomme depuis les années 2000 « la santé mentale et le soutien psychosocial » (SMSPS) dans les pratiques humanitaires, c’est-à-dire un champ aux références et disciplines multiples.
Cette première mission est, de l’avis général, une réussite. Elle a offert une réponse à l’épineuse question institutionnelle du « comment rester ? » et a ouvert la voie aux projets de soins psychiques de la décennie suivante, en Roumanie, en Palestine, au Guatemala ou dans les Balkans. « Mission modèle, oui, mais les “missions psys” ne deviendront-elles pas aussi des missions alibis quand on ne sait pas quoi faire ? », se demande néanmoins Marc Gastellu[24]Entretien avec Marc Gastellu, 2 décembre 2022.. Un soupçon restera ainsi attaché aux projets psys, comme si les divergences de motivations et d’intérêts qui avaient présidé à cette innovation constituaient une forme d’impureté ou d’imposture.
La recherche que je mène suivra les pistes ouvertes par le retour sur cette première mission intégrant des activités de SMSPS. Il s’agira de comprendre comment les divergences, les convergences, mais aussi les flous au sein de l’institution ont permis que la « psy » s’inscrive à la fois difficilement et durablement dans les actions de la section française de MSF.