« Les chercheurs doivent être dans un dialogue étroit avec les travailleurs humanitaires »

Maria Gabrielsen Jumbert
Maria Gabrielsen JumbertChercheuse principale à l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo (PRIO) et co-directrice du Centre norvégien pour les études humanitaires (NCHS). Elle est titulaire d’un doctorat en relations internationales et science politique de l’Institut d’études politiques (Sciences Po) de Paris portant sur « L’internationalisation des conflits soudanais, du Soudan du Sud au Darfour : mise à l’agenda, mobilisation et qualifications ». Les recherches de Maria portent sur les interfaces entre action humanitaire et sécurité dans les régions frontalières européennes et sur la manière dont celles-ci s’influencent mutuellement : des politiques migratoires et relatives à la gestion des frontières européennes aux réponses humanitaires et citoyennes aux crises liées à l’accueil de réfugiés dans des pays tels que la Grèce, la France ou la Norvège. Elle a également étudié de manière approfondie le rôle des technologies de surveillance aux frontières et les efforts de recherche et de sauvetage en mer.
Virginie Troit
Virginie TroitDocteur en science politique et relations internationales (Sciences Po Paris). Depuis 2013, Virginie Troit est la directrice générale de la Fondation Croix-Rouge française pour la recherche humanitaire et sociale, après avoir travaillé pendant huit ans au sein d’ONG locales et internationales (Médecins Sans Frontières, Handicap International). Virginie est membre du conseil d’administration de l’Association internationale des études humanitaires (IHSA), membre du conseil d’orientation de la revue Alternatives Humanitaires co-fondée par la Fondation Croix‑Rouge française pour la recherche humanitaire et sociale et membre du comité de pilotage du Red Cross and Red Crescent Research Consortium (RC3). Elle co-dirige la collection « Devenir humanitaire » aux éditions Karthala et contribue à la commission pédagogique du master Migrations (EHESS, Paris 1).

Maria Gabrielsen Jumbert est docteure en science politique et relations internationales. Co-directrice du Norwegian Centre for Humanitarian Studies (NCHS), elle est aussi directrice de recherche au Peace Research Institute Oslo (PRIO) sur les questions de sécurité. Une expertise qui justifiait à coup sûr un entretien mené de main de maître par Virginie Troit, directrice générale de la Fondation Croix-Rouge française pour la recherche humanitaire et sociale.


Virginie TroitEn tant que chercheuse en sciences humaines et sociales, qu’est-ce qui vous a amenée à vous positionner sur les enjeux humanitaires ?

Maria Gabrielsen Jumbert – C’est avant tout la question de la représentation des conflits et des crises humanitaires qui a suscité mon intérêt. J’ai toujours éprouvé un intérêt pour le journalisme et les médias, ce qui m’a amenée à m’interroger sur la manière dont ces derniers mettent, ou non, certaines crises à l’agenda, dont ils nous racontent les crises souvent lointaines et comment, en retour, cela suscite un engagement de citoyens, d’organisations ou d’États. C’est ainsi que j’ai eu l’envie d’étudier de plus près ce qui est devenu mon sujet de thèse, à savoir l’internationalisation des conflits du Soudan du Sud et du Darfour. De conflits oubliés, ils sont devenus des conflits hautement médiatisés, objets de grandes mobilisations internationales menées tant par des réseaux transnationaux d’activistes que par des organisations internationales ou non gouvernementales (ONG), ou encore des représentants diplomatiques d’autres États. Les cours sur la question humanitaire que je suivais à Sciences Po – qu’il s’agisse de ceux de Rony Brauman ou de Marc-Antoine Pérouse de Montclos, par exemple – m’ont aussi ouvert les yeux sur le fait que l’action humanitaire n’est pas seulement ce qui nous est donné à voir à travers les affiches ou les campagnes, notamment à travers l’image du volontaire en quasi-position de bon samaritain venant sauver les victimes d’une crise donnée. Cela va bien au-delà. Il suffit de penser aux dilemmes que pose l’action humanitaire lorsque, contre la volonté même de ceux qui la mènent, elle peut parfois causer davantage de mal que de bien, ne serait-ce que parce qu’en ne prenant pas la mesure du contexte dans lequel on intervient, on finit par prolonger une situation plutôt que d’y mettre fin. Voilà, en résumé, pourquoi la question humanitaire m’a intéressée au point d’en faire mon sujet de thèse et l’objet des projets de recherche que j’ai menés ensuite. Aujourd’hui, mes travaux portent plus particulièrement sur les questions migratoires et les réponses européennes apportées aux réfugiés et autres migrants qui arrivent en Europe. En somme, je suis à l’intersection entre les réponses humanitaires et sécuritaires.

 

V. T. – Ensuite, vous êtes passée de l’étude des conflits comme sujet de recherche à la direction de projets de recherche au Peace Research Institute Oslo (PRIO). Le PRIO n’est peut-être pas très connu de nos lecteurs français (les publications se font en anglais), mais c’est une fondation privée qui a été créée en 1959 par le sociologue norvégien Johan Galtung. Avec un groupe de chercheurs, il a ouvert le champ des études sur la paix et les conflits (Peace and Conflict studies), ce qui représentait un champ nouveau pour les sciences sociales. Quelle était la vision initiale de la façon dont la recherche pouvait contribuer à la consolidation de la paix ? En 2023, cette vision des fondateurs du PRIO est-elle toujours valable, en particulier face à de nouveaux conflits et des crises comme celle de l’Ukraine, et comment cette vision se concétise-t-elle dans les projets menés par le PRIO ?

M. G. J. – Vous avez raison de souligner la mission que s’étaient donnée les pères fondateurs du PRIO, qui doit être replacée dans le contexte de l’après guerre. Johan Galtung et les fondateurs du PRIO avaient grandi pendant la Seconde Guerre mondiale et étudié pendant les années d’après-guerre. Johan Galtung racontait qu’il avait réalisé qu’il n’existait pas d’étude de la paix, mais uniquement des études de la guerre, et il a considéré que sa mission était de créer le champ de l’étude de la paix. La mission que s’étaient donnée les fondateurs était probablement une forme d’activisme, avec la volonté d’utiliser la recherche pour promouvoir la paix, et c’est peut-être quelque chose qui a pu être perçu comme une démarche d’engagement politique dans le contexte de l’après-guerre. Au fil des années, il y a eu une certaine continuité dans la manière dont le PRIO a cherché à remplir cette mission en faisant de la recherche, même s’il a évolué pour devenir davantage un institut de recherche. Aujourd’hui, nous souhaitons cultiver nos excellentes compétences en matière de recherche en sciences sociales dans le domaine de la paix et des conflits, et plus largement sur les questions de sécurité et de l’action humanitaire, et utiliser notre recherche académique pour avoir un impact politique. On peut considérer que nos travaux de recherche sont moins militants aujourd’hui. Notre préoccupation est de nous inscrire dans l’excellence académique pour développer de nouveaux projets de recherche qui pourraient répondre aux grandes questions de notre temps, que ce soit des questions concrètes, de terrain, ou des questions plus larges liées à la guerre en Ukraine, par exemple. Notre objectif est de présenter au grand public, aux décideurs politiques et aux acteurs de terrain les connaissances que nous tirons de notre recherche rigoureuse et scientifique dans le cadre de nos projets respectifs. Nous voulons rendre ce savoir disponible et accessible afin que les décideurs politiques et les autres parties prenantes, mais aussi le grand public, puissent se l’approprier. Réfléchir à la façon dont nous pouvons avoir un impact grâce à nos recherches est au cœur de notre mission et de notre travail quotidien. Je pense que les personnes qui viennent travailler au PRIO sont aussi motivées par ça, par la conviction que notre recherche doit être utile et ne pas se cantonner aux publications académiques et aux revues universitaires. Cependant, nous ne nous considérons pas forcément comme un groupe de réflexion parce que nous sommes vraiment ancrés dans la recherche académique. Certains de nos collègues travaillent un temps au PRIO, puis reprennent des postes universitaires, il y a donc beaucoup d’allers-retours avec le secteur universitaire.

 

V. T. – Le PRIO a-t-il réussi à maintenir un bon niveau de financement et suffisamment de partenariats depuis sa création il y a plus de 60 ans ? On sait qu’il est difficile de faire financer les sciences sociales et qu’elles ne sont pas toujours perçues comme attractives par les partenaires. Le PRIO attire-t-il des financements croissants, ou pensez-vous qu’il est nécessaire de faire plus de plaidoyer en faveur de l’investissement dans les sciences sociales, dans les domaines des études de la paix et de l’action humanitaire ?

M. G. J. – En fait, c’est toujours un problème. En ce moment, les financements de la recherche semblent se tarir un peu, mais nous avons réussi à obtenir de nouveaux projets ces dernières années. Nous avons pas mal grandi au cours des deux ou trois dernières années. Je peux surtout parler de la période qui court depuis mon arrivée au PRIO, mais nous avons reçu des financements de la part de divers bailleurs. Le Research Council of Norway organise des appels à projets en Norvège, auxquels nous pouvons répondre pour obtenir des subventions. Nous avons aussi reçu des subventions de différents ministères ainsi que de la Commission européenne, avec un ensemble de projets européens réalisés dans le cadre des sixième et septième Programmes-cadres, et des programmes Horizon 2000 et Horizon Europe. Nous dirigeons le plus grand projet sur les migrations qui ait jamais été financé par la Commission européenne, laquelle a également financé plusieurs projets portant sur la sécurité. Nous passons beaucoup de temps en interne à penser, concevoir et rechercher des financements pour nos projets suivants. Nous avons réussi à obtenir des financements de quelques autres bailleurs, des fondations privées, des ONG ou d’autres organisations, pour financer des projets plus petits. Au cours des dernières années, nous avons également reçu des financements du Conseil européen de la recherche pour de grands projets, ce qui nous a conduits à recruter de nouveaux employés. Alors oui, c’est un défi permanent pour chaque chercheur de réussir à faire financer son portefeuille de recherche, car chacun d’entre nous doit trouver des financements pour ses propres projets. Nous n’avons pas de projets de recherche internes, ce qui signifie que les projets financés par des bailleurs extérieurs couvrent la totalité du temps que je consacre à la recherche. À l’Institut, nous avons des mécanismes pour motiver et soutenir les chercheurs dans leurs candidatures pour l’obtention de subventions et également pour leur fournir des commentaires sur la description de leurs projets. Concernant les financements, le défi que j’identifie à l’avenir consiste à trouver le bon équilibre entre recevoir des fonds pour produire des recherches qui sont utiles aux décideurs politiques et avoir accès à des financements permettant de financer des programmes de recherche ouverts. En tant que chercheurs, nous souhaitons que nos recherches soient utiles à la société et aux décideurs politiques, mais en même temps, nous souhaitons garder de la liberté dans nos recherches, c’est-à-dire la possibilité pour les chercheurs d’élaborer eux-mêmes leurs recherches, en identifiant les lacunes. Nous devrions pouvoir mener des recherches motivées par la curiosité, guidées par les lacunes qui existent, et ne pas nous retrouver dans des situations où la majorité des financements sont orientés vers des programmes de recherche pour lesquels les priorités politiques préconditionnent les demandes de subventions que nous pouvons faire. Il devrait y avoir un mélange adéquat de programmes ciblant des domaines de recherche spécifiques et de programmes ouverts pour lesquels les chercheurs pourraient demander des financements.

« En tant que chercheurs, nous pouvons identifier les grandes tendances et poser des questions différentes de celles posées par ceux qui sont au plus près des opérations »

V. T.On observe que le rôle des organismes et des instituts privés et de la société civile en matière d’action humanitaire grandit et évolue. L’émergence du Norwegian Centre for Humanitarian Studies (NCHS) vient confirmer cette tendance. Le travail du NCHS porte non seulement sur la production de travaux de recherche, mais aussi sur la discussion et la coopération. Pouvez-vous nous en dire plus sur le rôle spécifique du NCHS et sur la manière dont il vient compléter celui du PRIO ?

M. G. J. – Le PRIO est un important institut de recherche. Jusqu’à récemment, nous avions trois départements de recherche, et aujourd’hui, nous en avons cinq, avec plus d’une centaine d’employés et entre soixante-dix et quatre-vingts chercheurs à temps plein. Nous couvrons un ensemble de courants de recherche qui portent sur les migrations, la sécurité, la paix et les conflits, les guerres civiles, etc. En 2012, certains chercheurs qui travaillaient sur des sujets liés à l’action humanitaire ont identifié un besoin, celui d’unir leurs forces pour consolider le secteur émergent des études humanitaires. À l’international, nous savons que le champ des études sur le développement est plus établi, mais celui des études humanitaires ne s’est mis en place que récemment. En 2012, des collègues du PRIO et des collègues du Chr. Michelsen Institute de Bergen et du Norwegian Institute of International Affairs d’Oslo ont donc décidé d’unir leurs forces et de créer le NCHS. L’idée était de regrouper des chercheurs qui travaillaient de différentes manières sur les questions humanitaires ou des questions pertinentes dans le domaine de l’action humanitaire. Le NCHS n’est pas une nouvelle entité physique, mais un centre à cheval sur trois instituts afin de consolider les études humanitaires en tant que champ de recherche en regroupant des chercheurs qui travaillent sur les questions humanitaires. La Norvège est un bailleur de fonds important en matière humanitaire au niveau international et elle a pour ambition d’imprimer sa marque dans le secteur humanitaire. Ainsi nous pensons qu’il est important de disposer d’un espace pour poser des questions critiques. Le Centre est en outre un pôle de connaissances basé sur la recherche, qui a pour objectif de servir de plateforme pour permettre des échanges et des discussions entre les décideurs politiques et les acteurs humanitaires.

 

V. T.Nous savons que les ONG humanitaires et les travailleurs humanitaires sont confrontés à de nouvelles difficultés et à de nouvelles pratiques sur le terrain. Diriez-vous que les centres de recherche servent aussi d’observatoires de première ligne et assistent à l’émergence de nouvelles tendances et d’innovations en matière d’action humanitaire ? Les chercheurs et les travailleurs humanitaires travaillent-ils main dans la main pour identifier ces nouvelles tendances ?

M. G. J. – Oui, absolument. Notre ambition est de servir d’observatoire à la fois des tendances et des besoins dans le domaine de l’action humanitaire, et d’analyser comment on répond aux différents problèmes. Nos ambitions et nos questions dépendent aussi des recherches qui sont menées dans le cadre de projets pour lesquels nous recevons des financements. Un projet de recherche peut porter sur les négociations humanitaires, un autre sur la protection des réfugiés et les réponses humanitaires, un autre sur la technologie de l’action humanitaire et les innovations, ou encore sur la diplomatie humanitaire, ou sur l’éducation des réfugiés. Les questions peuvent être plus spécifiques au sein de chaque projet de recherche, mais en général nous voulons mettre en avant les questions et les résultats de nos projets et utiliser le Centre à la fois pour diffuser nos résultats et nos publications, et pour créer des lieux de rencontre entre les travailleurs humanitaires et les décideurs politiques.

 

V. T.En tant que co-directrice du NCHS, quel serait votre principal message pour les chercheurs et les travailleurs humanitaires, peut-être en ce qui concerne de futures collaborations ou des orientations ?

M. G. J. – Nous sommes convaincus que nous avons besoin d’échanges entre les chercheurs, les décideurs politiques et les travailleurs humanitaires. Beaucoup de bonnes idées peuvent ressortir de ces échanges, à la fois en matière d’élaboration de politiques et en matière d’actions humanitaires concrètes. Les chercheurs doivent être dans un dialogue étroit avec les travailleurs humanitaires qui sont plus proches du terrain et des opérations, et avec les décideurs politiques qui connaissent les rouages des décisions politiques et les différents éléments à prendre en compte. Nous en sommes donc conscients, mais il n’est pas toujours évident d’utiliser les idées et les connaissances des autres, car nous travaillons tous de manière différente. Le principal défi que j’identifie est la temporalité de notre travail. Par exemple, les diplomates du ministère des Affaires étrangères travaillent dans un cadre temporel totalement différent. Alors qu’ils peuvent avoir besoin d’un avis sur une question donnée pour le lendemain ou la semaine prochaine, nos recherches élaborent des réflexions dans le temps, dans le cadre d’un projet dont les résultats sortiront plus tard dans une publication. Comment pouvons-nous promouvoir les meilleurs échanges possibles pour s’appuyer sur ces publications et s’assurer que ce savoir atterrit là où il faut ? En tant que chercheurs, nous pouvons identifier les grandes tendances et poser des questions différentes de celles posées par ceux qui sont au plus près des opérations. Mais nous devons être pertinents. Nous devons poser des questions critiques qui ne sont pas forcément agréables à entendre sur le moment, dans l’urgence, mais qui sont des questions qu’il est important de se poser sur le long terme. Poser des questions critiques ne signifie pas discréditer l’importance de la réponse immédiate. Mais les questions critiques sur la façon dont les choses sont faites, sur le fait que certaines actions peuvent avoir des effets délétères à long terme, sur la façon dont sont prises les décisions concernant les étapes suivantes à la suite d’une crise sont des questions importantes à poser pour penser ensemble de façon constructive une meilleure réponse à long terme.

Le NCHS et le PRIO fournissent de nombreuses ressources pour promouvoir la pensée critique au sein du secteur humanitaire, par le biais d’événements, de publications ou de briefings politiques qui peuvent être diffusés aux travailleurs humanitaires et aux décideurs politiques.
Pour en savoir plus : https://www.prio.org https://www.humanitarianstudies.no

Propos recueillis par Virginie Troit
Traduit de l’anglais par Lucile Guieu

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