Dans un mouvement croisé de professionnalisation du secteur humanitaire et de reconnaissance de l’importance du bien-être psychologique par la société, les responsables de Médecins Sans Frontières ont, au fil des trente dernières années, intégré le fait que l’employeur était responsable de la santé mentale de ses employés. Prolongeant notre dernier numéro consacré à la santé mentale des populations, les auteurs retracent l’évolution de la prise en charge du stress des travailleurs humanitaires par l’employeur.
Ces dernières années, au sein de nombreuses organisations du secteur humanitaire, les cellules de prise en charge psychologique des salariés, aussi bien expatriés que nationaux, se sont multipliées et développées. Dans cette contribution, nous cherchons à remonter le fil de cette préoccupation, à travers le cas de l’organisation humanitaire médicale Médecins Sans Frontières (MSF). En nous appuyant sur les témoignages de plusieurs psychologues de l’organisation, nous suivons un déroulé chronologique en trois phases : une première sur la prise en charge du stress traumatique au mitan des années 1990, une deuxième sur celle du stress au travail dans les années 2010, et une troisième sur la réflexion actuelle autour des enjeux soulevés par le fonctionnement des cellules psychologiques, appelées en interne PSU (Psycho-Social Unit, Unité de support psycho-social).
Première phase : la prise en charge du stress traumatique
En 1992, le Comité international de la Croix-Rouge, à travers l’équipe de Barthold Bierens de Haan, met en place un groupe de travail pour soutenir psychologiquement son personnel éprouvé par ses expériences sur le « terrain », notamment en Afrique de l’Ouest, en Somalie et en ex-Yougoslavie, puis, en 1994, le « programme stress » pour apporter une aide effective entre pairs[1]B. Bierens de Haan, H. Van Beerendonk, N. Michel et al., « Le programme de soutien psychologique des intervenants humanitaires du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) », Revue … Continue reading. Sensiblement à la même époque, MSF commence à prendre en considération la santé mentale de ses expatriés. Bien que le mythe du héros, le goût du risque et la culture de l’épuisement soient prégnants chez MSF[2]Nicolas Veilleux, « La mission Humanitaire. Impacts pour les équipes et dispositifs de support psychologique dans les ONGs », in Mayssa’ El Husseini (dir.), Soins psychologiques en … Continue reading, la professionnalisation progressive du milieu impose un changement d’attitude de la part de l’organisation. Ses responsables font peu à peu l’hypothèse que les traumatismes de ses volontaires ne constituent plus des « dommages collatéraux » à accepter sans coup férir, mais des maux que MSF doit contribuer à réduire. Comme cela s’est fait chez les militaires[3]Carle Doutheau, François Lebigot, Christian Moraud et al., « Facteurs de stress et réactions psychopathologiques dans l’armée française au cours des missions de l’ONU », Revue … Continue reading – notamment depuis la reconnaissance dans les années 1980 du « syndrome post- Vietnam[4]Matthew J. Friedman, “Post-Vietnam syndrome: recognition and management”, Psychosomatics, vol. 22, no. 11, November 1981, pp. 931–934, 941–942. » – ou les pompiers[5]Alain Flaujat et Marianne Soldin, « Soutien psychologique chez les sapeurs-pompiers français », Annals of Burns and Fire Disasters, vol. 16, n° 1, 2003, p. 24-27., la confrontation régulière aux catastrophes, aux dangers et à la mort nécessiterait un suivi psychologique que l’employeur doit prendre en charge.
Ainsi, à partir du milieu des années 1990, et à des rythmes différents selon ses sections[6]MSF compte aujourd’hui cinq sections opérationnelles : MSF – France, Belgique, Suisse, Hollande, Espagne., l’organisation réagit lorsque ses équipes sont confrontées à des événements qu’elles jugent traumatiques. Bien que la plupart des expatriés aient continué à effectuer des missions sans support psychologique, MSF – Belgique met en place dès 1996 un appui d’expatrié à expatrié, de pair à pair, sur la base du volontariat pour ceux qui considèrent avoir subi des chocs. Chez MSF – France, à la suite de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) et du génocide au Rwanda (1994) – où plusieurs travailleurs internationaux de MSF ont vu mourir leurs collègues nationaux –, le dispositif dit « Le lieu de parole » est déployé. Dès la fin des années 1990, un hangar logistique de Seine-Saint-Denis permet d’abord aux personnels les plus anciens de MSF d’accéder librement à une consultation avec un psychologue. Déplacé ensuite au siège de MSF – France d’alors, rue Saint-Sabin à Paris, ce dispositif s’est ouvert à l’ensemble du personnel qui le souhaitait, en offrant une demi-journée hebdomadaire de créneaux de consultation.
« Jusque dans les années 2010, le support psychologique – quelle que soit la forme qu’il ait pris selon les sections de l’organisation – ne concerne que les traumatismes les plus sévères. »
Cependant, jusque dans les années 2010, le support psychologique – quelle que soit la forme qu’il ait pris selon les sections de l’organisation – ne concerne que les traumatismes les plus sévères. Comme le dit l’un des psychologues, aujourd’hui en charge d’une PSU chez MSF : « Auparavant, on disait que tu avais mérité ton débriefing psychologique si tu avais eu ton kidnapping. Il fallait que ce soit hardcore. Même, limite, tu te faisais braquer sur la route, cela ne suffisait pas. »
Deuxième phase : l’intégration du stress au travail
Bien que la responsabilité de MSF sur la souffrance traumatique soit progressivement acquise, les états émotionnels comme la frustration, l’anxiété, la tristesse, le burn-out et la fatigue compassionnelle continuaient de relever, toujours à l’époque, du ressort de l’individu, et échappaient ainsi aux dispositifs organisationnels mis en place. Et cela n’est pas propre au secteur humanitaire. En 2006, deux psychopathologues affirment que, dans le milieu professionnel, en particulier français, « peu d’entreprises sont enclines à mettre en place des politiques de prévention globale[7]Nicolas Combalbert et Jean-Marie Lançon, « Les spécificités du débriefing psychologique en milieu professionnel », Pratiques Psychologiques, vol. 12, n° 3, septembre 2006, … Continue reading ». Une cellule psychologique dédiée à la prise en charge du bien-être mental des salariés dans son ensemble a longtemps été considérée comme un poste de coût inutile par les employeurs ou comme un signe « négatif », symbolique d’un stress ou d’une détresse anormale des équipes[8]Marc Loriol, « Agir contre le stress et les risques psychosociaux au travail », Regards sur l’actualité : mensuel de la vie publique en France, n° 363, 2010, p. 52-63., voire comme une « boîte de Pandore[9]Patrick Légeron, Le Stress au travail, Éditions Odile Jacob, 2001. » de laquelle émergerait un trop-plein de responsabilités pour l’entreprise.
La transformation de la société incite cependant les organisations à évoluer. Depuis 2008, les articles L.4121- 1 du code du travail français imposent à « l’employeur [de prendre] les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé […] mentale des travailleurs ». En d’autres termes, il a l’obligation de prendre en considération non seulement les aspects traumatiques, mais aussi les risques psychosociaux liés à l’environnement de travail. Par ailleurs, dans le secteur humanitaire, la diversification depuis les années 2010 du profil des expatriés, davantage issus d’études spécialisées et inscrits dans une perspective de carrière[10]Ludovic Joxe, « Les ressorts de l’(in)satisfaction : le cas du personnel international humanitaire », thèse de doctorat en sociologie, université Paris-Descartes, 2019, … Continue reading, a contribué à augmenter l’exigence d’attention portée aux salariés. Enfin, l’acceptation et la reconnaissance des psychologues a évolué. Comme le dit l’une d’entre elles chez MSF – Belgique : « [En 2009], quand [elle arrivait] à la cantine, les gens disaient : “Chhhhuuut ! La psy est là, il ne faut pas parler. Elle va nous analyser !” […] Aujourd’hui, ce n’est plus du tout la même considération, c’est devenu normal. On déstigmatise. »
Alors que Barthold Bierens de Haan suggérait, depuis les années 1990, d’intégrer le stress au travail (qu’il nommait alors « stress de base[11]B. Bierens de Haan, H. Van Beerendonk, N. Michel et al., « Le programme de soutien psychologique des intervenants humanitaires… », art. cit. ») dans la prise en charge de la santé mentale des travailleurs humanitaires, deux grandes catastrophes ont finalement servi de catalyseur à la modification du point de vue des responsables de MSF sur le sens et les prérogatives du soutien psychologique, jusque-là dédié aux seuls traumatismes. À la suite du tremblement de terre en Haïti en 2010 qui a fait plus de 280 000 morts, un sas de décompression à Saint-Domingue – incluant un rendez-vous avec un psychologue – a été systématisé pour tous les expatriés de MSF – France. De même, lors de l’épidémie d’Ebola de 2014-2015 en Afrique de l’Ouest, au cours de laquelle environ la moitié des patients qui entraient dans les centres de traitement décédaient, l’ensemble des équipes internationales ont été débriefées psychologiquement. Selon une membre de la PSU de MSF – Belgique : « Les gens ont trouvé qu’il y avait une plus-value de malade. C’est là où tout s’est débloqué, les moyens, etc. C’était une urgence très longue […]. Et ça a créé un vrai changement au siège. »
Cette systématisation a en effet permis de faire émerger d’autres thématiques psychologiques, davantage liées au rapport de l’individu à son engagement, au décalage culturel, à la vie d’équipe, aux conditions de vie en mission, etc. L’un des psychologues de ces PSU raconte comment plusieurs expatriés, au retour de leur mission récente en Ukraine, ont rapporté leur désarroi face à l’observation d’une concurrence humanitaire entre organisations, et comment un autre expatrié avait démissionné trois semaines après son arrivée en Éthiopie, car l’ambiance lui semblait trop tendue entre les membres de l’équipe.
« Le soutien psychologique ne s’est plus seulement intéressé aux chocs émotionnels violents, mais plus généralement aux modes de gestion, aux relations avec les collègues ou au sens donné à son travail. »
Ainsi, le soutien psychologique ne s’est plus seulement intéressé aux chocs émotionnels violents, mais plus généralement aux modes de gestion, aux relations avec les collègues ou au sens donné à son travail. Les deux perspectives de prise en charge psychologique – la perspective ponctuelle des catastrophes, du type « militaire » ou « pompier », et la perspective continue du stress au travail lié aux relations avec ses collègues, au management ou aux risques psychosociaux, du type « France Telecom[12]Voir par exemple, l’article d’Europe 1, du 7 juillet 2016, intitulé « “L’affaire” France Télécom, symbole de la souffrance au travail » qui retrace l’histoire de … Continue reading » – se rejoignent alors progressivement. Les cellules psychologiques de MSF – Belgique et MSF – Hollande ont été les premières à ne plus seulement apporter un soutien aux expatriés revenant de mission dans des contextes de guerre où ils étaient exposés à la mort, mais également un soutien aux expatriés pris dans des contextes de travail simplement tendus, des ambiances pesantes, et des projets jugés frustrants. Bien que MSF – France et MSF – Suisse disposaient de moyens humains inférieurs (MSF – Suisse externalisait cette activité avec un psychologue indépendant quand MSF – France n’avait qu’un seul psychologue), ces deux sections ont épousé peu après la même vision que leurs deux consœurs du nord de l’Europe. En effet, selon une psychologue de MSF – Belgique rejoignant les remarques de l’anthropologue de l’humanitaire Anne-Meike Fechter : « Le stress serait aussi prévalent chez les travailleurs ne devant pas affronter de situations traumatiques[13]Anne-Meike Fechter, “The Personal and the Professional: aid workers’ relationships and values in the development process”, Third World Quarterly, vol. 33, no. 8, September 2012, … Continue reading », et les souffrances psychologiques peuvent exister quel que soit le contexte. Elle ajoute : « Il faut voir les gens quand ils reviennent, quelle que soit leur mission. Ce n’est pas parce que tu es parti en Afghanistan ou au Zimbabwe. Ça n’a rien à voir. Tu as des souffrances différentes. Et tu en as même souvent plus en revenant du Zimbabwe.[14]Ce témoignage sous-entend que l’Afghanistan serait un pays source de chocs traumatiques alors que le Zimbabwe serait un pays calme. » Ainsi, selon la PSU de MSF – France, l’un des projets ayant récemment entraîné le plus grand nombre de fins de mission anticipées et atteint les indicateurs les plus élevés s’agissant de fatigue mentale est celui établi en région parisienne auprès de la population migrante.
Symbole de cette transformation des activités de la cellule psychologique, MSF – Belgique a édité un guide pour les coordinateurs de projet intitulé Gestion et prévention du stress : le rôle du coordinateur de projet[15]MSF Operational Centre Brussels, “Stress prevention and management: the role of the Project Coordinator”, November 2016 – 1st edition.. Seule une des onze parties du guide porte sur les « incidents critiques » et/ou traumatiques du type accident de la route, braquage ou enlèvement. Les dix autres parties portent sur la satisfaction des « besoins physiologiques », des « besoins de contrôle » ou des « besoins d’appartenance » des expatriés, sur des thématiques plus générales liées au travail en groupe, ou sur le soutien à apporter à ses employés. Ce guide est donc largement plus orienté sur la gestion des tensions potentielles au sein d’équipes fatiguées physiquement et moralement que sur une gestion propre du stress traumatique ou post-traumatique lié à des contextes de guerre ou de catastrophes. Le soutien n’est pas proposé seulement au retour, mais aussi tout au long de la mission. Le service psychosocial peut être joint « 24h/24 » par n’importe quel membre de l’organisation sur le terrain. MSF – France a aussi développé depuis 2020 des mécanismes spécifiques d’accompagnement, des groupes de paroles et une adresse email générique à laquelle tous les salariés peuvent écrire, directement et de façon confidentielle. Sans attendre l’expression de souffrances par son personnel, MSF – France, via sa PSU, a également systématisé la prise de contact proactive vers les membres des projets considérés comme les plus psychologiquement impactants (ceux portant sur les migrants, les victimes de violences sexuelles, ou les grands brûlés) et vers le personnel du « pool d’urgence » (qui enchaîne sur un temps court, en général un an, plusieurs expériences avec des charges de travail importantes dans des contextes de catastrophes émotionnellement éprouvants). Dans la mesure du possible, les échanges sont proposés dans la langue maternelle des expatriés pour « faciliter le travail d’introspection ».
Troisième phase : le positionnement actuel de la cellule psychologique
Désormais organisée selon une prise en charge psychologique globale, MSF voit néanmoins apparaître de nouveaux sujets de dissensions et de débats. Le support psychologique répondrait d’abord, pour certains, à un besoin utilitariste de fidélisation de ses salariés et, d’une certaine manière, à une recherche de productivité. À l’instar des entreprises du secteur privé, MSF devrait disposer de personnels en bonne santé pour atteindre ses objectifs. De nombreuses études montrent en effet que le stress et la violence psychologique impactent le fonctionnement, l’efficacité et la productivité de l’organisation[16]Jeffrey P. Kahn and Alan M. Langlieb, Mental Health and Productivity in the Workplace: A Handbook for Organizations and Clinicians, Jossey-Bass, 2003 ; Ron Z. Goetzel, Kevin Hawkins, Ronald … Continue reading.
Selon l’une des membres d’une PSU de MSF : « Être en bonne santé mentale n’est pas une fin en soi. On cherche à ce que les équipes soient saines pour atteindre les objectifs du projet. La santé des équipes est un moyen. » D’après cette vision, la cellule psychologique se met au service des opérations. Pour d’autres, être en bonne santé constitue une fin en soi, et la cellule psychologique doit participer à la vocation de l’organisation d’alléger la souffrance d’autrui, y compris celle de ses membres. Si une telle cellule existe, c’est pour éviter d’ajouter du malheur au malheur, répondre au précepte humanitaire de « ne pas nuire » et participer en pratique à la réflexion sur le « risque acceptable ». De cette seconde vision découle un autre positionnement de la cellule, davantage actrice des opérations et plus rapprochée des projets de santé mentale des bénéficiaires. D’une certaine façon, une telle compréhension permet à l’organisation de se protéger des critiques, de maintenir le sens de son action et, finalement, de participer à son autopoïèse (c’est-à-dire son autoconservation)[17]Niklas Luhmann, Systèmes sociaux : esquisse d’une théorie générale, Presses de l’Université Laval, 2011..
L’un des sujets qui a également longtemps alimenté les discussions des membres de l’organisation était celui de l’externalisation, ou de la gestion en interne de la prise en charge psychologique. En effet, outre la crainte inspirée par le soin psychologique associé à la folie et le mythe du héros humanitaire qui n’aurait pas besoin d’aide, existait l’idée selon laquelle on ne peut pas être à la fois collègue et thérapeute. Dès lors, le soutien psychologique devait être assuré par quelqu’un d’extérieur. Pourtant, était aussi prégnante l’idée selon laquelle, du fait d’un certain esprit de corps, seule une personne du sérail humanitaire pourrait vraiment comprendre un travailleur du même secteur. D’où, au départ, le principe d’un soutien de pair à pair, ou apporté par des psychologues qui auraient préalablement expérimenté les réalités du terrain. Cette deuxième option, que certaines sections ont suivi, a alors permis aux PSU de jouer un rôle d’alarme interne. Quand plusieurs individus se plaignaient pendant leurs débriefings psychologiques de faire face au même type de difficultés, les PSU faisaient remonter, auprès du département des opérations ou de la direction, l’information selon laquelle de potentiels problèmes systémiques étaient latents dans certains projets, voire au niveau de l’organisation. Le débat entre externalisation et gestion en interne aurait été définitivement tranché récemment puisque MSF – Suisse, la dernière section dans cette situation, a cessé en 2020 de déléguer sa prise en charge psychologique à des praticiens « en ville ».
« MSF voit ses cellules psychologiques traiter un nombre toujours plus important de cas. »
Par ailleurs, après avoir organisé la systématisation de la prise en charge traumatique, puis reconnu que le stress au travail relevait également de la responsabilité de l’employeur, MSF voit ses cellules psychologiques traiter un nombre toujours plus important de cas. Certes, l’organisation dans son ensemble s’est approprié ces thématiques, mais selon l’ensemble des PSU, le département des opérations pourrait avoir tendance à se défausser sur les cellules psychologiques concernant des problématiques qui ne seraient pas du ressort de ces dernières. Par exemple, la PSU de MSF – France cherche à se recentrer autour de ce qu’elle considère être son cœur de métier, à savoir la prévention du stress vicariant (fatigue compassionnelle) et les aspects curatifs. En conséquence, le département des opérations pourrait reprendre à sa charge la part préventive liée aux modes de gestion de l’organisation, à la charge de travail, à l’interculturalité ou à la compréhension anticipée des enjeux et dilemmes du secteur. Selon cette perspective, autant il serait de la responsabilité des PSU de prendre en charge les victimes et former les managers aux premiers secours psychologiques (PSP), autant il serait de la responsabilité des directions d’adapter les manières de travailler pour réduire les risques psycho-sociaux en amont.
Enfin, l’un des principaux enjeux actuels du soutien psychologique est celui de la prise en charge du personnel national. Comme le confie l’un des psychologues de MSF : « Je te le dis cash : 95 % du travail des cellules psychologiques étaient sur les “expats” qui ne représentaient que 10 % des gens sur le terrain. Donc l’idée, c’est de rééquilibrer ces choses-là. » Pendant longtemps, dans une organisation marquée par l’idée selon laquelle les expatriés étaient issus du Nord et le personnel national originaire du Sud, circulait le stéréotype selon lequel les employés locaux étaient habitués à la souffrance physique et mentale. En considérant que « les “staffs nats”[18]Synonyme de « personnel national ». étaient résilients, et qu’ils savaient gérer », leur apporter un soutien semblait inutile. Mais avec la « sudisation » de l’organisation[19]Ludovic Joxe, « La “sudisation” du secteur de l’aide internationale. Entre opportunité d’émancipation et déplacement des rapports de domination », Revue internationale des études du … Continue reading et les discussions en interne autour d’un potentiel racisme systémique[20]France Info, Un millier d’actuels et anciens salariés de Médecins Sans Frontières accusent l’ONG de « racisme institutionnel », 11 juillet 2020, … Continue reading, ce stéréotype s’est estompé et le support psychologique s’est ouvert à l’ensemble du personnel.
Le service psychosocial de MSF – Belgique joignable 24h/24 l’est aussi pour le personnel national ; en outre, l’organisation a ouvert, depuis 2019, trois unités psychologiques décentralisées et intersectionnelles à Amman en Jordanie, à Dakar au Sénégal et à Nairobi au Kenya. Celles-ci emploient des psychologues parlant les langues régionales et aptes à intégrer les aspects culturels dans leur pratique. L’existence de ces cellules permet aussi de pallier le manque de ressources compétentes dans certains pays limitrophes où le plateau technique est moins développé.
Pour autant, bien que les employés locaux puissent théoriquement joindre ces supports psychologiques, rares sont ceux qui le font. Non seulement, en cas de difficulté, ils s’appuient généralement sur les ressources locales, leurs amis, leur famille ou leurs collègues, mais ils se trouvent souvent dans une situation d’ignorance de l’intérêt et de l’existence de ce soutien. Malgré les efforts de communication déployés par les cellules psychologiques pour se faire connaître des équipes sur le terrain, le positionnement intrinsèque de MSF sur l’urgence limite cette possibilité. En effet, « si, à un instant T, les projets de long terme sont effectivement majoritaires, ceux-là ne représentent qu’une petite partie de la masse totale des interventions menées par MSF, et nombreuses sont les activités ne durant que quelques mois[21]Ludovic Joxe, « La pyramide de politisation – De l’impolitisation à la politisation critique chez Médecins Sans Frontières », Les Cahiers d’Outre-Mer, n° 286, 2022, p. 401-428. ». Le personnel recruté sur ces projets – majoritaire à l’échelle de l’organisation mais temporaire – a alors à peine le temps de s’approprier les recours auxquels il a accès que déjà son contrat arrive à échéance.
Finalement, la répartition des tâches entre cellules psychologiques et département des opérations semble continuer, dans un processus dynamique au fil des ans, d’effectuer un mouvement de balancier. Après avoir été récusé, dissimulé, voire considéré comme un poste de coût inutile, le soutien psychologique du personnel de MSF est en tout cas devenu une activité incontournable dont de plus en plus de personnel bénéficie, aussi bien au siège que sur les terrains d’intervention de l’organisation.