Cet article examine la dilution du cadre juridique sur lequel repose historiquement l’action humanitaire, principalement à travers le prisme du droit international humanitaire et des défis connexes posés à la souveraineté des états. Les auteurs retracent les principaux changements intervenus au cours des dernières décennies, notamment en ce qui concerne les besoins, l’impact correspondant sur les politiques adoptées par les organisations d’aide, les effets sur les principes classiques de neutralité, d’impartialité et d’indépendance, ainsi que la remise en cause de droits acquis de longue date. Ce faisant, ils mettent en évidence les risques qui pèsent sur un « humanitarisme[1]Les auteurs ont conscience que ce terme peut avoir une connotation péjorative en français, et ne l’utilisent ici que comme équivalent de humanitarianism, notion courante dans le monde anglophone … Continue reading » fondé sur les besoins, manifestement en recul.
Il n’est pas rare que l’on tire des conclusions désastreuses sur l’état actuel du droit international humanitaire (DIH), au point qu’un ancien président du Comité international de la Croix-Rouge demandait, un brin provocateur : « Les règles de la guerre appartiennent-elles au passé ?[2]Peter Maurer, ancien président du Comité international de la Croix-Rouge, Les règles de la guerre appartiennent-elles au passé ?, allocution au Centre d’études stratégiques et … Continue reading » Un ancien président de Médecins Sans Frontières (MSF) a quant à lui affirmé que « ses fondements sont totalement biaisés, puisqu’ils sont définis par ceux qui font la guerre, ce qui révèle l’absurdité du DIH[3]Rony Brauman, ancien président de Médecins Sans Frontières, Does international humanitarian law legitimise wars?, table ronde, Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH … Continue reading ». Qu’il s’agisse d’attaques flagrantes contre des centres de soins médicaux ou de la dilution plus banale des normes de protection, les exemples ne manquent pas. Toutefois, les grandes généralisations entre les époques ne sont pas nécessairement instructives, et la comparaison des violations historiques du DIH est problématique compte tenu du nombre de variables en jeu. Dès les années 1960, on affirmait que les attaques contre les hôpitaux étaient si fréquentes que « certains considèrent ces pratiques comme inhérentes à la conduite des hostilités[4]Archives du Comité international de la Croix‑Rouge, Bombardement de l’hôpital d’Owa Omamma au Biafra, 27 décembre 1968. ».
En réalité, chaque conflit s’accompagne de ses propres transgressions et doit être analysé en fonction de son contexte spécifique, en intégrant les facteurs de changement à long terme. Le fait que l’armée de l’air italienne ait systématiquement pris pour cible les structures arborant l’emblème de la Croix-Rouge après l’invasion de l’Abyssinie, en 1935, nous en apprend beaucoup sur les attitudes coloniales et l’impact précoce de la puissance aérienne, mais très peu sur les raisons pour lesquelles les centres de soins médicaux figurent toujours parmi les victimes de premier plan près d’un siècle plus tard, dans des contextes radicalement différents. Les opérations humanitaires menées en marge des conflits de la guerre froide sont peu susceptibles d’éclairer les enjeux actuels en matière d’accès[5]Duncan McLean, “Medical care in armed conflict: Perpetrator discourse in historical perspective”, International Review of the Red Cross, vol. 101, no. 911, August 2019, pp. 771–803, … Continue reading.
Tout en gardant ces réserves à l’esprit, il ne fait aucun doute que de profonds changements sont à l’œuvre à notre époque, certains s’accélérant, d’autres se consumant lentement. Une première approche serait de mettre en parallèle les défis auxquels est confronté le DIH à ce que l’éditorial de ce numéro qualifie d’« atteintes à l’ordre international libéral basé sur le droit[6]Clara Egger, « Le droit international humanitaire à la croisée des chemins », dans ce numéro, p. 2. ». Ce dernier ne doit en aucun cas être sous-estimé. L’humanitarisme érige en « principe normatif fondamental » le fait que toutes les vies humaines méritent d’être protégées, justifiant ainsi les « pratiques d’intervention transnationales » qui en découlent[7]Stephen Hopgood, “When the music stops: Humanitarianism in a post-liberal world order”, Journal of Humanitarian Affairs, vol. 1, no. 1, January 2019, pp. 4–14, … Continue reading. Bien que ces hypothèses soient discutables d’un point de vue historique, on peut dire qu’elles perdent du terrain.
« L’évolution des besoins entraîne une évolution des politiques qui, à leur tour, modifient la nature des principes et, enfin, remettent en question les droits des bénéficiaires de l’aide. »
Une approche complémentaire consisterait à examiner le cadre juridique plus large qui sous-tend l’humanitarisme en se penchant sur les éléments clés de son évolution au cours des dernières décennies. En étroite relation avec les interprétations et les projections de la souveraineté des États, le monde est très différent de l’époque où les principales organisations humanitaires ont été créées (principalement dans les pays du Nord), une période que Barnett qualifie de « néo-humanitarisme[8]Michael Barnett, Empire of Humanity: A History of Humanitarianism, Cornell University Press, 2011, p. 107. ». Si un consensus humanitaire a existé dans ce « deuxième âge » de l’humanitarisme, du moins en ce qui concerne les logiques et les prérogatives, il s’est manifestement érodé. On peut analyser cette situation en examinant les changements apportés à la logique de l’action humanitaire au fil du temps dans le cadre d’une hiérarchie des objectifs : l’évolution des besoins entraîne une évolution des politiques qui, à leur tour, modifient la nature des principes et, enfin, remettent en question les droits des bénéficiaires de l’aide. Ces enseignements nous éclairent sur les enjeux actuels ainsi que sur les risques plus larges qui pèsent dans un cadre conceptuel considéré comme acquis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et les conventions de Genève de 1949.
Sans surprise, au cours des deux dernières décennies, les organisations humanitaires et les groupes de réflexion et institutions universitaires dont elles sont partenaires se sont surtout intéressés à l’évolution des besoins et à la nécessité de faire évoluer les politiques pour tenter d’adapter les résultats obtenus. Tardivement, pendant que les hôpitaux continuent d’être bombardés et que l’accès est refusé aux réfugiés, msf et d’autres organisations ont reconnu que la primauté morale autoproclamée du modèle humanitaire était sérieusement remise en question : il s’agit là de ses principes d’indépendance, de neutralité et, plus inquiétant encore, d’impartialité, ainsi que des droits juridiques internationaux qui étayent ces principes en imposant des obligations (des limites à la souveraineté) à ceux qui détiennent le pouvoir.
Dissociation des politiques et des besoins
L’évolution des besoins est la plus simple à identifier avec, en premier lieu, les conséquences des conflits et des déplacements de populations. Toutefois, à un niveau plus fondamental, la croissance démographique est le changement le plus spectaculaire, car il a un impact sur tout le reste. L’augmentation de la population mondiale signifie que davantage de personnes sont susceptibles d’être frappées par des catastrophes naturelles ou causées par l’homme. Qu’elles soient le résultat de la vie dans des plaines inondables, dans des bidonvilles urbains ou dans des régions sujettes à la famine, les vulnérabilités sont exacerbées par la concentration démographique. Le changement climatique risque fort d’amplifier la pénurie de ressources (en particulier de nourriture et d’eau) qui en résulte, ainsi que la charge de morbidité.
« L’Europe et l’Amérique du Nord ont, du temps de la guerre froide, embrassé l’idée humanitaire en tant que stratégie d’influence utile à leurs intérêts militaires et commerciaux à l’étranger. »
Ces changements ne se sont pas produits dans un vide politique, et les politiques correspondantes reflètent les stratégies et les outils utilisés par les organisations humanitaires pour atteindre efficacement leur objectif déclaré d’aider les personnes dans le besoin. En tant que puissances militaires, politiques et économiques dominantes, l’Europe et l’Amérique du Nord ont, du temps de la guerre froide, embrassé l’idée humanitaire en tant que stratégie d’influence utile à leurs intérêts militaires et commerciaux à l’étranger. Pendant cette période de confrontation idéologique, l’aide a été utilisée de manière manifestement partiale, soutenant les États et les groupes armés non étatiques par des actions humanitaires en fonction de critères anticommunistes.
Au cours des dix premières années qui ont suivi la chute du mur de berlin, les humanitaires se sont réaffirmés en défendant à nouveau une approche fondée sur les principes. En déclarant leur indépendance vis-à-vis des États qui les financent, en se concentrant résolument sur les besoins tout en faisant preuve de neutralité, et en travaillant, dans la mesure du possible, dans tous les camps des conflits – y compris ceux qui s’opposent aux parties favorisées par leurs bailleurs de fonds occidentaux. Décrites comme le « point culminant de l’humanitarisme politique », les interprétations dogmatiques de la souveraineté de l’État ont été considérées avec optimisme comme étant vouées à disparaître[9]Conor Foley, The Thin Blue Line: how humanitarianism went to war, Verso, 2010, pp. 4–5.. Entretemps, les tentatives maladroites de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (otan) de rallier les humanitaires dans leurs actions militaires (voir le « bombardement humanitaire » de Belgrade en 1999[10]Adam Roberts, “NATO’s ‘humanitarian war’ over Kosovo”, Survival: Global Politics and Strategy, vol. 41, no. 3, Autumn 1999, pp. 102–123.) ont conduit à une prise de distance systématique à l’égard de toute action militaire.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont complètement changé la donne pour les humanitaires. Une doctrine périphérique de lutte contre le terrorisme a été ressuscitée avec force, non seulement en tant que concept appliqué à l’échelle mondiale par l’Occident et les Nations unies, mais aussi par presque toutes les nations en guerre. Les législations nationales ont été dûment adaptées et la quasi-totalité des oppositions politiques armées ont été désignées « terroristes ». Les actions militaires menées par les états-unis et leurs alliés en Afghanistan et en Irak ont réussi là où l’otan avait échoué au Kosovo, en ralliant largement les principales agences humanitaires à leur stratégie militaire et politique.
La souveraineté des États, stimulée par cette logique antiterroriste, a été renforcée lorsque l’économie mondiale, et avec elle le pouvoir politique et militaire, a commencé à s’éloigner sensiblement de l’axe unipolaire états-unis – europe pour s’orienter vers une réalité multipolaire. L’organisation des Nations unies (ONU), en tant que club de nations dont la plupart de ces nouveaux États affirmés sont des membres votants, est devenue le canal privilégié pour contrôler l’aide humanitaire, adaptant ses politiques à cette nouvelle réalité incarnée par la « Mission intégrée » : toutes les agences humanitaires de l’onu et celles de leurs partenaires de mise en œuvre sont tenues de travailler à un objectif commun de stabilisation, de consolidation de la paix et de renforcement de l’état[11]Michiel Hofman, “The evolution from integrated missions to ‘peace keepers on steroids’ – How aid by force erodes humanitarian access”, Global Responsibility to Protect, vol. 6, no. 2, … Continue reading. Étant donné que la plupart des conflits ne sont pas de nature internationale, l’aide ainsi définie n’est ni impartiale (exclusivement basée sur les besoins) ni neutre, puisqu’elle vise à avantager l’une des parties au conflit.
Cette tendance à redéfinir les politiques en s’éloignant de l’approche classique fondée sur les besoins ne s’est pas limitée aux mécanismes des Nations unies (qui n’ont guère d’autre choix que de s’adapter aux souhaits de leurs états membres). Elle s’est également appliquée aux organisations dites « indépendantes », en raison des pressions liées à leur dépendance à l’égard du financement de l’état. La « résilience » a été institutionnalisée lors du Sommet humanitaire mondial de 2016 , au cours duquel des engagements ont été pris pour établir des liens entre l’action humanitaire, le développement et le maintien de la paix (« triple Nexus ») par le biais du Grand compromis (Grand Bargain), accord qui a donné naissance à la doctrine de l’onu sur la « nouvelle façon de travailler » (The New Way of Working – nwow en anglais). Par ailleurs, afin de rallier les puissances émergentes qui considèrent l’humanitaire occidental comme une nouvelle forme d’impérialisme, cet accord et le nwow ont pour ambition de « territorialiser » les efforts d’aide, en plaçant l’État souverain au premier plan pour décider qui fournit de l’aide et à qui. Ces tendances étant devenues évidentes en amont du sommet proprement dit, msf s’est retirée peu avant celui-ci, le qualifiant de « simulacre de bonnes intentions », entre autres raisons parce que « le sommet omet de renforcer les obligations des États de respecter et de mettre en œuvre les lois humanitaires et les lois sur les réfugiés qu’ils ont signées[12]Sam Jones, “MSF brands humanitarian summit ‘a fig-leaf of good intentions’ as it pulls out”, The Guardian, 5 May 2016, … Continue reading ».
Évolution des principes et des droits
On peut considérer que l’indépendance a toujours été éphémère, msf et certaines des plus grandes organisations confessionnelles étant les seules à disposer d’une autonomie financière par rapport à des nations puissantes, souvent engagées militairement dans des conflits où l’indépendance est primordiale. Aujourd’hui, avec le renforcement de l’état, la sécurité nationale et la souveraineté au premier plan de leurs politiques, cette indépendance – peut‑être encore virtuelle – renoue avec une partialité de l’aide que l’on n’avait plus connue depuis la guerre froide.
L’émergence du credo antiterroriste « avec nous ou contre nous » a eu un impact considérable sur la neutralité, à l’exact opposé de ce qu’elle signifie. Au départ, l’Afghanistan et l’Irak constituaient des exceptions ; aujourd’hui, les principaux groupes (« terroristes ») désignés opèrent au Yémen, en Somalie, en Syrie et dans les régions du Sahel et du lac Tchad. Inversement, de nombreux groupes armés non étatiques « désignés » adoptent une rhétorique polarisée similaire qui souvent rejette purement et simplement l’humanitarisme, considéré comme faisant partie de cette coalition antiterroriste. Ces évolutions sont significatives. Si le principe de neutralité vise à « fixer une limite concrète à ce que les États peuvent légitimement faire à leurs propres citoyens[13]Stephen Hopgood, “When the music stops…”, art. cit. », c’est aussi une condition préalable à l’accès à l’aide humanitaire qui a toujours favorisé les groupes armés non étatiques. Le DIH est, par essence, le seul cadre juridique approuvé par les États qui confère une légitimité à ces groupes et assure une protection médicale à leurs combattants. En refusant à ces derniers le statut formel de « combattant » en vertu du DIH, les États les excluent de fait du droit aux soins médicaux.
L’impartialité, qui est sans doute le seul véritable « principe » parmi tous les principes humanitaires, constitue le défi le plus fondamental. L’aide humanitaire est en effet devenue l’alibi privilégié d’une multitude d’objectifs politiques et militaires. Qu’il s’agisse de lier l’aide humanitaire aux objectifs de renforcement et de légitimité de l’état, d’intégrer explicitement l’aide dans les stratégies de lutte contre le terrorisme ou de transformer l’aide en une forme de contrôle et d’endiguement des migrations, les résultats sont les mêmes. Les besoins ne sont plus le premier critère de décision en matière d’assistance, celle-ci étant désormais ouvertement alignée sur l’intérêt national.
Tous ces facteurs ont érodé le cadre juridique international qui sous-tend l’aide humanitaire : le DIH, qui confère aux personnes en situation de conflit le droit d’accéder à l’aide médicale et humanitaire ; le droit des réfugiés, qui confère le droit de demander l’asile et la protection en cas de conflit ; et, plus largement, le droit relatif aux droits de l’Homme, qui garantit également les droits fondamentaux à la nourriture, à l’eau, à l’hébergement et aux soins médicaux. Ces lois imposent des restrictions à l’autonomie sans entrave des États et sont donc naturellement combattues et contestées comme une menace existentielle pour leur souveraineté.
Un effort calculé pour faire évoluer la perception du grand public a donné lieu à des interprétations de plus en plus restrictives des obligations que le droit international impose aux états. Le concept abstrait, indéfini et irréalisable de « guerre contre le terrorisme » a ancré la notion de « terroriste » anonyme en tant que non-humain, ne bénéficiant donc d’aucun droit conféré par les lois humaines. Entretemps, l’Europe a ouvert la voie en qualifiant de migrants économiques les réfugiés qui fuient la guerre et les persécutions, et qui méritent d’être protégés. Une rhétorique efficace qui, dans les cas les plus extrêmes, va jusqu’à priver les réfugiés du droit d’exister, en qualifiant les personnes concernées de « migrants illégaux ». Il en résulte un environnement dans lequel non seulement les humanitaires ne peuvent accéder qu’à un nombre limité de personnes et font parfois même l’objet de poursuites, mais où l’on peut finalement déterminer qui est méritant et a le « droit » de recevoir de l’aide sur la base de l’opportunisme politique.
La souveraineté en question : exemples du Pakistan, du Soudan du Sud et de la Tanzanie
Étant donné que la fourniture d’une assistance fait partie des éléments clés permettant de qualifier un état, les exemples illustrant les tendances ci-dessus ne manquent pas, et certains d’entre eux peuvent être examinés plus en détail. Dans le cas du Pakistan, l’aide internationale joue un rôle nettement moins important que les capacités locales, comme le montre l’intervention après le séisme de 2005 au Cachemire, qui a créé un précédent en matière de coopération militaro-humanitaire. Cette coopération n’a pas résisté aux crises ultérieures, notamment aux inondations de 2010 et 2022 ni, surtout, aux opérations anti- insurrectionnelles qui se poursuivent encore aujourd’hui. L’armée se considérant comme la « gardienne de l’image du Pakistan à l’étranger[14]Entretien avec un membre d’une organisation humanitaire internationale, réalisé le 2 mai 2019. », il existe des questions fondamentales de perception étroitement liées aux projections de la souveraineté nationale[15]Overseas Development Institute, A clash of principles? Humanitarian action and the search for stability in Pakistan, Humanitarian Policy Group, Policy Brief 36, September 2009, … Continue reading.
La fausse campagne de vaccination contre la polio qui a conduit à l’élimination d’Oussama Ben Laden en 2011 est une excellente illustration de ce phénomène[16]“Activities of international NGOs to be strictly regulated”, The News, 25 août 2012.. S’agissant des intentions des organisations humanitaires, des observateurs pakistanais avertis ont noté que leur pays est « un terrain fertile pour les théoriciens de la conspiration » et qu’« il suffit d’un mauvais exemple pour jeter le doute sur les autres[17]Entretien avec un membre d’une organisation humanitaire locale, réalisé le 30 avril 2019. ». Mais si les mesures répressives prises par la suite à l’encontre des organisations d’aide renforcent le sentiment d’être « coupable jusqu’à preuve du contraire », il existe un projet de stabilisation sous-jacent qui affaiblit l’argument de l’aide fondée sur les besoins[18]Entretien avec un ancien agent de police, réalisé le 1er mai 2019.. Il s’agit notamment d’une série de restrictions antiterroristes, qu’elles soient d’ordre administratif ou liées à l’accès, qui empêchent de réduire le nombre d’incidents affectant les acteurs internationaux[19]Entretien avec un membre d’une organisation humanitaire internationale, réalisé le 1er mai 2019..
Contrairement à ce qui a été perçu comme « un affront à la souveraineté pakistanaise et un aveu de faiblesse », l’expérience de l’aide internationale au Soudan du Sud revêt une tout autre dimension[20]Médecins Sans Frontières, Jumping through hoops: the challenge of providing humanitarian assistance in Pakistan, Internal document, 26 July 2013.. Compte tenu des ressources limitées à Djouba, les acteurs humanitaires ont été utilisés pour fournir aux dirigeants une « légitimité, tant au niveau national qu’international[21]Clea Kahn and Andrew Cunningham, “ Introduction to the issue of state sovereignty and humanitarian action”, Disasters, vol. 37, no. 2, 22 July 2013. ». Et, contrairement au Pakistan où les leviers du pouvoir sont en grande partie dissimulés derrière une façade ministérielle, les autorités du Soudan du Sud sont accessibles. Avec plus ou moins de succès, elles ont cherché à obtenir une légitimité et un contrôle par le biais de « normes réglementaires », souvent copiées sur celles de leurs voisins d’Afrique de l’Est, notamment la Commission des affaires humanitaires du Soudan[22]Entretiens avec un membre de Médecins Sans Frontières, réalisés les 19 et 21 février 2019.. Ces « activités prédatrices, qui reposent sur une maximisation de la rente », reflètent les tendances mondiales en matière de restrictions et de surveillance[23]Lindsay Hamsik, “A thousand papercuts: the impact of NGO regulation in South Sudan”, Humanitarian Exchange, no. 68, 26 January 2017, pp. 25–28, … Continue reading.
Des soupçons pèsent également sur les intentions des travailleurs humanitaires, certes étroitement liés à la perception que ceux-ci n’ont jamais été neutres ou impartiaux dans les conflits de la région. Les autorités sud-soudanaises admettent ouvertement qu’elles ont « infiltré » les organisations humanitaires pendant la lutte pour l’indépendance et supposent que toute opposition armée fait de même aujourd’hui[24]Entretien avec un membre du ministère sud-soudanais de l’Information, de la Culture, de la Jeunesse et des Sports, réalisé le 22 février 2019.. Mais concrètement, en ce qui concerne le DIH, cela se traduit par un manque total de respect de la neutralité en matière de soins de santé. Près de 200 travailleurs humanitaires (pour la plupart sud- soudanais) ont été tués au cours des différentes phases de guerre civile qui ont suivi l’indépendance du pays. Les installations médicales ont été régulièrement pillées, privant de vastes régions de soins de santé[25]Médecins Sans Frontières, South Sudan at 10: an MSF record of the consequences of violence, 16 July 2021, https://www.msf.org/south-sudan-10-msf-record-consequences-violence.
La Tanzanie impose des restrictions très similaires à celles observées au Pakistan et au Soudan du Sud. Malgré les lourdes conséquences, ces restrictions sont souvent de nature apparemment administrative, comme les limites imposées à l’importation d’articles médicaux, ou les difficultés rencontrées pour obtenir des permis de travail et des autorisations de déplacement. Avant le décès du président John Magufuli en 2021, son administration s’est montrée particulièrement réticente à agir sans instructions spécifiques, par crainte des répercussions[26]Entretiens avec un membre de Médecins Sans Frontières, réalisés les 4 octobre 2019 et 31 août 2020.. Mais c’est dans l’interprétation du droit des réfugiés que l’on peut observer les changements les plus spectaculaires dans la politique tanzanienne, lesquels reflètent le durcissement des perceptions mondiales à l’égard des demandeurs d’asile.
Historiquement, la Tanzanie s’est montrée remarquablement accueillante à l’égard des demandeurs d’asile. Qu’il s’agisse de fuir les guerres d’indépendance ou les conflits postcoloniaux en Afrique australe, l’ouverture relative des frontières s’est accompagnée de politiques d’inclusion et d’intégration. La décision de naturaliser 162 000 réfugiés burundais « de longue date » en 2010 constituait à la fois un événement sans précédent et un signe de continuité[27]James Milner, “A history of asylum in Kenya and Tanzania: Understanding the drivers of domestic refugee policy”, Monde(s), Histoire, Espaces, Relations, vol. 1, no. 15, May 2019, pp. 69–92, … Continue reading. Cependant, l’expulsion d’un demi-million de réfugiés rwandais en 1996 a révélé une facette plus sombre, à laquelle fait écho une rhétorique plus récente. Sur les 248 000 réfugiés et demandeurs d’asile qui se trouvent actuellement dans le pays, la plupart résident dans des camps situés dans la région occidentale de Kigoma depuis 2015[28]L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, « En visite en Tanzanie, Filippo Grandi plaide pour un soutien accru et des solutions alors que le pays continue à accueillir des réfugiés », … Continue reading. L’attitude officielle et officieuse consiste à dire que plus vite les camps seront fermés, mieux ce sera, ce qui s’accompagne souvent d’insinuations sur une « crise plus rhétorique que réelle[29]Entretien avec un membre d’une organisation humanitaire locale, réalisé le 9 octobre 2019. ». Malgré de récentes améliorations, l’évolution de la solidarité vers le rapatriement « volontaire ou non » a été facilitée par un durcissement plus général des attitudes à l’égard des personnes en quête de protection[30]Human Rights Watch, Les dirigeants africains devraient attirer l’attention sur la pression qu’exerce la Tanzanie sur les réfugiés en vue de leur retour au Burundi, 4 décembre 2019, … Continue reading.
La fin de l’humanitarisme ?
« Une activité pesant plusieurs milliards de dollars ne va pas disparaître du jour au lendemain. »
Cette question est volontairement provocatrice, et ce n’est manifestement pas le cas. Une activité pesant plusieurs milliards de dollars ne va pas disparaître du jour au lendemain. Mais à une époque où les besoins atteignent un niveau historique (ne serait-ce que parce que l’augmentation de la population mondiale a exposé davantage de personnes aux conflits et aux catastrophes naturelles), l’humanitarisme réactif fondé sur les besoins est en recul. Cette approche n’est plus soutenue culturellement, politiquement ni financièrement. Plus préoccupant encore, ce recul se manifeste également sur un plan purement existentiel, les droits fondamentaux et les principes humanitaires étant remis en cause avec succès par certains états, avec le soutien de l’opinion publique.
Peut-être est-il plus pertinent de se demander s’il est possible de s’opposer à ces développements et de remettre en question l’approche du renforcement de l’état, de la lutte contre le terrorisme et du soutien aux migrants. Non seulement en défendant le cadre juridique international qui sous-tend l’humanitarisme, mais aussi en contrant le discours public qui a permis aux états de remettre en cause des droits à l’aide et à la protection jusque-là intouchables.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne représentent en aucun cas l’organisation à laquelle ils appartiennent.
Traduit de l’anglais par Sophie Jeangeorges