Au Guatemala comme dans de très nombreux pays, l’État hausse son niveau d’hostilité à l’encontre des organisations de la société civile. Une tendance qui sape les efforts des organisations de défense des droits humains et, dans une moindre mesure, des acteurs humanitaires. Ce faisant, les droits des populations locales comme des migrants sont menacés.
La société guatémaltèque reste aujourd’hui encore marquée par le long conflit armé (1960-1996) ayant causé la mort et la disparition de plus de 200 000 personnes et le déplacement d’entre 500 000 et 1,5 million de personnes[1]Commission pour l’éclaircissement historique, Guatemala, memoria del Silencio, Bureau des Nations unies pour les services d’appui aux projets, 1999, p. 21 et p. 38, … Continue reading. Alors que 83 % des victimes du conflit étaient d’origine maya, la Commission pour l’éclaircissement historique a reconnu comme acte de génocide certaines politiques du gouvernement en place entre 1981 et 1983[2]Ibid., p. 21 et p. 51.. Des vestiges du système politique fondé autour de l’élite militaire demeurent présents dans la société guatémaltèque, et ce, malgré la mise en place d’un processus de justice transitionnelle[3]Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, Justice transitionnelle et droits économiques, sociaux et culturels, 2014, … Continue reading. La politique et l’économie du pays sont d’ailleurs toujours menées par l’élite militaire et économique alors qu’une majorité de la population s’identifie comme autochtone et vit sous le seuil de pauvreté[4]Marie-Dominik Langlois, « Le mirage de la paix au Guatemala », Le Devoir, 4 janvier 2017, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/488338/le-mirage-de-la-paix-au-guatemala. Les dernières années ont été marquées par une détérioration du contexte humanitaire, notamment suite à plusieurs incidents climatiques extrêmes et à la pandémie de Covid-19, ainsi que par une montée de l’autoritarisme[5]Amnesty International, Last Chance for Justice – Dangerous setbacks for human rights and the fight against impunity in Guatemala, 9 July 2019, … Continue reading.
S’inscrivant dans cette tendance, l’entrée en vigueur du décret 4-2020 – qui modifie la loi sur les organisations non gouvernementales (ONG)[6]Surnommée « loi sur les ONG ». en élargissant le contrôle du gouvernement sur le financement et les activités de celles-ci – représente un point central dans la détérioration de l’État de droit au Guatemala. En effet, en venant modifier le Code civil et cette « loi sur les ONG », ce décret affecte largement le travail de la société civile en octroyant au gouvernement des pouvoirs discrétionnaires de contrôle et de surveillance des activités des ONG[7]Organización de los Estados Americanos, «La CIDH y su RELE rechazan entrada en vigor de reformas a la Ley de Organizaciones no Gubernamentales en Guatemala», 19 mai 2021, … Continue reading. Deux ans après l’entrée en vigueur de ce décret et l’émergence de ses premières critiques sur la scène internationale, quelles sont aujourd’hui ses conséquences sur les activités des ONG ? Cet article posera dans un premier temps les constats relatifs à cette réforme, pour ensuite explorer les différentes implications selon le type d’organisations concernées.
La réforme de la loi sur les ONG
Depuis l’avènement du gouvernement conservateur de Jimmy Morales (2016-2019), la société civile guatémaltèque observe la détérioration de l’État de droit. En effet, le mandat présidentiel de Morales a été marqué par son hostilité envers les institutions internationales, notamment envers la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala qu’il a d’ailleurs suspendue en 2019[8]Gouvernement du Canada, Le Canada est déçu de la décision de mettre fin à la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala, 10 janvier 2019, … Continue reading. Plusieurs projets de loi régressifs menaçant les droits des personnes vulnérabilisées ont depuis été présentés, telle la réforme proposée par le décret 4-2020[9]Unidad de Protección a Defensoras y Defensores de Derechos Humanos de Guatemala, Guatemala, una deuda sin saldar. Recomendaciones para una agenda pública que garantice el derecho a defender … Continue reading. Suivant les traces de son prédécesseur, le gouvernement d’Alejandro Giammattei (2020-2024) a approuvé la réforme de la loi sur les ONG en février 2020. Le décret 4-2020 est entré en vigueur en juin 2021, malgré de vives critiques et un recours légal porté en vain par le procureur des droits humains du pays[10]Douglas Cuevas, «Ley de oenegés: piden que nueva normativa se declare inconstitucional», Prensa Libre, 22 juin 2021, … Continue reading. Cette réforme instaure un ensemble d’exigences pour la création, la réglementation, le fonctionnement et le contrôle des ONG nationales et internationales, et octroie des pouvoirs discrétionnaires de contrôle et de surveillance au gouvernement[11]Organización de los Estados Americanos, La CIDH y su RELE…, art. cit.. Le ministère de l’Intérieur peut ainsi radier une ONG locale ou internationale du registre national en mobilisant le motif de la protection de l’ordre public[12]Congrès de la République du Guatemala, Décret 4-2020, art. 16, https://legis.gt/wp-content/uploads/2021/08/Decreto-Numero-4-2020.pdf ; Luís Carrillo, «Presidente sanciona reformas a Ley de … Continue reading. La réforme précise également la définition d’une ONG en déclinant, à l’article 4, les organisations auxquelles la réforme s’applique du fait de leur spécialisation, de leur nature et de leur zone d’intervention[13]Congrès de la République du Guatemala, Décret 4-2020, art. 4, https://legis.gt/wp-content/uploads/2021/08/Decreto-Numero-4-2020.pdf.
Ce décret est perçu par plusieurs ONG comme une attaque directe contre l’espace démocratique. En effet, alors que les procédures d’inscriptions étaient complexes a priori, elles se sont vues alourdies par cette réforme[14]Adeline Hite y Adriana Beltrán, «Preguntas y respuestas: La nueva ley de ONG de Guatemala», Washington Office of Latin America, 19 mars 2020, … Continue reading. Un an après le décret, sur les 1871 ONG inscrites au sein du registre des ONG, seules 204 ont été en mesure de suivre les nouvelles restrictions et de mettre à jour leur inscription conformément aux exigences du décret[15]Edgar René Ortiz, «Sobre la Ley de ONG», La Hora, 15 juin 2022, https://lahora.gt/opinion/edgar_ortiz/2022/06/15/sobre-la-ley-de-ong. Plus de quinze mille organisations doivent encore être étudiées par le Registro de Personas Jurídicas[16]Ibid.. Ces chiffres montrent le manque de clarté, la lourdeur et la mauvaise diffusion de ces nouvelles obligations[17]Ibid.. La communauté internationale[18]Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Guatemala: Expertos de la ONU y la OEA dan la voz de alarma por la “asfixiante” ley sobre ONGs, 1er juillet 2021, … Continue readinget la société civile[19]Adeline Hite y Adriana Beltrán, «Preguntas y respuestas…», art. cit. craignent aussi l’interprétation arbitraire du motif de protection de l’ordre public et l’abus de pouvoir des autorités guatémaltèques alors que cette rhétorique a souvent été utilisée pour justifier la répression de la société civile, et plus particulièrement des mouvements autochtones[20]Commission pour l’éclaircissement historique, Guatemala, memoria del Silencio…, op. cit., p. 50-51.. Ces nouvelles contraintes – ajoutées au climat déjà tendu et défavorable au travail quotidien des ONG – créent donc un fardeau supplémentaire et une pression constante pour le personnel des ONG.
Les impacts différenciés du décret 4-2020
Bien plus qu’un simple processus législatif, cette réforme s’inscrit dans une longue détérioration de l’espace démocratique. Mais toutes les ONG ne semblent pas ciblées par l’usage arbitraire du décret. En effet, force est de constater que les organisations de défense des droits humains semblent être davantage ciblées par les mesures découlant du décret que les organisations de développement ou d’aide humanitaire[21]Bien que l’aide humanitaire ne soit pas explicitée dans le décret (qui vise plus particulièrement les ONG de développement), les secteurs réglementés par la loi correspondent généralement … Continue reading. Ces pressions et violences semblent aussi affecter particulièrement les organisations locales, même si elles sont également observées par des ONG internationales.
Bien que ces pressions multiples aient déjà été dénoncées par les défenseur·e·s des droits humains avant l’entrée en vigueur du décret, elles s’inscrivent dorénavant dans un usage arbitraire du motif de protection de l’ordre public à des fins de criminalisation et de censure de la société civile[22]Amnesty International, Des lois conçues pour museler : la répression mondiale des organisations de la société civile, 21 février 2019, https://www.amnesty.org/fr/documents/act30/9647/2019/fr. Selon les Nations unies, l’entrée en vigueur du décret nuirait grandement aux efforts inestimables des organismes de la société civile dans le pays, sans compter qu’elles contreviennent aux normes internationales des droits de la personne relatives au droit à l’association et à la liberté d’expression[23]Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, Guatemala: Expertos de la ONU…, op. cit..
L’usage arbitraire du décret, ajouté aux campagnes de diffamation et de désinformation menées par des détracteurs des droits humains, représente donc une perte d’espace démocratique en plus d’accentuer l’insécurité vécue par les personnes défenseures des droits humains[24]Front line Defenders, « Harcèlement, menaces, campagne de diffamtion et criminalisation contre le Projet international d’accompagnement ACOGUATE au Guatemela », 2 décembre 2021, … Continue reading. L’insécurité est d’ailleurs observable à travers la hausse des violences physiques envers les défenseurs et défenseuses des droits humains guatémaltèques[25]Amnesty International, Last Chance for Justice…, op. cit. alors que les violences ont presque doublé entre 2017 et 2021[26]Unidad de Protección a Defensoras y Defensores de Derechos Humanos de Guatemala, Situación de personas, organizaciones y comunidades defensoras de derechos humanos en Guatemala, 2021, juin 2022, … Continue reading. L’usage d’un vocabulaire alarmant pour dépeindre des défenseur·e·s des droits humains (« terroristes », « fauteurs de trouble », « bandits », etc.) contribue également à leur décrédibilisation et à leur stigmatisation[27]Amnesty International, Americas. “We are defending the land with our blood: defenders of the land, territory and environment in Honduras and Guatemala”, 1 September 2016, … Continue reading. Sous ces fortes pressions, les ONG de défense des droits peinent à maintenir leurs actions, quand elles ne sont pas contraintes, purement et simplement, à cesser leurs activités. Ce cas de figure est d’ailleurs illustré par l’autodissolution de l’organisation ACOGUATE[28]Projet international d’accompagnement au Guatemala. en 2023, après un long processus de criminalisation, de diffamation et d’intimidation mené à son encontre[29]Collectif Guatemala, Urgence ACOGUATE, 12 octobre 2021, https://collectifguatemala.org/Urgence-ACOGUATE. Cette autodissolution, loin d’être isolée, témoigne de la dangerosité de ce décret – et particulièrement du motif de protection de l’ordre public – pour la défense des droits.
À l’inverse, le travail des ONG d’aide humanitaire et de développement semble moins entravé par les nouvelles restrictions. Cette observation semble d’autant plus vraie dans les secteurs qui s’inscrivent au sein des priorités du gouvernement telles que proposées par le Plan national de développement du Guatemala[30]Les priorités établies dans le Plan correspondent, entre autres, à la protection sociale et la réduction de la pauvreté, l’accès aux soins de santé, la sécurité alimentaire, … Continue reading. L’application sélective des contraintes liées à la réforme permet donc au gouvernement de favoriser le travail des ONG qui entrent dans le cadre des priorités de l’État[31]Adeline Hite y Adriana Beltrán, «Preguntas y respuestas…», art. cit.. De même, les ONG qui offrent des services délestant les autorités guatémaltèques sont manifestement mieux acceptées par les instances du pays. Le gouvernement du Guatemala a, par exemple, sollicité l’aide du Canada dans le secteur de la santé suite à la pandémie de Covid-19 et aux ouragans Eta et Iota[32]Gouvernement du Canada, Relations Canada-Guatemala, https://www.international.gc.ca/country-pays/guatemala/relations.aspx?lang=fra. Cette ouverture à l’aide internationale et locale spécifique pourrait aussi s’expliquer par la propension des gouvernements guatémaltèques successifs à sous-investir dans les secteurs souvent supportés par la société civile et l’aide internationale (santé, agriculture, nutrition, etc.)[33]Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, Guatemala: Expertos de la ONU…, op. cit.. Alors que la malnutrition représente un point focal dans les problématiques humanitaires du pays[34]Office for the Coordination of Humanitarian Affairs, Humanitarian Needs Overview – Guatemala, December 2022, … Continue reading, les investissements publics dans le secteur de l’agriculture semblent insuffisants[35]Reid Hamel, The Challenges of Country-Led Development: Insights from Guatemala, Center for Strategic & International Studies, November 2016, … Continue reading. Dans cette même lignée, les trois activités les plus financées à travers les programmes d’assistance internationale des États-Unis sont regroupées dans le secteur de l’alimentation, soit au cœur des priorités mentionnées[36]Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, Guatemala: Expertos de la ONU…, op. cit.. Ainsi, alors que la modification de la loi sur les ONG permet au gouvernement d’exercer un contrôle accru sur le financement international reçu par ces dernières à travers des processus administratifs[37]Adeline Hite y Adriana Beltrán, «Preguntas y respuestas…», art. cit., le financement des secteurs recherchés par le gouvernement semble en général moins ciblé.
Perspectives
Si l’adoption du décret 4-2020 représente une perte d’espace démocratique pour la société civile au Guatemala, les répercussions concrètes sur le travail des ONG se différencient selon le secteur d’action et selon leur origine. En plus d’entraver le travail des ONG de défense des droits humains, cette réforme renforce l’isolement et la marginalisation des défenseur·e·s et instaure un précédent. La situation au Guatemala n’est cependant pas isolée alors que plusieurs projets de loi similaires sont en cours d’examen ou sont déjà en vigueur dans d’autres pays, tels le Venezuela, le Nicaragua, le Salvador et, au-delà de l’Amérique centrale, en Égypte[38]Ibid.. Ces attaques au droit d’association ont d’ailleurs déjà été étudiées au cours des années précédentes[39]Philipe Ryfman et Boris Martin (dir.), « Libertés associatives en danger : l’épreuve de force », Alternatives humanitaires, n° 20, juillet 2022, … Continue reading. Il sera donc primordial pour la communauté internationale de se questionner sur cette tendance et d’assurer le maintien du dialogue sur la protection des droits de la personne et de l’espace démocratique.