Mise en récit et en analyse d’un dilemme éthique. C’est à cet exercice que se livre avec talent l’autrice dans cet article qui, à partir d’une situation concrète, explique les termes d’une éthique opérationnelle.
République démocratique du Congo, 2006. L’Est du pays connaît une période intense de combats. Le convoi d’une organisation humanitaire en route pour une zone située de l’autre côté de l’une des multiples lignes de front est arrêté par des villageois, manifestement très alarmés. La responsable de l’équipe est appelée par un homme à entrer dans une masure. Une fois la porte poussée, elle découvre, accroupie, gémissante, une femme qui saigne abondamment. Elle vient d’accoucher. Elle tousse, se plaint, souffre. Elle est très fébrile. La responsable n’est pas médecin, et son équipe ne compte aucun personnel soignant. On appelle une organisation non gouvernementale (ONG) médicale sœur qui, par téléphone, aide à mieux comprendre le degré d’urgence : c’est une urgence vitale. Le temps compte, l’arbitrage doit être fait rapidement alors que les véhicules du convoi ne sont équipés d’aucun matériel adapté, pas même d’un brancard, et que le personnel n’a à disposition aucune protection, ni gants, ni blouse, ni masque.
Faut-il transporter la patiente en l’état, en position assise, particulièrement pénible, et exposer l’équipe à des risques de contamination à la tuberculose ou au VIH sida en raison des projections sanguines ? Ou doit-on coordonner avec l’ONG médicale une prise en charge certes retardée, mais qui sera plus adaptée ?
Dilemmes et questionnements
Voilà le type de dilemme auquel, souvent, les humanitaires sont confrontés. Ces situations saturent la mémoire des collègues et occupent leur champ décisionnel. Pourtant, ce ne sont pas ces dilemmes et questionnements qui viennent spontanément à l’esprit quand on parle d’éthique humanitaire. En effet, on évoque plus souvent les risques d’instrumentalisation de l’aide ou de son détournement.
Le cas exposé ici souhaite mettre en abyme l’asymétrie soignant/soigné à laquelle les professionnels du secteur humanitaire font face dans le cadre de leurs interventions. Dans ce rapport asymétrique se jouent les risques de toute puissance, risques auxquels l’éthique d’intervention veut opposer distance, tentative de discernement et régulation des comportements individuels et organisationnels.
Comment les professionnels du secteur appréhendent-ils l’éthique humanitaire, et de quel soutien bénéficient-ils dans leur pratique ? Comment est-elle pensée ? (N’) est-elle (qu’) une obligation de moyens face à des situations extrêmement dégradées ? Est-elle devoir d’exemplarité dans l’intervention, voire d’irréprochabilité ? L’éthique humanitaire est-elle un horizon à rechercher ou plutôt un travail de questionnement sans cesse recommencé, sur ce que serait le juste, le mieux, là, maintenant, dans ce contexte, pour cette action ? Est-elle encore une éthique de surplomb tout entière structurée par les principes que se reconnaît le secteur, ou une éthique clinique permettant au quotidien la meilleure – en tout cas la moins mauvaise – prise de décision ? Enfin, est-elle spécifique, d’une nature identifiable précise, ou davantage somme des éthiques professionnelles et des déontologies des métiers de ceux qui ont rejoint les rangs des ONG (médecins, infirmières, kinésithérapeutes, ingénieurs civils) ?
Pour évoquer la dimension éthique du travail humanitaire et les préoccupations[1]Céline Bareil, Gérer le volet humain du changement, Éditions Transcontinental, 2004. La notion de préoccupation comme élément d’analyse lui est empruntée. des professionnels du secteur – ainsi d’ailleurs que pour décrire leurs relations à la norme –, il faudrait pouvoir consacrer du temps de recherche. Celui-ci devrait emprunter à des champs pluridisciplinaires (éthique, sociologie des organisations, psychologie sociale et clinique, histoire, philosophie morale) et construire un objet d’étude. Notre propos n’a pas cette ambition. Il se veut témoignage. Il est ainsi partagé à hauteur de praticienne qui aura été confrontée dans son parcours aux enjeux éthiques des secteurs médico-sociaux, de défense des droits de l’Homme, en psychiatrie et en juridictions et, bien sûr, au sein du secteur humanitaire.
Éthique de principes ou éthique clinique ?
Dire que l’engagement humanitaire témoigne d’un rapport singulier aux valeurs d’humanité et de justice pourrait relever de la tautologie si les fondements et trajectoires des professionnels du secteur n’avaient pas été examinés avec acuité au début des années 2000. Ce travail, riche d’enseignements, a révélé que non seulement le rapport à l’altérité et à l’idéal de justice était central dans le rapport des humanitaires à leur métier, mais que l’étude de leur parcours mettait à jour des marqueurs plus intimes, notamment des ruptures biographiques et des modes de socialisation spécifiques[2]Pascal Dauvin et Johanna Siméant, Le travail humanitaire : les acteurs des ONG, du siège au terrain, Presses de Sciences Po, 2002..
Si la sociologie des organisations du secteur a probablement évolué depuis la parution de l’ouvrage de référence de Pascal Dauvin et Johanna Siméant, les mémoires organisationnelles subsistent. Est ainsi conservé et transmis le souvenir d’un refus, d’une indignation, d’un choc éthique comme évènements fondateurs de telle ou telle ONG, d’ailleurs souvent mythifiés[3]Rony Brauman, « MSF et le CICR, questions de principes », Revue Internationale de la Croix-Rouge, vol. 94, n° 888, 2012, p. 345-357..
« Lorsque l’on cherche à connaître les enjeux éthiques auxquels nos collègues sont confrontés, on peine à faire émerger spontanément, à mettre en mots, ce qui a pu susciter des dilemmes ou annoncer des risques éthiques dans leur pratique. »
La littérature consacrée à l’éthique humanitaire évoque surtout un rapport aux principes fondamentaux qui structurent l’intervention humanitaire et qui sont ceux du Mouvement Croix-Rouge : humanité, impartialité, neutralité, indépendance, volontariat, universalité et unité. Quatre d’entre eux font, sinon consensus, du moins référence : l’humanité – qui a préséance –, l’impartialité, l’indépendance, et la petite sœur souvent mal aimée qu’est la neutralité[4]Code de conduite pour le Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et pour les organisations non gouvernementales (ONG) lors des opérations de secours en cas de catastrophe, 1994.. Ces principes constitueraient à la fois des points cardinaux et des modus operandi permettant en un seul élan de répondre aux questions du sens, du souhaitable et du juste, et d’outiller, une fois pour toutes, les praticiens. À telle enseigne que lorsque l’on cherche à connaître les enjeux éthiques auxquels nos collègues sont confrontés, on peine à faire émerger spontanément, à mettre en mots, ce qui a pu susciter des dilemmes ou annoncer des risques éthiques dans leur pratique. Est-ce à dire que les praticiens ne s’interrogent pas sur le sens de leurs actes, la responsabilité de leurs actions, les effets potentiellement pervers ou au contraire recherchés de leurs interventions sur autrui, sur leur organisation, sur eux ? Évidemment non.
À l’intérieur des organisations humanitaires, les questionnements sont consubstantiels de l’action et irriguent de nombreuses discussions, si ce n’est la mémoire – parfois endolorie – de nombreux collègues. Mais tout se passe comme si les principes et l’antienne « surtout ne pas nuire » étaient évidemment résolutoires et performatifs. Pourtant quelque chose insiste. Et ce quelque chose, entendons-nous, c’est la nécessité d’arbitrer, donc renoncer, dans des contextes d’atteinte massive à la dignité, où l’Homme fait violence à l’Homme, où le droit peine à s’établir comme norme suffisamment protectrice. Que faire de ce pouvoir d’initiative et d’arbitrage exorbitant et pourtant dérisoire, et comment faire au mieux ? Voilà ce que disent les collègues quand on leur demande ce qui les préoccupe.
Pour pouvoir entendre cette préoccupation, sans pensée magique ni contournement, il faut pouvoir convoquer le souvenir de conflits éthiques rencontrés par les professionnels, rassembler valeurs et normes et, collectivement, reposer un cadre, y compris théorique, aux délibérations. Ainsi, dans notre propre pratique de formation de nos pairs, avant de chercher à accompagner l’élaboration, nous revenons au continuum entre droit et éthique et rappelons que, derrière la norme (sociale, juridique, déontologique) et comme substance même de l’éthique existent les valeurs premières protégées. Elles sont la déclinaison positive des grands interdits fondamentaux qui s’inscrivent dans des traditions et conventions (pour le champ de la morale), dans les textes et les pratiques (pour les normes juridiques et la déontologie), et dans l’élaboration de la pensée (pour l’éthique). Ainsi avons-nous coutume de dire en formation que quand la loi (et sa parente, la déontologie) prescrit ou proscrit, la morale réprouve ou loue, tandis que l’éthique questionne et tente une réponse. Au tout début est donc le droit – et notamment celui codifié dans les grands instruments de droit international des droits de l’Homme et de droit international humanitaire (DIH) – qui vise à protéger la dignité humaine (notion sanctuaire), auquel répond en écho la déontologie, notamment médicale, avec cette prescription en forme d’interdit : « D’abord ne pas nuire[5]Cela n’est sans doute pas indifférent dans des organisations fondées plus souvent par des soignants ou des sauveteurs que par des juristes. ». Mais le droit, pour normatif qu’il soit, et la déontologie n’épuisent pas tous les questionnements éthiques.
Les quatre principes du secteur, que nous avons rappelés plus haut, sont ainsi autant dérivés des principes du droit international, notamment du DIH, que de l’éthique médicale. Il suffit pour s’en convaincre de relire le serment d’Hippocrate. Il n’y a donc pas opposition entre les corpus et une éthique éthérée – celles des grands principes – qui s’opposerait à une éthique clinique.
Étayer les professionnels du secteur dans leur raisonnement éthique
« Il s’agit bien d’invoquer l’éthique de principes, comme socle et base, pour mieux cheminer vers l’éthique clinique / opératoire, celle du champ de la décision. »
Ce chemin du droit à la déontologie (la morale mise ici de côté) et qui mène à l’éthique humanitaire, les professionnels sont invités à l’emprunter quand il s’agit de soupeser le bien-fondé d’une décision, sa finalité, sa justesse. C’est notre objectif premier quand, dans notre pratique, il s’agit d’outiller les praticiens : rappeler les nombreux legs dont l’éthique humanitaire est la dépositaire, et la connexité entre les principes du secteur et les normes de droit universellement reconnues. Il s’agit bien d’invoquer l’éthique de principes, comme socle et base, pour mieux cheminer vers l’éthique clinique / opératoire, celle du champ de la décision. Et pour cela, concrètement, il faut nommer, dénommer. L’équipe est-elle traversée par l’existence de « conflits éthiques » (la tension entre les valeurs / l’éthos individuel et les attentes de l’organisation et de l’équipe) ? Est-elle face à un « dilemme » : soit l’existence de deux options également insatisfaisantes éthiquement devant la nécessité impérieuse d’exercer un arbitrage ? Est-elle face à des risques potentiels ou matérialisés, identifiés ou masqués, d’atteinte aux valeurs de l’organisation ou aux principes du secteur ?
Une fois ce diagnostic posé dans un cadre collectif, l’étayage peut commencer et un chemin se frayer vers une résolution possible, ou la mise en place de stratégies de réduction ou d’annulation des risques, autant que faire se peut. Des outils et des méthodologies qui visent à apporter un éclairage au moment de la prise de décision, un vade-mecum en somme. Au terme de ce processus, un des éléments essentiels de la prise de décision éthique aura été déployé : la collégialité. On aura ainsi éprouvé, ensemble, aptitude au doute et au raisonnement.
Concernant le dilemme, la décision envisagée sera ensuite appréciée à l’aune de trois critères[6]Yves Boisvert, « Le processus de délibération éthique », in Yves Boisvert (dir.), Petit manuel d’éthique appliquée à la gestion publique, Éditions Liber, 2003, p. 81-92. :
- son caractère duplicable : s’agit-il du « cas d’espèce », de « l’exception de l’exception », ou la décision – si difficile eût-elle été à prendre – pourrait-elle être recommandée dans d’autres circonstances ?
- son caractère communicable : peut-on en justifier publiquement, le cas échéant ?
- son caractère réciproque : si la décision que je m’apprête à prendre et qui a des effets sur autrui était prise par d’autres que moi et avait des effets sur moi, continuerais-je à la trouver juste ?
Les trois critères réunis formeront comme un faisceau indiquant que la résolution du dilemme s’est faite, sinon parfaitement, en tout cas de la moins mauvaise façon possible.
Le lecteur se demandera sans doute à raison – particulièrement s’il a fréquenté des contextes et abordé des situations où la prise de décision se fait de manière rapide et impérieuse – comment un professionnel de l’humanitaire peut trouver le temps de s’interroger aussi méthodiquement. Se profile en réalité en arrière-plan l’enjeu du développement de la « culture éthique » qui repose sur des processus et des méthodes permettant des mises en suspens de la décision, la collégialité, la confiance, à l’aide de mécanismes dont l’indépendance d’analyse est protégée par et pour l’organisation. Cette culture éthique est bien connue du secteur médico-social, mais elle existe aussi dans les organisations humanitaires qui se sont dotées d’un comité d’éthique appliquée ou, comme pour Handicap International (HI), de plusieurs dispositifs d’éthique organisationnelle, notamment son Institut dédié à l’éthique opérationnelle. L’existence de ces mécanismes et l’appui au développement de la culture éthique permettent, même en situation d’urgence, que les questions soient posées et que l’on se donne l’obligation d’y répondre au mieux. De cela nous sommes témoins et acteurs, dans notre pratique au quotidien au sein de l’Institut d’éthique opérationnelle de HI.
En forme d’épilogue
La jeune femme en post-partum évoquée en début d’article présentait une condition médicale particulièrement sérieuse. Effectivement transférée par l’ONG sœur, la patiente est morte peu après son arrivée à l’hôpital, de l’autre côté de la ligne de front. Exsangue. La responsable d’équipe a vérifié la pertinence de son arbitrage en interrogeant un chirurgien du siège de son organisation. Il lui a donné raison. Pourtant, dix-huit ans plus tard, alors que s’écrivent ces lignes et même si le choix était peut-être raisonnable, le questionnement subsiste.
« Il faut s’attacher à créer des espaces de dialogue préservés et dédiés, non seulement réservés aux alertes éthiques mais propices à créer les conditions d’un échange fécond. »
Depuis, notre pratique nous a convaincue qu’il n’est pas toujours possible de répondre définitivement et de manière optimale – oserions-nous dire « satisfaisante » ? – à ce type de dilemmes. Pourtant, elle nous a également enseigné qu’il est plus facile de les appréhender, les gérer, les métaboliser, puis de les questionner quand une culture éthique est promue au sein d’une organisation. Cette culture éthique facilite la prise de recul, le questionnement, et finalement l’accompagnement des professionnels. Il est ainsi – croyons-nous – indispensable de créer les conditions de son émergence et de sa pérennisation avec les dispositifs d’éthique organisationnels adaptés et la mise en œuvre de formations adéquates. Il faut s’attacher à créer des espaces de dialogue préservés et dédiés, non seulement réservés aux alertes éthiques, mais propices à créer les conditions d’un échange fécond. L’enjeu est important pour les organisations du secteur, les populations et les professionnels auxquels seraient ainsi épargnées un tant soit peu de souffrances et de fatigues éthiques, sujet qui mériterait une attention spécifique dans les métiers de l’aide. La congruence, soit la mise en œuvre effective des principes et de nos valeurs, mais aussi le rapport au sens du métier sont à ce prix.