La place des femmes dans le travail humanitaire : un enjeu d’équité et de qualité

Miren Bengoa
Miren BengoaOriginaire de Genève, Miren Bengoa est diplômée de Sciences Po (Paris) en relations internationales, elle est titulaire d’un certificat en développement économique à l’EPFL et d'un master en santé publique de l’Université de Londres. Elle a collaboré avec Médecins Sans Frontières – Suisse et Terre des Hommes, et a travaillé pendant huit ans en qualité de responsable de programmes en santé maternelle au Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA) et spécialiste de programmes en suivi et évaluation de l’unité de survie de l’enfant à l’UNICEF. Elle a effectué de nombreuses missions en Afrique et en Amérique latine sur des projets de santé communautaire, de protection de l’enfance et de prévention du VIH auprès des jeunes. Miren a dirigé la Fondation CHANEL pendant près de dix ans dans la lutte contre les inégalités de genre. En 2013, elle a aussi fondé et présidé l’association ONU Femmes France dont elle est aujourd’hui présidente d’honneur. En 2021, elle a rejoint le leader européen de l’économie sociale et solidaire, le Groupe SOS, en tant que directrice générale action internationale. Miren est aujourd’hui directrice de la Chaîne du Bonheur, la fondation d’utilité publique d’appel aux dons humanitaires suisse créée par les médias publics en 1946.

Renforcer la position des travailleuses humanitaires afin de garantir une meilleure prise en compte des besoins des femmes en situation de vulnérabilité. C’est ce plaidoyer que livre ici Miren Bengoa.


Le travail humanitaire est perçu à la fois comme une voie professionnelle à risques et un engagement personnel très fort. Il allie la forte demande pour des métiers techniques comportant une expertise de terrain à des compétences transversales d’adaptabilité, de relations humaines et de gestion du stress. Les différents métiers sont souvent associés à des profils genrés. Masculins, par exemple, dans la logistique et le transport, dans l’ingénierie en eau et assainissement, ou dans la reconstruction. Féminins, dans les métiers médicaux et para médicaux, l’aide psychosociale, la coordination et l’administration. De fait, ces stéréotypes ne sont pas dépourvus de réalité dans les rôles assignés, mais la proportion de femmes investies dans l’aide humanitaire reste largement sous-estimée. Ainsi, en 2019, l’Organisation des Nations unies (ONU) estimait que 43 % des postes humanitaires étaient occupés par des femmes[1]ONU Info, Dix choses à connaître sur les travailleurs humanitaires, 19 août 2019, https://reliefweb.int/report/world/dix-choses-conna-tre-sur-les-travailleurs-humanitaires.

Dans le même temps, on le sait[2]Development Initiatives, Global Humanitarian Assistance Report 2023, 20 June 2023, https://devinit.org/resources/global-humanitarian-assistance-report-2023, les crises humanitaires touchent autant les femmes que les hommes, chacun représentant 50 % des personnes impactées. Cette répartition est un peu différente si l’on considère uniquement les adultes, avec une proportion légèrement plus élevée de femmes touchées par les crises (53 %) que d’hommes (47 %)[3]Idem.. Si les données les plus récentes des appels humanitaires coordonnés par l’ONU sont désagrégées par sexe et âge, ce n’est pas le cas de façon systématique. Avec une meilleure connaissance des populations visées, les réponses humanitaires devraient être mieux calibrées et adaptées. En particulier, il est essentiel de réaliser que la moitié des personnes en détresse sont des enfants de moins de 18 ans (49 %, soit 90,3 millions). Au total, en 2022, les femmes et les enfants représentaient 76 % des personnes touchées par les crises humanitaires.

La prise en compte de la problématique genre au sein des organisations

À ce titre, les organisations non gouvernementales (ONG) internationales, les organisations humanitaires locales et les agences des Nations unies avec des branches opérationnelles ont déployé d’importants efforts. D’abord, dans le but de féminiser les effectifs dans les contextes de crise afin de couvrir les besoins techniques, assurer une compréhension et une adaptation socio-culturelles. Ensuite, pour intégrer dans leurs politiques de ressources humaines une perspective d’inclusion et de diversité. Malgré d’importants progrès dans les dernières décennies, il existe de fortes disparités entre les sexes : alors que les femmes représentent plus de 40 % de la main-d’œuvre humanitaire mondiale, elles sont largement sous-représentées dans les postes de direction, puisque seulement 20 à 25 % d’entre elles occupent des postes à responsabilité[4]Humanitarian Women’s Network, 2023 Annual Survey on Women in Humanitarian Work.. À plusieurs titres, la présence de femmes qualifiées à tous les niveaux du système d’assistance humanitaire est un levier indispensable pour une réponse de qualité.

« Malgré d’importants progrès dans les dernières décennies, il existe de fortes disparités entre les sexes. »

S’ils concernent tous les personnels humanitaires, les risques sécuritaires – en hausse constante[5]Meriah-Jo Breckenridge, Monica Czwarno, Mariana Duque-Diez et al., Aid Worker Security Report 2023. Security training in the humanitarian sector: Issues of equity and effectiveness, Humanitarian … Continue reading – affectent plus particulièrement les femmes qui, dans les zones de crise, sont plus exposées à certains types de violences genrées. Une étude du Humanitarian Women’s Network a ainsi révélé que 48 % des travailleuses humanitaires sondées[6]L’échantillon de l’étude représente 83 % de femmes travailleuses humanitaires internationales et 17 % de nationales. avaient été victimes de harcèlement sexuel au cours de leur carrière[7]Humanitarian Women’s Network…, op. cit.. Ces risques particuliers s’ajoutent aux difficultés de retenir les travailleuses humanitaires qui quittent souvent leur poste en raison d’un manque d’opportunités de développement de carrière, et d’un soutien inadéquat à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Le taux de rotation des femmes dans le secteur est en effet de 10 à 15 % plus élevé que celui de leurs homologues masculins[8]InterAction, Gender Equality in Humanitarian Organizations: Current Trends and Future Directions, 2023..

Témoignage de Hayastan Issa, responsable de la protection en Syrie pour l’ONG américaine Blumont

« Les femmes sont un élément essentiel de nos équipes humanitaires, et nombre d’entre elles travaillent dans des situations extrêmement difficiles. “Nous devons à la fois encourager les femmes à faire du travail humanitaire sur le terrain et leur fournir ce dont elles ont besoin pour se sentir en sécurité.” Nous demandons activement l’avis de nos travailleuses humanitaires, qui sont en contact direct avec les communautés et connaissent mieux que quiconque leur situation en matière de sécurité. Elles bénéficient parfois d’une sécurité supplémentaire et, dans les moments les plus difficiles, les équipes ont opté pour le travail à distance afin de rester en sécurité.[9]Blumont, Supporting Our Aid Workers, No Matter What, August 18, 2023, https://blumont.org/blog/humanitarian-day-aid-workers-2023 »

Parmi les bonnes pratiques mises en œuvre dans le secteur pour faire face à ces difficultés, on peut citer les exemples suivants. International Rescue Committee (IRC) a mis en place une formation complète à la sécurité et des systèmes de soutien pour le personnel féminin dans les zones à haut risque. Il s’agit notamment de mettre en place des mécanismes de signalement confidentiel et de fournir un soutien psychologique. En conséquence, l’IRC a constaté une réduction de 30 % de la rotation du personnel féminin dans les zones de conflit[10]IRC, 2023 Annual Report, 31 May 2024, https://www.rescue.org/sites/default/files/2024-05/PO2404_Annual%20Report%202023_No%20Donors-DIGITAL-Spreads%20%282%29.pdf. De son côté, CARE International a lancé l’initiative « Women in Leadership » qui propose des formations au mentorat et au leadership pour les femmes, à tous les niveaux. Ce programme a permis d’augmenter le pourcentage de femmes occupant des postes de direction de 22 % à 35 % en cinq ans[11]CARE International, Women in Leadership Initiative: Progress Report, 2023, https://www.care-international.org/what-we-do/gender-equality/womens-voice-and-leadership. Enfin, Médecins Sans Frontières (MSF) propose des modalités de travail flexibles et soutient le travail à distance lorsque cela est possible. L’organisation propose également des services de garde d’enfants sur place dans certains de ses plus grands bureaux de terrain. Ces mesures ont contribué à une augmentation de 25 % de la satisfaction au travail chez les employées[12]MSF, Rapport sur les ressources humaines de MSF, 2023.. En adoptant ces bonnes pratiques, les organisations humanitaires peuvent améliorer de manière significative le recrutement, le maintien en poste et le bien-être des travailleuses humanitaires, ce qui se traduira par des réponses humanitaires plus efficaces et plus équitables. Sur les plans local et international, la participation active des femmes à la conception, à la distribution et à l’évaluation de l’assistance humanitaire est donc plus fortement reconnue par les institutions.

Solidarité et sororité: gage d’un humanitaire plus juste et efficace?

À l’image du travail mené par Caritas[13]Caritas République tchèque, 6 reasons why women are important in humanitarian aid, 6 March 2024, https://svet.charita.cz/en/news/6-reasons-why-women-are-important-in-humanitarian-aid, il convient de rappeler que les femmes et les filles sont confrontées à des défis spécifiques lors des catastrophes et des crises que d’autres femmes pourraient être en mesure de mieux comprendre et de mieux gérer. Ainsi, la présence au plus près des communautés de femmes actives comme travailleuses humanitaires dans toutes les fonctions clés joue un rôle essentiel dans l’aide apportée aux femmes touchées par les crises humanitaires. En particulier, elles peuvent mieux appréhender les situations liées à la santé sexuelle et reproductive des femmes. Les femmes dans l’aide humanitaire peuvent être mieux à même d’apporter un soutien émotionnel à d’autres femmes et aider à surmonter certains obstacles auxquels elles sont confrontées dans l’accès aux soins de santé. La stigmatisation et le manque d’informations peuvent constituer une limite pendant les conflits et les urgences humanitaires.

« Dans de nombreuses sociétés, les femmes peuvent accéder à des espaces et à des populations parfois inaccessibles aux hommes. »

La participation effective de femmes issues des mêmes communautés permet également d’apporter une perspective et une compréhension uniques des cultures, des traditions et des coutumes sociales locales. Dans de nombreuses sociétés, les femmes peuvent accéder à des espaces et à des populations parfois inaccessibles aux hommes en raison de normes culturelles ou sociales. Les travailleuses humanitaires peuvent aller à la rencontre de femmes et d’enfants qui autrement seraient négligés, et leur fournir des services de base et une protection. En plus de l’accès et de la sensibilité socio-culturelle, les professionnelles de l’aide humanitaire peuvent représenter des modèles positifs pour d’autres femmes et participer à la lutte contre les stéréotypes et normes conservatrices et, ainsi encore, faciliter l’accès aux services.

De plus, il est clairement établi qu’au sein des populations civiles, les femmes sont touchées de manière disproportionnée par la violence lors des crises humanitaires, ce qui peut inclure traite des êtres humains, harcèlement sexuel, agressions et violences domestiques. En temps de crise, il est donc essentiel d’avoir des femmes dans les équipes humanitaires qui soient formées pour détecter, soutenir et atténuer le traumatisme que ces situations peuvent provoquer chez les femmes.

Cela est même parfois une urgence vitale. Depuis le changement de gouvernement afghan en 2020, la situation des femmes employées dans l’aide sociale et humanitaire s’est drastiquement aggravée. On l’a vu avec la diminution brutale de leurs droits à l’accès à l’espace public et au travail. Afin de maintenir les femmes en activité dans ce secteur, de nombreuses organisations ont mis en place des stratégies de recrutement et de conditions de travail particulières[14]UN Women, Promoting the Recrutement and Retention of Women Humanitarian Workers in Afghanistan, August 2022, … Continue reading dont la créativité laisse entrevoir les immenses défis. Il peut s’agir, pêle-mêle, de garantir un emploi à un couple, de publier des offres ciblant exclusivement les femmes, ou encore de créer des environnements de travail sécurisés et des conditions adaptées pour la promotion, la formation continue et l’équilibre familial des personnes employées.

« Les travailleuses humanitaires apportent une perspective unique à l’aide humanitaire et au développement. »

De toute évidence, en appeler à la parité des emplois humanitaires serait peu réaliste au vu des considérables enjeux de sécurité et d’attractivité de ces postes dans les situations les plus complexes, notamment pour les personnels expatriés. Il reste néanmoins essentiel de valoriser et rendre visible le travail exceptionnel fourni par les femmes dans toutes les lignes d’intervention, de favoriser le financement d’organisations locales féminines, et de garantir aux femmes les mêmes chances d’accès aux postes de responsabilité. Les équipes humanitaires sont et seront plus performantes lorsqu’elles sont diversifiées et inclusives. Les travailleuses humanitaires apportent une perspective unique à l’aide humanitaire et au développement. Il est donc important qu’elles soient impliquées dans le processus de prise de décision lors de la préparation des projets humanitaires et de développement. Elles contribueront ainsi à une approche globale de l’aide aux personnes affectées par les crises. Ces équipes mixtes doivent bénéficier d’un encadrement adéquat en matière de reconnaissance et de salaires, de garanties et de protection contre les violences physiques, sexuelles et le harcèlement.

Par-delà les pratiques courantes des ONG, ces considérations deviennent centrales au plus haut niveau. C’est en tout cas ce qu’exprime le Comité permanent inter-agences dans son plus récent document de cadrage, puisqu’il « s’engage à faire de l’égalité des sexes et de l’autonomisation des femmes et des filles dans l’action humanitaire l’un de ses principaux domaines prioritaires. En identifiant et en répondant aux besoins spécifiques des femmes, des filles, des garçons et des hommes dans toute leur diversité, en promouvant et en protégeant leurs droits humains, et en remédiant aux inégalités persistantes, voire aggravées, entre les hommes et les femmes, notamment par la promotion du leadership et de la contribution des femmes dans l’ensemble de la réponse humanitaire, [le Comité] assurera des résultats humanitaires plus équitables et plus efficaces pour toutes les populations touchées par une crise.[15]Inter-Agency Standing Committee (IASC), Gender Equality and the Empowerment of Women and Girls in Humanitarian Action, Updated 2023-27, p. 65, … Continue reading » La présence et la participation effective des femmes sont plus fortement reconnues comme un gage de qualité et d’équité dans les programmes humanitaires. Il s’agit désormais de mettre en œuvre les politiques et bonnes pratiques visant l’égalité des genres dans le nexus humanitaire-développement et maintien de la paix.

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References

References
1 ONU Info, Dix choses à connaître sur les travailleurs humanitaires, 19 août 2019, https://reliefweb.int/report/world/dix-choses-conna-tre-sur-les-travailleurs-humanitaires
2 Development Initiatives, Global Humanitarian Assistance Report 2023, 20 June 2023, https://devinit.org/resources/global-humanitarian-assistance-report-2023
3 Idem.
4 Humanitarian Women’s Network, 2023 Annual Survey on Women in Humanitarian Work.
5 Meriah-Jo Breckenridge, Monica Czwarno, Mariana Duque-Diez et al., Aid Worker Security Report 2023. Security training in the humanitarian sector: Issues of equity and effectiveness, Humanitarian Outcomes, August 2023, https://www.humanitarianoutcomes.org/sites/default/files/publications/ho_aidworkersectyreport_2023_d.pdf
6 L’échantillon de l’étude représente 83 % de femmes travailleuses humanitaires internationales et 17 % de nationales.
7 Humanitarian Women’s Network…, op. cit.
8 InterAction, Gender Equality in Humanitarian Organizations: Current Trends and Future Directions, 2023.
9 Blumont, Supporting Our Aid Workers, No Matter What, August 18, 2023, https://blumont.org/blog/humanitarian-day-aid-workers-2023
10 IRC, 2023 Annual Report, 31 May 2024, https://www.rescue.org/sites/default/files/2024-05/PO2404_Annual%20Report%202023_No%20Donors-DIGITAL-Spreads%20%282%29.pdf
11 CARE International, Women in Leadership Initiative: Progress Report, 2023, https://www.care-international.org/what-we-do/gender-equality/womens-voice-and-leadership
12 MSF, Rapport sur les ressources humaines de MSF, 2023.
13 Caritas République tchèque, 6 reasons why women are important in humanitarian aid, 6 March 2024, https://svet.charita.cz/en/news/6-reasons-why-women-are-important-in-humanitarian-aid
14 UN Women, Promoting the Recrutement and Retention of Women Humanitarian Workers in Afghanistan, August 2022, https://asiapacific.unwomen.org/sites/default/files/2022-10/af-four-pager-summary-women-humanitarian-workers.pdf
15 Inter-Agency Standing Committee (IASC), Gender Equality and the Empowerment of Women and Girls in Humanitarian Action, Updated 2023-27, p. 65, https://interagencystandingcommittee.org/sites/default/files/2024-02/%28ENDORSED%29%20IASC%20Policy%20on%20Gender%20Equality%20and%20the%20Empowerment%20of%20Women%20and%20Girls%20in%20Humanitarian%20Action.pdf

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