Pratiques salariales et extra-salariales des ONG : innover pour rester compétitif

Alexia Tafanelli
Alexia TafanelliDiplômée en affaires politiques et internationales de la Queen Mary University of London, Alexia Tafanelli a débuté sa carrière dans les organisations Solidarités International et Save the Children à des postes de programmes et de plaidoyer. Alexia a assuré en 2021 la coordination du Groupe Enfance de la Coordination Humanitaire et Développement (CHD) dont elle est, depuis, devenue la directrice.
Camille Rouxel
Camille RouxelÉtudiante en master 2 de politique internationale à Sciences Po Bordeaux, Camille Rouxel réalise son stage de fin d’étude à la direction exécutive de la CHD. Au cours de ses études, Camille a notamment travaillé sur des questions migratoires et de gouvernance internationale.

La professionnalisation du secteur de la solidarité internationale n’a manifestement pas porté tous ses fruits en termes de niveaux de salaires. Mais l’étude présentée ici montre que les attentes des salariés se situent aussi ailleurs, et que les pistes ne manquent pas pour attirer et garder celles et ceux qui décident de s’engager.


La question des rémunérations et des ressources humaines au sens large occupe une place significative dans les préoccupations des organisations non gouvernementales (ONG) du fait notamment de la professionnalisation croissante du secteur français de la solidarité internationale. Celui-ci est par essence protéiforme. En constante évolution, il présente une grande diversité de modèles organisationnels et convoque différentes formes de travail (du bénévolat à l’emploi salarié décliné sur plusieurs types de contrats, temps partiel, télétravail, etc.). Par ailleurs, ces considérations revêtent une dimension stratégique du fait des problèmes d’attractivité auxquels sont confrontées les ONG qui tentent perpétuellement d’innover afin d’attirer et de retenir les meilleurs talents au service de leur cause. Les pratiques salariales et extra-salariales des organisations font ainsi l’objet d’analyses, de comparaisons, voire de compétition au sein même du milieu associatif et avec le marché général de l’emploi.

Bien qu’étant un sujet d’intérêt majeur, les ressources humaines de la solidarité internationale n’ont fait que très peu l’objet d’études. En 2009, une étude se concentrant exclusivement sur les rémunérations a été menée par la Coordination d’Agen[1]Towers Watson, Coordination d’Agen. Baromètre des pratiques salariales des ONG, 2010.. Une autre étude, réalisée par Taste en 2014[2]Deloitte et Taste, Étude sur les Rémunérations Individuelles – Associations et Fondations, Observatoire de la Rétribution, février 2014, … Continue reading, actualise et élargit l’analyse des rémunérations au secteur non lucratif. Ces études, « précurseuses » dans le domaine, comportent néanmoins des lacunes et appellent à la réalisation d’une nouvelle étude afin d’actualiser les données. De plus, élargir l’analyse aux pratiques extra-salariales tout en incluant les nouveaux enjeux contemporains dans la grille de lecture (genre, télétravail, mobilité douce…) semblait primordial pour répondre aux défis liés à la professionnalisation du secteur. Afin de répondre aux enjeux des organisations, il semblait primordial de mener une étude qui aurait vocation à appuyer un argumentaire concernant les pratiques salariales et extra-salariales, tout en incluant les nouveaux défis auxquels le secteur fait face et doit s’adapter. C’est dans ce cadre que la Coordination Humanitaire et Développement (CHD) a décidé de réaliser, avec l’appui du cabinet Deloitte, une étude sur les pratiques salariales et extra-salariales des ONG françaises[3]Coordination Humanitaire et Développement, a, Deloitte, 30 novembre 2022, https://www.c-hd.org/pdf/pm_mod_files/etudes/pdf_etudes.pdf. Collectif fondateur de Coordination SUD, la CHD est un collectif français de solidarité internationale qui regroupe cinquante-six organisations engagées dans le domaine de l’humanitaire et du développement. Œuvrant au regroupement et à la coordination des acteurs de terrain ainsi qu’à la promotion de leur spécificité auprès des partenaires privés et publics, elle était donc légitime à diligenter cette étude qui s’inscrit pleinement dans son mandat. En lançant cette dernière, la CHD avait pour ambition d’éclairer les ONG sur leurs pratiques salariales actuelles, de les aider à mettre en œuvre des politiques de rémunération plus efficaces, alignées avec leur culture, leur mode de fonctionnement et leurs objectifs stratégiques. Il s’agissait également d’assurer une veille concurrentielle au niveau des tendances actuelles et des pratiques émergentes. Selon les propos de Yolaine Guérif, directrice de l’association Partage et membre du comité de pilotage en charge d’assurer la bonne conduite et le respect des orientations de l’étude, « le but était d’avoir un socle commun de référence pour des rémunérations plus justes. » De plus, cette étude avait vocation à devenir un solide outil de plaidoyer auprès des pouvoirs publics permettant de souligner l’impact des décisions de l’environnement institutionnel sur le secteur de la solidarité internationale. « Nous avions aussi l’espoir que la transmission de cette étude aux pouvoirs publics ferait évoluer le cadrage budgétaire des programmes financés par l’État », éclaire Delphine Hugues, responsable des ressources humaines de La Guilde et membre du comité de pilotage de l’étude.

« À mesure que l’on évolue dans les niveaux de responsabilité, la progression salariale est très faible. »

Dans le cadre de cet article, notre ambition est d’alimenter la réflexion du secteur autour de tels enjeux à partir des grandes tendances et pratiques mises en exergue dans cette étude. Basée sur un panel de cinquante-huit organisations aux missions sociales, tailles et budgets divers, celle-ci avait pour objectif d’assurer une représentativité équilibrée du secteur tout en préservant les spécificités des petites et moyennes ONG. Ainsi, 16 % d’entre elles ont un budget inférieur à 500 000 euros, et 10 % un budget supérieur à 30 millions d’euros. Concernant leurs effectifs, 22 % des organisations comptent moins de dix salariés et 16 % en comptent plus de quatre-vingts. La population considérée dans cette étude regroupe les salariés en CDI et CDD, basés en France ou expatriés, ce qui représente 8 557 salariés dont 39 % de cadres et 61 % de non-cadres.

Une compétitivité fragile face au marché général

Si la capacité des organisations à attirer et surtout retenir des talents est faible, la rémunération semble en être une des raisons. En moyenne, les salariés du secteur sont rémunérés en deçà des montants médians observés sur le marché général : -19,3 % pour les non-cadres, et -35,4 % pour les cadres, en rémunération totale. Ces derniers ont un positionnement fortement décroché avec des niveaux médians inférieurs au premier décile du marché général. Plus les niveaux de responsabilité sont élevés, plus la perte de compétitivité s’accentue. De plus, à mesure que l’on évolue dans les niveaux de responsabilité, la progression salariale est très faible. Entre les 10 % des rémunérations les plus hautes et les 10 % des rémunérations les plus basses du panel, le ratio est de 2,05 en rémunération totale, là où il est de 3,07 sur le marché général. Cette faible marge de progression, qui concerne surtout les petites et moyennes organisations, a un impact sur la rétention des talents. « Nous avons des difficultés à conserver durablement ces ressources, car nous sommes limités dans la progression des salaires », souligne Delphine Hugues. Par ailleurs, à statut équivalent, toutes les filières de métier ont un positionnement inférieur au marché général. Et Delphine Hugues d’ajouter : « En effet, nous rencontrons des difficultés à recruter pour les fonctions support telles que les services financiers et administratifs, car la concurrence est beaucoup plus forte et les salaires plus avantageux sur le marché marchand. »

Problématiques d’équité interne

Au-delà de la compétitivité externe, les organisations font face à des enjeux d’équité interne, à savoir s’assurer que les emplois comportant des exigences semblables soient rémunérés de façon équivalente au sein d’une organisation. En effet, le secteur présente des disparités de rémunération pour des niveaux de responsabilité équivalents qui dépassent la tendance générale : 12 % des non-cadres et 28 % des cadres se situent en dehors de la zone d’équité[4]La « zone d’équité » comprend la zone entre ± 10 % de la médiane ; au-delà de ces bornes,il y a un risque d’iniquité. L’équité interne s’apprécie au regard du pourcentage … Continue reading. Ces écarts s’expliquent par les différentes tailles d’organisations et le traitement au cas par cas qui peut exister, notamment en l’absence de grille salariale. Un exemple concerne les inégalités salariales entre les hommes et les femmes, le secteur de la solidarité internationale ne faisant pas exception sur ce point, même si les écarts s’avèrent moins importants que sur le marché général. En effet, les femmes ont une rémunération moyenne inférieure de -1,5 % par rapport aux hommes, contre -3,7 % sur le marché général. Guidées par des valeurs de justice sociale, d’égalité et de droits humains, les organisations favorisent une culture organisationnelle attentive à l’égalité des genres et adoptent des politiques de rémunération plus équitables. Néanmoins, sur le plus haut niveau de responsabilité organisationnelle, les hommes ont une rémunération totale supérieure de 16,1 % par rapport aux femmes. Au-delà des écarts salariaux, le plafond de verre dans le secteur de la solidarité internationale est largement marqué : les femmes fortement représentées sur des niveaux non-cadres, le sont de moins en moins au fur et à mesure que le niveau de responsabilité augmente. Elles deviennent même minoritaires sur les niveaux de cadres de direction.

Dynamiser les politiques de mobilité et d’expatriation malgré les contraintes

La rétention des talents passe aussi par une valorisation et une dynamisation de leur parcours professionnel au travers de la mobilité interne et géographique. Si les organisations ont conscience des enjeux de communication et d’outillage des politiques de mobilité, l’effectivité de ces dernières peut être limitée du fait de la taille de la structure, comme le souligne Delphine Hugues : « Nous sommes trente-cinq, les possibilités d’évolution et de mobilité sont moindres par rapport à des structures plus grandes […] même si nous faisons en sorte de donner des opportunités, de faire évoluer les postes et de favoriser la promotion interne. » Concernant les mobilités géographiques, deux tiers des ONG rencontrent des difficultés pour recruter des expatriés. Couplé à un contexte où l’expatriation ne représente plus un modèle d’achèvement pour les salariés, le manque d’attractivité des packages de rémunération représenterait un frein majeur selon les organisations.

Avantages sociaux et environnement de travail: principaux leviers pour se distinguer

Afin d’attirer et de conserver les meilleurs talents, les organisations promeuvent des stratégies de rémunération dite globale, en incluant des composantes extra-salariales. « Si les rémunérations sont en deçà du marché général, chez Partage on adopte une stratégie de rémunération plus globale. Cela se traduit par des avantages tels que les chèques-cadeaux et le forfait mobilité durable, une allocation financière qui encourage des modes de déplacement plus durables, mais aussi la valorisation d’un bon équilibre entre travail et vie personnelle », indique Yolaine Guérif.

« Un autre avantage largement mis en place dans les organisations est le travail à distance qui permet des modalités de travail flexible, critère essentiel des salariés. »

La marge de manœuvre des plus petites organisations est néanmoins limitée dans l’attribution d’une rémunération globale attractive, car elles peinent à égaler les ressources disponibles des plus grandes structures. Un autre avantage largement mis en place dans les organisations est le travail à distance qui permet des modalités de travail flexible, critère essentiel des salariés. Accorder une importance primordiale à ces avantages dans les stratégies RH semble être bénéfique, comme en témoigne la satisfaction des collaborateurs. De fait, Yolaine Guérif précise : « Dans le cadre de notre stratégie RH 2022-2025, nous avons élaboré une grille de rémunération, instauré un accord sur le télétravail, et un forfait mobilité durable. Cela a été une grande réussite puisque la proportion de salariés “plutôt satisfaits ou satis­faits” est passée de 16 % à 72 %. »

 L’étude comme catalyseur de changement

L’étude de la CHD a ainsi permis de mettre en lumière ces enjeux d’attractivité et de rétention des talents liés à la professionnalisation du secteur. La mutualisation des pratiques salariales et extra-salariales donne une visibilité aux organisations qui peuvent alors se positionner et se comparer entre elles et avec le marché général. Pour certaines, cela s’est traduit par de nouveaux outils de gestion des ressources humaines adaptées et des rémunérations globales plus attractives. Yolaine Guérif observe qu’« en interne, l’étude nous a fourni un outil de référence permettant de construire une grille de rémunération et finalement de renforcer notre transparence et redevabilité vis-à-vis de nos salariés, du CSE[5]Le CSE (comité social et économique) est l’instance de représentation du personnel mis en place dans les entreprises d’au moins onze salariés [NDLR]. et de toutes nos parties prenantes. ». Concernant la Chaîne de l’Espoir, « l’étude m’a permis de réaliser un benchmark des rémunérations afin de doter l’organisation de sa première grille salariale », témoigne Laure Lengaigne, directrice des ressources humaines de cette association et membre du Cercle RH. Enfin, « l’étude nous a permis de justifier nos demandes pour procéder à des augmentations générales des salaires, action qui n’avait jamais été menée dans l’histoire de l’association », ajoute Delphine Hugues.

Au-delà de la mise en place de ces actions spécifiques, l’étude a permis de mettre en exergue des axes de réflexion et constats nécessaires aux organisations de toute taille pour continuer à faire évoluer leurs pratiques. Ainsi, dans une perspective d’équité interne et d’attractivité, les organisations tendraient à améliorer la compétitivité de leurs pratiques, à développer des outils de gestion adéquats et à dynamiser les parcours de carrière pour retenir leurs talents.

Afin d’enrichir la réflexion autour de ces axes, la CHD a créé un espace d’échange entre les organisations désireuses de renforcer leurs capacités et de mutualiser leurs pratiques. « Dans un secteur où la réglementation et le droit du travail sont particuliers, le Cercle RH nous permet d’échanger les bonnes pratiques des uns et des autres et de s’entraider face à des problématiques communes. On sort de l’isolement que peut nous imposer notre fonction en tant que RH et cela nous permet de nous enrichir mutuellement », confirme Laure Lengaigne. Ainsi, et depuis bientôt deux ans, le Cercle RH se rassemble tous les trimestres autour d’ateliers d’échange de savoir et de pratiques sur des sujets comme l’organisation de la fonction RH au sein des ONG, l’innovation dans les modes de travail, ou encore les moyens et modalités des organisations pour renforcer leur équité interne et externe. Chaque session est animée par un grand témoin spécialisé sur le sujet traité, ou comprend la présentation par une ou plusieurs organisations de leurs pratiques. S’inscrivant dans une dynamique de prospective pour répondre aux enjeux futurs de la professionnalisation, le Cercle RH a récemment vu émerger un sujet : l’utilisation de l’intelligence artificielle par les organisations de la solidarité internationale. « Le secteur de l’humanitaire est très en retard sur l’innovation. On a du chemin à faire, mais on commence à se poser les questions et à se former », indique Laure Lengaigne. Si cet outil a un fort potentiel pour soutenir les fonctions RH – et plus généralement les fonctions support –, ses limites pratiques et éthiques font l’objet de questionnements exprimés lors de réunions de travail. Un enjeu reste et restera donc cette nécessité pour les organisations d’innover et de mutualiser leurs pratiques afin de proposer des rémunérations globales attractives pour les talents.

Outre son effet fédérateur propice à la professionnalisation du secteur, cette étude offre des moyens de sensibilisation et de communication indéniables. Dans une optique de plaidoyer, ces échanges favorisent une plus grande transparence vis-à-vis des partenaires publics et privés et permettent à la CHD, tout comme aux organisations membres du Cercle RH, de porter un plaidoyer en faveur d’une augmentation des coûts structurels pour le développement des activités des organisations à l’international. Désireuse de perpétuer son engagement à accompagner les acteurs de la solidarité internationale, la CHD prévoit une réédition de l’étude en 2025 afin de mesurer l’évolution des pratiques, qui sera ouverte à l’ensemble du secteur.

Cet article vous a été utile et vous a plu ? Soutenez notre publication !

L’ensemble des publications sur ce site est en accès libre et gratuit car l’essentiel de notre travail est rendu possible grâce au soutien d’un collectif de partenaires. Néanmoins tout soutien complémentaire de nos lecteurs est bienvenu ! Celui-ci doit nous permettre d’innover et d’enrichir le contenu de la revue, de renforcer son rayonnement pour offrir à l’ensemble du secteur humanitaire une publication internationale bilingue, proposant un traitement indépendant et de qualité des grands enjeux qui structurent le secteur. Vous pouvez soutenir notre travail en vous abonnant à la revue imprimée, en achetant des numéros à l’unité ou en faisant un don. Rendez-vous dans notre espace boutique en ligne ! Pour nous soutenir par d’autres actions et nous aider à faire vivre notre communauté d’analyse et de débat, c’est par ici !

References

References
1 Towers Watson, Coordination d’Agen. Baromètre des pratiques salariales des ONG, 2010.
2 Deloitte et Taste, Étude sur les Rémunérations Individuelles – Associations et Fondations, Observatoire de la Rétribution, février 2014, https://www2.deloitte.fr/documents/Etude_Remuneration_NonProfit_022014.pdf
3 Coordination Humanitaire et Développement, a, Deloitte, 30 novembre 2022, https://www.c-hd.org/pdf/pm_mod_files/etudes/pdf_etudes.pdf
4 La « zone d’équité » comprend la zone entre ± 10 % de la médiane ; au-delà de ces bornes,il y a un risque d’iniquité. L’équité interne s’apprécie au regard du pourcentage de salariés en dehors de cette zone d’équité.
5 Le CSE (comité social et économique) est l’instance de représentation du personnel mis en place dans les entreprises d’au moins onze salariés [NDLR].

You cannot copy content of this page