En matière de santé mentale comme ailleurs, les institutions fonctionnent selon des archétypes qui flèchent les financements et les efforts de soutien. Le cas de la République démocratique du Congo illustre les conséquences de ce mode de fonctionnement s’agissant de l’accès des hommes aux dispositifs de soins.
En République démocratique du Congo (RDC), une très récente politique de santé mentale[1]Ministère de la Santé publique, Hygiène et Prévention, « Politique sous-sectorielle de santé mentale », Secrétariat général à la Santé, République démocratique du Congo, 2022. propose de renforcer l’intégration de la santé mentale à tous les niveaux du système public de santé. Elle vient consolider un premier programme national établi deux décennies plus tôt, et à l’issue duquel seules 10 % des structures de santé publique ont intégré les services psychosociaux à leurs activités[2]Idem.. Dans de nombreuses provinces du pays, les demandeurs de soins doivent parcourir des centaines de kilomètres de pistes pour trouver un psychologue[3]World Health Organization, Mental health Atlas country profile 2014: Democratic Republic of the Congo, … Continue reading. Ces conditions dissuasives, associées à des difficultés organisationnelles (insuffisance d’infrastructures) et opérationnelles (manque de personnel qualifié ainsi que de ressources matérielles et financières), représentent des obstacles considérables à l’accès universel revendiqué par la nouvelle politique.
Une politique inclusive, une application parcellaire
Selon le document programmatique, l’ensemble de la population congolaise devrait pouvoir accéder aux services de santé mentale et à la prise en charge des problèmes liés aux psycho-traumatismes. Le texte reconnaît des besoins grandissants[4]Ministère de la Santé publique, Hygiène et Prévention, « Rapport final de l’atelier de réflexion sur l’intégration de la Santé mentale dans les soins de santé primaire en République … Continue reading dus aux conflits armés, aux épidémies et à la pauvreté qui affectent les Congolais de manière chronique depuis les années 1990. Dans les faits, cependant, on constate que de nombreux champs d’exclusion perdurent, à commencer par les hommes – dont les auteurs de violences eux-mêmes – qui sont largement marginalisés par les services de santé mentale. Invisibilisée dans les politiques de santé publique, inaudible par les prestataires de soin et stigmatisée par la société, la souffrance psychologique des hommes est rarement prise en compte. Cet article, élaboré à partir des observations des auteurs dans l’est de la RDC, met en avant les mécanismes discursifs et socio-culturels qui sous-tendent la marginalisation des hommes dans les questions de santé mentale.
Dans un premier temps, nous examinerons la manière dont les politiques humanitaires, largement influencées par le cadre discursif du « viol comme arme de guerre », orientent majoritairement leurs prestations de santé mentale vers les femmes victimes de violences sexuelles et, ce faisant, excluent quasi systématiquement les hommes. En parallèle, les normes locales de masculinité constituent un obstacle supplémentaire à l’accès des hommes à la santé mentale. Nous explorerons ensuite les attitudes des communautés et des prestataires de santé face à l’expression de la souffrance masculine, et l’exclusion que les unes et les autres produisent. Ces dimensions politiques et socio-culturelles sont un frein significatif – bien que peu reconnu – à la provision inclusive de la santé mentale en RDC. Nous conclurons l’article avec une série de propositions concrètes pour une meilleure incorporation et prise en compte des besoins des hommes et des auteurs de violences dans les programmes de santé mentale.
Au préalable, nous souhaitons insister sur le fait que l’attention portée à la souffrance des hommes ne minore en aucun cas l’importance de la violence vécue par les femmes et l’ampleur de leurs besoins s’agissant de services psychologiques. Les femmes et les filles sont effectivement touchées par la violence de manière disproportionnée. Cependant, dans un contexte comme celui de la RDC, où la plupart des personnes ont connu de multiples formes de victimisation[5]Marian T. A. Tankink and Henny Slegh, Living Peace in Democratic Republic of the Congo: An Impact Evaluation of an Intervention with Male Partners of Women Survivors of Conflict-Related Rape and … Continue reading, il est nécessaire d’accorder une attention plus soutenue aux expériences des hommes. Or, force est de constater que les débats dans le secteur de l’aide et au sein des cercles féministes tendent à s’enliser rapidement dans des arguments à somme nulle sur l’appropriation par les hommes du « financement des femmes »[6]Jerker Edström, “The male order development encounter”, IDS Bulletin, vol. 45, no. 1, 2014, pp. 111–123, … Continue reading.
Nous soutenons qu’en RDC, le silence sur la souffrance des hommes a laissé une grande partie d’entre eux – qu’ils soient victimes ou auteurs de violences – sans réponse à leurs problèmes, malgré le fait que cette souffrance croise et aggrave celle de leurs épouses, de leurs enfants et de la communauté en général[7]Chris Dolan, “Has patriarchy been stealing the feminists’ clothes? Conflict-related sexual violence and UN Security Council resolutions”, IDS Bulletin, vol. 45, no. 1, 2014, pp. 80–84, … Continue reading. En effet, nos recherches montrent que, dans un contexte plus large de violence structurelle profonde, les hommes sont continuellement exposés à la violence des porteurs d’armes, à la corruption et à la criminalité, ce qui aggrave leurs expériences de la pauvreté et entraîne la méfiance, le désemparement et l’isolement social. Par conséquent, leurs identités conjointes d’auteurs, survivants et témoins de la violence, doivent être considérées avec attention. Reconnaître que les hommes, comme les femmes, connaissent des niveaux extrêmes de souffrance – bien que selon des modalités différentes – est une condition préalable à la mise en place d’un système de santé mentale plus complet et inclusif qui profitera à l’ensemble de la communauté.
La marginalisation des hommes dans les discours humanitaires
Sur le territoire de la RDC, près de 90 % des infrastructures de soins de santé mentale sont prises en charge par des organisations non gouvernementales (ONG)[8]Ministère de la Santé publique, Hygiène et Prévention, « Politique sous-sectorielle… », op. cit. qui pallient l’incapacité de l’État congolais à fournir ces soins. Par conséquent, la prestation des soins de santé mentale est influencée par les exigences de la collecte de fonds et les priorités humanitaires, notamment en zones de crise.
Dans son analyse des réponses institutionnelles à la violence sexuelle dans les conflits armés en RDC, Chloé Lewis[9]Chloé Lewis, Gender protection/Protecting the gender order: rethinking responses to sexual violence in armed conflict and its aftermath, Unpublished Thesis, 2018, Oxford University. décrit l’émergence de l’archétype de la « femme victime de viol » et son influence sur les discours des acteurs humanitaires. Cet archétype, qui présente la femme congolaise comme désemparée, brutalisée et victimisée, a abouti aux résolutions 1325 et 1820 de l’ONU et a conféré une légitimité indiscutable à l’architecture de la réponse internationale. Lewis présente le sujet victime (féminin) comme une « ressource culturelle puissante » pour l’établissement de l’ordre du jour[10]R. Charli Carpenter, “Women, children, and other vulnerable groups: gender, strategic frames and the protection of civilians as a transnational issue”, International Studies Quarterly, vol. 49, … Continue reading, ce qui, selon elle, explique sa longévité. Bien que l’archétype de la « femme victime » ait attiré l’attention internationale sur l’étendue du phénomène du « viol comme arme de guerre » et contribué à développer des réponses humanitaires complètes pour les femmes et les filles victimes, ce récit unique n’en demeure pas moins problématique. En effet, l’hégémonie de ce modèle simplifié et essentialiste de la « femme-victime » coïncide avec l’émergence et la large diffusion de celui de « l’homme-perpétrateur ». Comme l’explique Lewis, « qu’il soit explicite ou non, l’imaginaire partagé de la femme congolaise repose sur des hypothèses contraires concernant l’homme congolais et les réifie. Il s’agit essentiellement de son identité, [et] des préjudices sexuels qu’il commet (inévitablement).[11]Chloé Lewis, Gender Protection…, op. cit., p. 219. »
Cet imaginaire simplifié de la « femme-victime » et de l’« homme-perpétrateur » a des implications matérielles importantes au sens où il crée des exclusions en influençant les priorités s’agissant de bénéficiaires des prestations de services. Pourtant, au niveau des directives du Comité permanent inter-organisations (IASC[12]Directives du Comité permanent inter-organisations, 2007, https://interagencystandingcommittee.org/system/files/iasc_guidelines_mhpss_french.pdf) concernant la santé mentale et le soutien psychosocial dans les situations d’urgence, les hommes sont explicitement inclus comme population vulnérable encourant un risque accru de problèmes psychologiques. Cependant, dans le contexte congolais, les ressources restent implicitement dirigées vers les femmes. Par exemple, la plupart des recherches sur la santé mentale menées en RDC sont concentrées sur les violences sexuelles perpétrées sur les femmes et sur les enfants anciennement associés à des groupes armés[13]An Verelst, Maarteen De Schryver, Eric Broekaert et al., “Mental health of victims of sexual violence in eastern Congo: associations with daily stressors, stigma and labelling”, BMC Women’s … Continue reading. Cela vient du fait que ces deux groupes sont considérés comme vulnérables de facto[14]Camille Maubert, « Regards critiques sur la protection de l’enfance en République démocratique du Congo », Alternatives Humanitaires, n° 19, mars 2022, p. 46-59, … Continue reading, et comme affectés de manière disproportionnée par la violence. A contrario, l’homme congolais n’est perçu qu’à travers le prisme de la souffrance infligée, et non de la souffrance vécue.
Nous soutenons ici que la large diffusion de ces archétypes produit une forme d’exclusion épistémique en empêchant que la souffrance des hommes soit « connue », et donc prise en compte. Alors que la souffrance psychologique des hommes est documentée par certaines organisations[15]Promundo-US, Living peace groups: Implementation manual and final project report, GBV prevention and social restoration in the DRC and Burundi, 2014, … Continue reading, il reste difficile pour les acteurs humanitaires de penser au-delà du cadre discursif en place[16]Camille Maubert, “From the ‘évolué’ to the ‘genré’ man: A decolonial analysis of gender transformative interventions in the Democratic Republic of Congo”, 4th Global Conference on … Continue reading. Il en résulte que l’accès au statut de « victime » ou de « personne traumatisée » ayant droit toutes deux à un soutien psychologique est en partie conditionné par ce discours hégémonique en vigueur en RDC. Les chercheuses Maria Eriksson Baaz et Maria Stern[17]Maria Eriksson Baaz and Maria Stern, Sexual Violence as a Weapon of War? Perceptions, Prescriptions, Problems in the Congo and Beyond, Zed Books, 2013. dénoncent cette écoute partielle de l’industrie humanitaire qui agit comme un biais de confirmation où seules les informations qui correspondent au récit dominant sont préservées quand les autres deviennent inintelligibles.
Normes de masculinité et invisibilité de la souffrance des hommes
À l’échelle des communautés, les normes de masculinité constituent un obstacle supplémentaire à l’accès des hommes à la santé mentale. En RDC, comme dans de nombreuses sociétés patriarcales, les attitudes et comportements collectifs sont influencés par un ensemble de règles et de valeurs qui spécifient la façon dont les hommes et les femmes doivent agir. Selon les autrices Carol Gilligan et Naomi Snider, « plus insidieusement, le patriarcat existe aussi en interne, façonnant la façon dont nous pensons et ressentons, dont nous nous percevons et jugeons nos désirs, nos relations et le monde dans lequel nous vivons »[18]Carol Gilligan et Naomi Snider, Pourquoi le patriarcat ?, Flammarion, 2021.. En d’autres termes, les normes sociales de masculinité et fémininité déterminent les comportements, mais aussi les émotions qui sont jugées appropriées pour chaque sexe.
Le patriarcat est fondé sur le détachement masculin, l’atténuation de l’empathie et la dissimulation de la vulnérabilité. Dans un système où le masculin doit dominer, les hommes sont en danger s’ils se montrent trop vulnérables. Commentant les dimensions psychologiques du patriarcat, Bell Hooks explique que « la culture patriarcale ne se soucie pas vraiment du malheur des hommes. […] Les mœurs patriarcales enseignent aux hommes une forme de stoïcisme émotionnel selon lequel ils sont plus virils s’ils ne ressentent rien.[19]Bell Hooks, The Will to Change: Men, Masculinity and Love, Washington Square Press, 2004, p. 5. » Il n’y a qu’une seule émotion que le patriarcat valorise lorsqu’elle est exprimée par les hommes : la colère. En RDC, les attentes sociales envers les hommes sont d’être fort physiquement et mentalement, d’être responsable et de subvenir à l’ensemble des besoins de la famille, et de contrôler leurs émotions. Être un homme signifie être aux commandes en permanence, se sentir maître de la situation et ne pas montrer ses faiblesses. Les garçons sont encouragés à ne pas pleurer et les hommes à ne pas parler de leurs problèmes, même avec leurs épouses. Nos observations auprès des hommes qui participent aux activités de l’ONG congolaise Ghovodi (Groupe des hommes voués au développement intercommunautaire)[20]Camille Maubert, « Regards critiques sur… », art. cit. pour la réduction de la violence dans les familles montrent l’incapacité des hommes à s’ouvrir sur leurs besoins psychologiques et émotionnels, et ce, malgré la surcharge des attentes et de multiples stresseurs quotidiens. Certains d’entre eux parlent d’un état de colère et de détresse intérieure qu’ils ne parviennent pas à exprimer sans violence. Face à des normes sociales qui stigmatisent la faiblesse masculine, les hommes gèrent seuls leur mal-être – et parfois se tournent vers des mécanismes d’adaptation destructeurs (alcool, drogues, comportements à risque).
Les normes de masculinité sont donc un obstacle important à l’utilisation par les hommes des services de santé mentale. Même lorsque ceux-ci sont disponibles, les hommes hésitent à venir y chercher un soutien, car les « maisons d’écoute » et autres structures de santé mentale sont avant tout considérées comme des services dédiés aux femmes et aux filles. Par ailleurs, ceux qui font la démarche sont parfois mal reçus par les prestataires de soins, qui adhèrent eux-mêmes aux normes sociales et ne les prennent pas au sérieux. Chris Dolan[21]Chris Dolan, “Letting go of the gender binary: Charting new pathways for humanitarian interventions on gender-based violence”, International Review of the Red Cross, vol. 96, no. 894, 2014, … Continue reading, qui étudie la marginalisation des hommes victimes de violences sexuelles, montre qu’ils rencontrent des difficultés à être reconnus comme victimes et à obtenir un soutien médical et psychologique. Selon lui, cela est dû à la fois au manque de sensibilisation du personnel de terrain au traitement des survivants hommes, et aux préjugés culturels. Au-delà des violences sexuelles, le silence collectif sur la souffrance des hommes et la stigmatisation sociale des expressions de faiblesse sont des facteurs clés de marginalisation des hommes.
Pistes de réflexion
Cet article met en lumière l’influence des discours essentialistes tant au niveau des politiques humanitaires (avec les archétypes de femme-victime et d’homme-perpétrateur) qu’au niveau des communautés (avec les normes de masculinité) sur la reconnaissance, l’acceptabilité et le traitement de la souffrance des hommes. D’un côté, les injonctions à la puissance et à l’endurance et, de l’autre, l’invisibilité des besoins psychologiques ont pour conséquence l’exclusion de facto des hommes des soins de santé mentale. Nous concluons avec quelques propositions pour améliorer l’accompagnement psychologique des hommes.
- Repenser la santé mentale à travers le concept d’intersectionnalité[22]Kimberlé William Crenshaw, On Intersectionality: Essential Writings, The New Press, 2014.: ce concept réfère à la nature interconnectée des catégorisations sociales telles que la race, la classe et le sexe, créant des systèmes de discrimination qui se chevauchent et sont interdépendants. L’accent dominant mis sur le genre comme cadre pour « connaître » la souffrance crée des hiérarchies dans lesquelles la souffrance des femmes est visible tandis que les compréhensions et les expériences alternatives sont réduites au silence. Une approche intersectionnelle permet de prendre en compte les multiples identités possibles des hommes qui peuvent être à la fois auteurs et victimes de violence.
- Travailler sur l’environnement communautaire : reconnaître la souffrance des hommes et leur lien direct avec les violences vécues par les femmes nous amène à questionner les approches centrées sur l’individu et à proposer une approche collective à l’échelle de la famille ou de la communauté. Ce travail sur les facteurs favorisant les traumatismes des personnes permettrait de développer un environnement résilient et protecteur pour une amélioration plus durable de la santé mentale.
- Faciliter la création de cadres d’expression collectifs – par exemple au sein des églises ou des quartiers – pour encourager une prise de conscience individuelle et collective de la souffrance des hommes.