Les chiffres comme déclencheurs de l’émotion : enjeux des données dans la communication et le plaidoyer humanitaires

Les chiffres comme déclencheurs de l’émotion : enjeux des données dans la communication et le plaidoyer humanitaires

Émilie Poisson
Émilie PoissonÉmilie Poisson est directrice de l’apprentissage, de l’engagement et du développement organisationnel chez IMPACT Initiatives, une organisation suisse de recherche appliquée, spécialisée dans la collecte et l’analyse de données dans des contextes de crise humanitaire. Forte de plus de dix-sept ans d’expérience dans les secteurs humanitaire, du développement et de l’engagement stratégique, elle a occupé des postes de direction chez IMPACT, Convergences et ACTED, pilotant des équipes dans plus de trente pays.

Parfois, les « killer facts » rivalisent avec les photos chocs dans la communi­cation humanitaire. Ces statistiques percutantes visent, certes, à mobiliser l’opinion, mais leur poli­tisation croissante interroge leur crédibilité. Comment produire des données fiables et préserver leur pouvoir de conviction dans un monde de post-vérité et de défiance généralisée ?


Depuis plusieurs décennies, la compré­hension et la mesure des besoins des populations affectées par des crises constituent un pilier central de l’action humanitaire. Cette dynamique s’est intensifiée avec les engagements du Grand Bargain en 2016[1]Inter-Agency Standing Committee, Qu’est-ce-que le Grand Bargain ?, 1er juillet 2017, https://interagencystandingcommittee.org/grand-bargain-official-website/quest-ce-que-le-grand-bargain, qui ont renforcé l’exigence de redevabilité et d’efficacité dans l’allocation des ressources, depuis les bailleurs internationaux jusqu’aux organisations non gouvernementales (ONG) opérant sur le terrain[2]Center for Humanitarian Data, Série de notes d’orientation. La responsabilité des données dans l’action humanitaire. Partage responsable des données avec les bailleurs de fonds, décembre … Continue reading. Presque mécaniquement, ces données sont deve­nues constitutives des pratiques de plai­doyer destinées à convaincre et orienter donateurs, décideurs et grand public.

L’usage stratégique des statistiques dans les campagnes de communication huma­nitaire s’inscrit dans une histoire plus longue, amorcée dès les années 1980 avec la montée du plaidoyer professionnel, notamment au sein des ONG bri­tanniques. Ces dernières ont popularisé l’emploi de killer facts – des chiffres per­cutants, simples et mémorables – pour capter l’attention du public, simplifier des enjeux complexes, et susciter une mobi­lisation rapide. Aujourd’hui, ces données s’affichent dans le métro, sur les réseaux sociaux, ou dans des infographies virales, conférant aux discours émotionnels une aura de scientificité et d’irréfutabilité. Cette stratégie, analysée notamment par Pascal Dauvin[3]Pascal Dauvin (dir.), La communication des ONG humanitaires, Éditions L’Harmattan, 2010., s’inscrit dans une logique de professionnalisation du plaidoyer, où l’impact prime souvent sur la nuance. Le lien entre information et communication se construit ainsi autour de statistiques « chocs », destinées à la fois à renseigner, mais aussi à mobiliser l’opinion et pous­ser les donateurs et décideurs à l’action.

« S’appuyer sur des preuves scientifiques pour démontrer un état de fait ou promouvoir une cause n’a peut-être jamais été aussi nécessaire et complexe. »

Pourtant, à l’ère des fake news et de la post-vérité, s’appuyer sur des preuves scientifiques pour démontrer un état de fait ou promouvoir une cause n’a peut-être jamais été aussi nécessaire et complexe. L’augmentation du volume de données et de leurs sources dans le secteur humanitaire s’est accompagnée d’une politisation croissante. Cette politisation s’explique, d’une part, par des enjeux financiers – notamment la nécessité de prioriser l’utilisation des fonds. D’autre part, elle est liée à des considérations géopolitiques, comme la gestion de l’image et de la réputation des acteurs impliqués dans les crises.

Les États ne sont pas les seuls à mesurer l’importance stratégique des données humanitaires. Tous les acteurs impli­qués dans un conflit ou une crise huma­nitaire – qu’il s’agisse de groupes armés, de forces d’opposition, de mouvements de guérilla, ou encore d’organisations parties au système d’aide humanitaire – peuvent chercher à influencer, surveiller, voire contrôler la production et la diffu­sion des données. Bien que leurs statuts, leurs objectifs et leurs moyens diffèrent, tous perçoivent les données comme un levier de pouvoir : pour légitimer leur action, orienter les récits dominants, ou contester ceux des autres.

Dans ce contexte, en quoi la produc­tion de données humanitaires fiables représente-t-elle un enjeu majeur de plaidoyer et communication ? Comment produire des données humanitaires crédibles et préserver leur pouvoir de conviction et leur capacité à être tra­duites en actions concrètes au service des populations affectées ?

La place croissante des données dans le secteur humanitaire et le plaidoyer

Depuis le début des années 2010, la collecte et l’utilisation des données ont pris une importance croissante dans le secteur humanitaire, avec un accent de plus en plus important mis sur l’ef­ficacité et la transparence des actions humanitaires. Les données jouent aujourd’hui un rôle central dans la com­préhension des besoins des populations affectées, et dans l’orientation des choix programmatiques et opérationnels des ONG et des bailleurs. L’ensemble du Cycle de programmation humani­taire, sous l’égide du Comité perma­nent inter-organisations (Inter-Agency Standing Committee – IASC en anglais), qui oriente la grande majorité des fonds humanitaires au niveau mondial, repose sur l’agrégation et l’analyse de milliers de données issues des terrains de crise. Dans ce système de coordination, des acteurs spécialisés sont spécifiquement chargés de la gestion, de l’analyse et du partage des données. Parmi eux, le Centre pour les données humanitaires (Centre for Humanitarian Data), créé par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (Office for the Coordination of Humanitarian Affairs – OCHA en anglais), joue un rôle clé. Basé à La Haye, ce centre vise à amé­liorer la prise de décision humanitaire grâce à une meilleure utilisation des données. Il soutient les acteurs humani­taires dans quatre domaines principaux : la gestion des données, la visualisation, la responsabilité éthique, et la prévision humanitaire (predictive analytics). Le centre administre également la plate­forme Humanitarian Data Exchange (HDX), une infrastructure ouverte qui permet de centraliser, structurer et partager des milliers de jeux de don­nées provenant d’agences onusiennes, d’ONG, de gouvernements et d’autres partenaires. HDX facilite l’accès à des données fiables et actualisées sur les crises humanitaires, tout en promouvant des standards communs pour leur utili­sation[4]OCHA, The Center for Humanitarian Data: Connecting people and data to improve lives, https://centre.humdata.org ; OCHA, Présentation du Centre pour les données humanitaires et HDX, 13 mai 2024, … Continue reading. Cette architecture de données partagées est devenue un pilier de la coordination humanitaire moderne.

Au-delà de la priorisation globale, les données ont un impact opérationnel direct sur les terrains d’intervention. Un exemple marquant remonte à l’inva­sion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Alors que l’attention médiatique et humanitaire se concentrait sur les réfugiés fuyant vers les pays voisins, une coalition d’acteurs humanitaires (Organisation internationale pour les migrations – IOM –, OCHA, Agence des Nations unies pour les réfugiés – UNHCR) a publié, le 15 mars 2022[5]IOM, REACH, UNHCR and OCHA, Update on IDP Figures in Ukraine, 18 March 2022, … Continue reading, une carte des déplacements internes révélant que près de 6,5 millions de personnes étaient déplacées à l’intérieur même de l’Ukraine, bien au-delà des estimations initiales de 700 000[6]International Organization for Migration, Ukraine Internal Displacement Report – General Population Survey – Round 1, 16 March 2022, … Continue reading. Cette révélation a radicalement changé la perception de la crise : elle n’était plus seulement une crise de réfugiés, mais aussi une crise de déplacement interne. Dès le lendemain de cette publication, les bailleurs ont commencé à réorienter des financements vers l’intérieur du pays, et les acteurs humanitaires (UN, ONG, etc.) à redéployer leurs équipes vers l’est de l’Ukraine.

« La production de données, aussi rigoureuse soit-elle, ne garantit ni leur prise en compte, ni leur capacité à infléchir les décisions politiques ou à mobiliser l’opinion publique. »

Cet exemple illustre la puissance des données pour comprendre une crise, préciser le récit que l’on en fait et orienter les décisions. Mais il souligne aussi, en creux, une réalité plus ambi­valente : la production de données, aussi rigoureuse soit-elle, ne garantit ni leur prise en compte, ni leur capacité à infléchir les décisions politiques ou à mobiliser l’opinion publique. Dans des contextes hautement politisés, les don­nées peuvent être ignorées, relativisées, ou instrumentalisées.

Ainsi, à rebours du cas ukrainien, d’autres crises – comme les naufrages répétés de migrants en Méditerranée, ou les bombar­dements à Gaza – sont documentées par des données précises, abondantes et lar­gement accessibles. Pourtant, ces chiffres peinent à provoquer des inflexions politiques majeures ou à susciter une mobilisation internationale à la hauteur des enjeux. Ce contraste met en lumière une tension fondamentale : les données ne parlent pas d’elles-mêmes. Leur impact dépend de la manière dont elles sont interprétées, relayées, et intégrées dans des récits stratégiques – ou, au contraire, de la manière dont elles sont écartées ou neutralisées, dans des environnements où les intérêts politiques dominent.

Avec la place de plus en plus importante des données dans le secteur humanitaire – et dans les sociétés occidentales en général – ces données, sous la forme de killer facts, sont en effet devenues des élé­ments centraux de la communication et du plaidoyer humanitaires. Ces statistiques accrocheuses et mémorables, conçues pour attirer l’attention et mobiliser l’opi­nion publique, tendent à remplacer (ou à compléter) les photographies « chocs » utilisées depuis les années 1970 pour résumer visuellement la gravité d’une situation. Comme les images, ces chiffres condensent des réalités complexes en messages simples, porteurs d’une forte charge émotionnelle, mais non sans sou­lever des considérations éthiques[7]Françoise Duroch et Maelle L’Homme, « Considérations éthiques autour de l’imagerie humanitaire », Alternatives Humanitaires, n° 21, novembre 2022, p. 92-105, … Continue reading.

Les killer facts apportent aux discours humanitaires cette aura de scientificité et d’irréfutabilité que nous évoquions, renforçant leur pouvoir de conviction. Utilisés dans des campagnes de plai­doyer, ces chiffres apparaissent comme des outils efficaces de mobilisation. Toutefois, leur impact ne dépend pas uniquement de leur contenu : il est fortement conditionné par le contexte médiatique et politique dans lequel ces killer facts sont diffusés ainsi que par le niveau de confiance accordé à l’organisation qui les communique. Dans un environnement saturé d’informations, marqué par la défiance envers les insti­tutions, la légitimité perçue des acteurs humanitaires devient un facteur déter­minant pour que ces données soient entendues, crues, et prises en compte.

Ainsi, tout comme les images peuvent être rejetées comme sensationnalistes, ou instrumentalisées à des fins poli­tiques, les statistiques chocs peuvent être ignorées, contestées ou détour­nées si la source qui les diffuse n’est pas perçue comme crédible. Cela souligne l’importance, pour les organisations humanitaires, de cultiver une relation de confiance avec leurs publics – bailleurs, médias, décideurs, mais aussi opinion publique – afin que les données qu’elles produisent puissent réellement peser dans les débats et les décisions.

Cette « datafication » des pratiques humanitaires a ainsi pu faire l’objet de critiques, ciblant notamment la tendance à réduire les besoins humains à des indi­cateurs quantitatifs, souvent déconnec­tés des réalités sociales et culturelles des populations concernées. Et si les données jouent un rôle central dans la prise de décision, cette centralité sou­lève des enjeux éthiques[8]Centre for Humanitarian Data, Guidance Note Series – Data Responsibility in Humanitarian Action: Humanitarian Data Ethics, January 2020, … Continue reading et politiques. Comme le souligne Joël Glasman[9]Joël Glasman, Humanitarianism and the Quantification of Human Needs: Minimal Humanity, Routledge, 2019., les données humanitaires ne sont pas neutres : elles sont construites dans des contextes spécifiques, influencées par des rapports de pouvoir, et peuvent invisibiliser certains besoins non mesu­rables. Cette analyse est partagée par le Humanitarian Data Science and Ethics Group, qui rappelle que la production de données doit s’accompagner d’une gouvernance éthique, transparente et participative, afin d’éviter qu’elles ne renforcent des inégalités ou ne margi­nalisent certaines voix[10]Kate Dodgson, Prithvi Hirani, Rob Trigwell et al., A Framework for the Ethical Use of Advanced Data Science Methods in the Humanitarian Sector, Humanitarian Data Science and Ethics Group, 2020..

Dans cette perspective, Hugo Slim pro­pose une réflexion complémentaire en appelant à une redéfinition éthique des besoins humanitaires[11] Hugo Slim, How should we define and prioritise humanitarian need?, Norwegian Center for Humanitarian Studies, 13 November 2023.. Il insiste sur la nécessité de reconnaître les tensions morales inhérentes à toute tentative de hiérarchisation des besoins, et plaide pour une approche plus humaine, fondée sur la compassion, la simpli­cité et la conscience des limites de l’action humanitaire. Cette approche invite à dépasser les cadres purement techniques pour intégrer des dimen­sions qualitatives et contextuelles dans l’analyse des besoins. Parmi les méthodes mobilisées, on peut citer les focus group discussions et les entretiens semi-structurés, qui permettent de faire émerger des besoins perçus localement, souvent absents des grilles d’indicateurs standards. Par exemple, des femmes déplacées peuvent exprimer des pré­occupations liées à la sécurité dans les centres de distribution, ou à l’accès à des produits d’hygiène menstruelle – des éléments rarement captés par les indicateurs quantitatifs classiques. De même, les analyses de conflit ou envi­ronnementales permettent d’identifier des facteurs de risque invisibles dans les données chiffrées, comme les tensions intercommunautaires autour de l’accès à l’eau, ou les impacts différenciés d’une crise selon le genre ou l’âge.

Les défis liés à la production de données crédibles et fiables et leur utilisation à l’ère des fake news

En parallèle de l’usage extensif des killer facts – ou, plus généralement, des données scientifiquement pro­duites – dans les décisions politiques, la défiance envers la science, les sources institutionnelles et la promotion de « vérités alternatives » se sont consi­dérablement accentuées au cours de la dernière décennie. Aux États-Unis, la confiance envers les scientifiques a chuté de 87 % en 2020 à 73 % en 2023, avant de remonter légèrement à 76 % en 2024[12]Agence Science-Presse, Confiance en la science : une remontée ?, 16 novembre 2024., mais cette tendance devrait certainement reprendre son cours en 2025 face à l’offensive massive menée contre la recherche scientifique par l’ad­ministration Trump, marquée par des coupes budgétaires, des licenciements massifs et des restrictions sur la liberté académique. À l’ère des fake news, s’ap­puyer sur des preuves scientifiques est devenu à la fois une absolue nécessité et un défi vertigineux.

Dans ce contexte, les killer facts occupent une place ambivalente. Souvent extraits de données rigoureusement produites, ils en constituent une version conden­sée, simplifiée et rendue accessible au grand public. Leur efficacité repose sur leur capacité à traduire des ana­lyses complexes en messages percu­tants. Cependant, cette simplification, si elle facilite la communication, peut aussi entraîner une perte de nuance, voire une instrumentalisation des don­nées.

« Même fondés sur des données solides, les killer facts ne sont efficaces que si la source qui les diffuse est perçue comme légitime et digne de confiance. »

Par ailleurs, la défiance générali­sée envers les institutions – y compris scientifiques et humanitaires – affecte directement la réception de ces mes­sages. Même fondés sur des données solides, les killer facts ne sont efficaces que si la source qui les diffuse est perçue comme légitime et digne de confiance. Dans un environnement saturé d’infor­mations concurrentes, la scientificité ne suffit plus à garantir la crédibilité. Cela souligne l’importance, pour les acteurs humanitaires, de renforcer la trans­parence, la traçabilité et la pédagogie autour des données afin de restaurer un lien de confiance avec les publics.

Cette crise de confiance s’inscrit dans un phénomène plus large : la politisa­tion croissante des données humani­taires. Alors que leur centralité dans les processus de décision s’est affirmée, leur production et leur usage sont de plus en plus influencés par des intérêts politiques, économiques ou géostraté­giques. Des États, mais aussi d’autres parties prenantes aux crises – autori­tés locales, groupes armés, acteurs non étatiques – cherchent à contrôler les flux d’information pour orienter l’aide, façon­ner les récits, ou légitimer leur position.

En Syrie, par exemple, des rapports de l’ONU et de Human Rights Watch ont documenté des cas de manipulation des données humanitaires par le régime, visant à orienter l’aide vers les zones favorables au pouvoir, au détriment d’autres populations vulnérables[13]Human Rights Watch, Everything is by the Power of the Weapon: Abuses and Impunity in Turkish-Occupied Northern Syria, 29 February 2024, … Continue reading. Plus récemment, en décembre 2024, les États-Unis ont publiquement contesté les conclusions du Réseau des sys­tèmes d’alerte précoce contre la famine (Famine Early Warning Systems Network – FEWS NET en anglais) – système fondé sur des données scientifiques – concer­nant le risque de famine à Gaza[14]Joe Federman, Israel is “nowhere close” to meeting U.S.-set aid goals, say Gaza charities, Video, Associated Press, 12 November 2024, … Continue reading, illus­trant ainsi la manière dont des données, pourtant robustes, peuvent être rejetées pour des raisons politiques.

Alors, comment produire aujourd’hui des données crédibles et utilisées dans la prise de décision ? Garantir la crédibilité des données humanitaires nécessite de s’appuyer sur des méthodes rigoureuses, indépendantes et transparentes. Des mécanismes de vérification des données ainsi qu’un débat ouvert sur les processus de collecte et d’analyse sont essentiels pour assurer la qualité des données. La collaboration entre acteurs humanitaires, incluant les communautés affectées, per­met de produire des données plus repré­sentatives et pertinentes. Au-delà de la rigueur méthodologique, placer les popu­lations affectées au centre de l’évaluation des besoins implique une transformation plus profonde des pratiques de produc­tion de données.

Cela signifie d’abord inclure activement les communautés concernées dans toutes les étapes du cycle de recherche : de la conception des outils à l’interpré­tation des résultats. Des approches par­ticipatives – telles que les focus groups, les entretiens semi-structurés, ou les enquêtes de perception – permettent de faire émerger des besoins souvent invi­sibles dans les indicateurs standards. Ensuite, cela implique de renforcer les capacités locales, de développer des mécanismes de retour d’information communautaire, et d’ancrer la collecte de données dans des principes de redevabi­lité et de sauvegarde. Il ne s’agit pas seu­lement d’ajuster des outils techniques, mais de repenser la manière dont les besoins sont définis, mesurés et utilisés pour orienter les réponses humanitaires. Produire des données humanitaires cré­dibles pour préserver leur pouvoir de conviction et leur capacité à être traduites en actions concrètes pourrait, selon nous, passer par différentes actions.

Construire un écosystème de preuves robuste

« Les chiffres doivent être complétés par des informations qualitatives provenant des communautés pour comprendre leurs priorités et dynamiques locales. »

Face à la perspective de financements en baisse, il est nécessaire de construire un écosystème de preuves centré sur les personnes, qui garantisse une analyse précise et contextualisée des besoins. Les chiffres doivent être complétés par des informations qualitatives provenant des communautés pour comprendre leurs priorités et dynamiques locales. La mise en place d’un tel écosystème nécessite des ressources importantes et une coordination entre de multiples acteurs, ce qui peut être difficile à réa­liser dans des contextes de crise. Il ne s’agit pas seulement de produire des données, mais aussi de les interpréter rigoureusement pour en tirer des ensei­gnements utiles à la prise de décision.

La construction d’un tel écosystème ne peut se faire sans des cadres analy­tiques solides pour structurer, comparer et interpréter les données recueillies. En effet, produire des données pertinentes et contextualisées est une première étape ; encore faut-il qu’elles puissent être intégrées dans des outils d’analyse cohérents, partagés, et reconnus par l’ensemble des acteurs humanitaires. C’est dans cette perspective que s’ins­crit le Cadre d’analyse intersectorielle conjointe (JIAF), qui vise à harmoniser l’évaluation de la sévérité des crises et à guider une allocation plus équitable des ressources.

Produire des cadres analytiques solides

Ce JIAF doit être renforcé, surtout dans son application cohérente et systéma­tique à travers les différents contextes, pour permettre une analyse comparable de la gravité des crises et une allocation équitable des ressources. Cela implique de résoudre les défis méthodologiques existants tout en garantissant une mise en oeuvre transparente du JIAF. Cette approche rejoint la réflexion de Hugo Slim citée plus haut[15]Hugo Slim, How should we define and prioritise…, op. cit., qui invite à dépasser les cadres purement tech­niques pour intégrer des dimensions humaines et contextuelles dans l’ana­lyse des besoins.

Rendre les processus de prise de décision plus transparents

La priorisation et la planification doivent se baser sur des données scientifiques tout en expliquant le processus et les sources utilisées. C’est l’une des seules manières d’atténuer les effets de la poli­tisation croissante de l’aide humanitaire, en rendant les choix plus lisibles et les décideurs plus redevables. Par politi­sation de l’aide, on entend ici l’instrumentalisation politique de l’aide par des États ou des acteurs géopolitiques, qui constitue une menace pour l’impartialité et la neutralité de l’action humanitaire. Dans certains contextes, l’aide est utili­sée comme levier diplomatique, outil de contrôle territorial ou moyen de légiti­mation politique.

Face à ces risques, il est essentiel de maintenir des systèmes de données critiques, c’est-à-dire des dispositifs capables de fournir des informations fiables, indépendantes, et en temps réel sur les besoins humanitaires les plus urgents. Cela inclut notamment les systèmes de surveillance en temps réel (Real-Time Monitoring), qui permettent de détecter précocement des situations de famine, des besoins vitaux non cou­verts, ou des déplacements massifs de population. Ces systèmes jouent éga­lement un rôle clé dans l’alerte pré­coce face aux catastrophes naturelles (sécheresses, inondations, séismes), en facilitant une réponse rapide et ciblée. Leur maintien est crucial pour garantir une action humanitaire réactive, fondée sur des preuves, et moins vulnérable aux pressions politiques.

Des stratégies de communication des données humanitaires claires et contextualisées

Produire des données fiables ne suf­fit pas. Encore faut-il les analyser de manière rigoureuse pour en comprendre la portée, puis les communiquer de manière claire, transparente et adaptée aux contextes. Une stratégie de com­munication efficace ne se limite pas à présenter des résultats chiffrés : elle doit aussi expliquer la méthodologie, reconnaître les limites des données, et mettre en avant la légitimité des don­nées elles-mêmes.

Cette transparence ne garantit pas l’ad­hésion, mais elle constitue un levier essentiel pour renforcer la confiance du public et des décideurs, et pour limiter les effets de la désinformation. Cela implique de formuler des messages clés sur la provenance des données, leur rigueur et leur utilité concrète pour orienter l’action. Il est également essen­tiel de collaborer avec les acteurs locaux pour adapter les messages aux réalités culturelles et linguistiques, et ainsi favoriser une appropriation locale des données. Cette démarche renforce leur légitimité, réduit les risques de mani­pulation par des décideurs politiques, et limite le rejet par les populations. Enfin, intégrer les données dans des récits humains, tout en respectant leur rigueur scientifique, peut aider à mobili­ser l’opinion publique sans tomber dans la simplification excessive.

« Repenser la donnée humanitaire, c’est reconnaître qu’elle n’est jamais neutre. »

L’enjeu n’est plus seulement de produire des données fiables, mais de repenser leur rôle dans l’action humanitaire. À l’avenir, il faudra aller au-delà des exi­gences techniques pour construire des systèmes de données inclusifs, éthiques et véritablement utiles aux populations affectées. Néanmoins, cela suppose aussi de s’interroger sur ce que nous choisissons de mesurer – et pourquoi. Derrière chaque chiffre se cachent des choix méthodologiques, des rapports de pouvoir, et parfois des angles morts.

Repenser la donnée humanitaire, c’est reconnaître qu’elle n’est jamais neutre. C’est faire le pari qu’en combinant rigueur scientifique, transparence et écoute des communautés, les données peuvent redevenir un levier de justice et de transformation, plutôt qu’un simple outil de gestion.

 

Crédits photo : Mati Flo

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References

References
1 Inter-Agency Standing Committee, Qu’est-ce-que le Grand Bargain ?, 1er juillet 2017, https://interagencystandingcommittee.org/grand-bargain-official-website/quest-ce-que-le-grand-bargain
2 Center for Humanitarian Data, Série de notes d’orientation. La responsabilité des données dans l’action humanitaire. Partage responsable des données avec les bailleurs de fonds, décembre 2020, https://data.humdata.org/dataset/2048a947-5714-4220-905b-e662cbcd14c8/resource/7e47e8b4-85b9-4edc-b19f-d2984d65e0e5/download/guidance-note-7-french.pdf
3 Pascal Dauvin (dir.), La communication des ONG humanitaires, Éditions L’Harmattan, 2010.
4 OCHA, The Center for Humanitarian Data: Connecting people and data to improve lives, https://centre.humdata.org ; OCHA, Présentation du Centre pour les données humanitaires et HDX, 13 mai 2024, https://www.calpnetwork.org/wp-content/uploads/2024/07/Presentation-du-Centre-pour-les-Donnees-Humanitaires-et-HDX%E2%80%8B.pdf
5 IOM, REACH, UNHCR and OCHA, Update on IDP Figures in Ukraine, 18 March 2022, https://www.unocha.org/publications/report/ukraine/update-idp-figures-ukraine-18-march-2022-enuk;https://dtm.iom.int/reports/update-idp-figures-ukraine-18-march-2022
6 International Organization for Migration, Ukraine Internal Displacement Report – General Population Survey – Round 1, 16 March 2022, https://dtm.iom.int/reports/ukraine-internal-displacement-report-general-population-survey-round-1-9-16-march-2022
7 Françoise Duroch et Maelle L’Homme, « Considérations éthiques autour de l’imagerie humanitaire », Alternatives Humanitaires, n° 21, novembre 2022, p. 92-105, https://www.alternatives-humanitaires.org/fr/2022/11/28/considerations-ethiques-autour-de-lutilisation-de-limagerie-humanitaire
8 Centre for Humanitarian Data, Guidance Note Series – Data Responsibility in Humanitarian Action: Humanitarian Data Ethics, January 2020, https://centre.humdata.org/guidance-note-humanitarian-data-ethics
9 Joël Glasman, Humanitarianism and the Quantification of Human Needs: Minimal Humanity, Routledge, 2019.
10 Kate Dodgson, Prithvi Hirani, Rob Trigwell et al., A Framework for the Ethical Use of Advanced Data Science Methods in the Humanitarian Sector, Humanitarian Data Science and Ethics Group, 2020.
11 Hugo Slim, How should we define and prioritise humanitarian need?, Norwegian Center for Humanitarian Studies, 13 November 2023.
12 Agence Science-Presse, Confiance en la science : une remontée ?, 16 novembre 2024.
13 Human Rights Watch, Everything is by the Power of the Weapon: Abuses and Impunity in Turkish-Occupied Northern Syria, 29 February 2024, https://www.hrw.org/report/2024/02/29/everything-power-weapon/abuses-and-impunity-turkish-occupied-northern-syria
14 Joe Federman, Israel is “nowhere close” to meeting U.S.-set aid goals, say Gaza charities, Video, Associated Press, 12 November 2024, https://apnews.com/video/israel-gaza-strip-israel-hamas-war-israel-government-joe-biden-4e659adf4c55448c9c858feac78ce254
15 Hugo Slim, How should we define and prioritise…, op. cit.

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