Un consensus humanitaire à la française

Karine Penrose-Theis
Karine Penrose-Theis

Elle a passé plusieurs années sur le terrain (Cambodge, Ouganda, Côte d’Ivoire, Bosnie, Monténégro, Indonésie, Timor oriental) avec Action Contre la Faim et, brièvement, l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID/OTI [Office of Transition Initiatives]). En 2000, Karine s’installe au Royaume-Uni où elle gère des programmes d’éducation et de protection de l’enfance en Afghanistan, au Timor oriental, en Ukraine, en Pologne, en Équateur pour l’organisation Children in Crisis. Elle travaille ensuite pour International Rescue Committee-UK (IRC-UK) comme chargée de programmes, puis directrice des programmes internationaux. Entre 2009 et 2014, elle devient consultante pour diverses organisations parmi lesquelles Australian Council For International Development (ACFID), Save the Children Australia, Save the Children US, le Cluster Education Mondial, ou ACAPS (Assessment Capacities Project). Depuis septembre 2014, elle est chargée de mission Analyse et Plaidoyer et anime la Commission humanitaire au sein du secrétariat exécutif de Coordination SUD.

Pauline Chetcuti
Pauline Chetcuti

Elle est responsable du plaidoyer humanitaire à Action Contre la Faim Paris (ACF) et cheffe de file de la Commission humanitaire de Coordination SUD. Forte d’une expérience terrain en Afghanistan et en Palestine avec d’autres ONG, Pauline intègre ACF en 2012 pour participer au développement du plaidoyer humanitaire dans le cadre de la création d’un département du plaidoyer. Son rôle est de défendre une action humanitaire respectueuse des principes humanitaires, auprès des acteurs institutionnels et en soutien aux missions de terrain, dans le but de maintenir un accès des populations les plus vulnérables aux services de base. Pauline a mené différentes publications pour ACF, notamment sur l’application des principes dans les conflits et sur l’Agenda de transformation. Pauline représente ACF dans des réseaux humanitaires internationaux (Voice, ICVA, IASC) et est membre de la Commission nationale consultative des Droits de l’homme (CNCDH).

Les ONG humanitaires françaises ne pouvaient s’exclure du Sommet humanitaire mondial tant il esquisse une réorganisation majeure de l’architecture du système humanitaire international. Au sein de Coordination SUD, la plate-forme française de coordination des ONG de solidarité internationale forte de ses 160 membres, certaines d’entre elles ont pris l’initiative de rédiger une contribution commune qu’elles ont adressée au secrétariat du Sommet. Pauline Chetcuti et Karine Penrose-Theis retracent le processus ayant abouti à ce texte, expression d’une « certaine vision de l’humanitaire à la française ».


Les ONG françaises, conscientes des faiblesses du système humanitaire actuel, ont souhaité saisir l’opportunité que leur offrait ce Sommet pour exprimer leurs préoccupations, mais aussi leurs aspirations et leurs attentes pour une réponse humanitaire mieux adaptée aux différents contextes. Toutefois, les objectifs très larges et par conséquent vagues, ainsi que le processus d’organisation du Sommet qui manque de transparence, ne sont pas sans provoquer une profonde inquiétude chez les ONG françaises.

Des ONG en quête de positionnement face à un processus incertain
On sait que les enjeux de ce Sommet sont énormes. Il s’inscrit en effet dans un contexte marqué par la multiplication des crises et l’émergence de nouveaux défis, tels que le dérèglement climatique, qui sont à l’origine de mutations profondes. Celles-ci imposent de repenser le système actuel et de poser les fondements d’une nouvelle architecture humanitaire internationale, pour apporter une réponse plus efficace et inclusive à des besoins croissants dans des situations de plus en plus complexes.

À l’image de ce qui s’est passé dans d’autres pays, les ONG humanitaires françaises se sont rapidement saisies de cette opportunité et ont souhaité participer aux consultations régionales ou aux réunions d’experts thématiques, que ce soit au niveau de leur organisation ou réseau ou par le biais de collectifs existants, Voice (Voluntary Organisations in Cooperation in Emergencies) et ICVA (International Council of Voluntary Agencies), mais aussi Coordination SUD.

La Commission humanitaire de Coordination SUD, qui regroupe une grande partie des ONG humanitaires basées en France, a assez rapidement abordé le sujet lors de ses réunions. Dès l’été 2014, il est apparu que quelques-unes des ONG membres de la commission avaient commencé à s’impliquer. Ainsi, des ONG comme Handicap International ou Action Contre la Faim ont participé à des consultations régionales au Sud et en Europe, et Médecins Sans Frontières, qui menait une réflexion sur la réforme de l’ONU, a publié un rapport intitulé Where is everyone ?[1]Rapport publié en juillet 2014, http://www.msf.org/sites/msf.org/files/msf-whereiseveryone_-def-lr_-_july.pdf sur la réponse aux crises. De nombreuses ONG françaises ont aussi contribué directement aux réflexions proposées par le Sommet sur divers thèmes : efficacité humanitaire, réduction de la vulnérabilité et gestion du risque, transformation par l’innovation et réponses aux besoins des personnes victimes des conflits.

Cependant déjà, les ONG se posaient des questions sur le Sommet, son organisation, à la fois ambitieuse (plus de deux années de consultations mondiales, régionales et thématiques) et chaotique (la diversité des thèmes abordés, le manque de clarté sur l’issue du processus), ainsi que sur son véritable agenda et sa capacité à réellement changer un système dont il est le produit. Les craintes exprimées étaient que ce Sommet ne soit qu’un rendez-vous onusien de plus, organisé pour marquer la fin du mandat du Secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, et pour produire des « objectifs humanitaires », nécessaires pendants aux Objectifs du développement durable (ODD), mais sans véritable traduction opérationnelle.

Ces craintes n’ont été que renforcées par les premiers retours des membres sur les consultations, notamment en Afrique. Le sentiment était que peu d’ONG internationales étaient représentées, que les débats étaient dominés par les États directement affectés par les crises, qui souhaitaient mettre en avant leur souveraineté et leur implication directe dans la réponse d’urgence. Les questions d’efficacité et de redevabilité étaient abordées avant tout sous l’angle de la certification et non de la coordination. La discussion sur la réponse d’urgence traitait, quant à elle, essentiellement de la prévention et de la gestion des risques pour éviter la question politiquement sensible du règlement des conflits. Si les États évoquaient les principes humanitaires, il n’était pas rare que ce soit pour les remettre en question. Enfin, les ONG s’inquiétaient du fait que les débats soient organisés de telle façon qu’ils mettaient en opposition ONG des pays du Sud et ONG des pays du Nord, au lieu de mettre en valeur la complémentarité entre elles.

Dès février 2015, émergeaient aussi dans le cadre du Forum espace humanitaire[2]http://www.forum-espace-humanitaire.org/ des commentaires critiques sur la façon dont se préparait le Sommet, le manque de transparence et le peu de place donnée aux ONG internationales.

Alors que d’autres pays européens (Irlande et Espagne notamment) ont saisi l’opportunité des consultations régionales pour engager un dialogue avec la société civile concernée, le contexte français s’est distingué par l’absence de dialogue officiel entre ONG et pouvoirs publics sur le Sommet pendant la phase de consultations. C’est pourquoi la Commission humanitaire de Coordination SUD a pris l’initiative d’organiser une concertation inter-ONG en vue d’une contribution officielle au Sommet, en amont de la consultation globale finale qui allait avoir lieu à Genève en octobre 2015. En mai 2015, les membres de la Commission humanitaire de Coordination SUD ont effet estimé qu’il était important que les craintes, critiques et attentes de certaines ONG vis-à-vis du Sommet soient exprimées et versées au débat avant qu’il ne soit plus possible de l’influencer. Elles craignaient que ne pas produire de déclaration à ce stade puisse être interprété comme une acceptation sans réserve des résultats, plutôt incertains, du Sommet.

Le Sommet humanitaire mondial se tiendra quelques mois après les engagements internationaux pour le développement et la solidarité internationale de l’année 2015 et au milieu de crises humanitaires majeures, multiformes et de plus en plus durables. La mobilisation de Coordination SUD et de ses membres s’imposait, pour faire entendre au gouvernement les préoccupations des ONG françaises, et permettre à celles-ci d’avoir une voix collective plus influente au sein du concert international. Les ONG françaises partagent avec leurs réseaux internationaux ou avec leurs consœurs anglo-saxonnes de nombreuses préoccupations, mais elles se sont toujours distinguées notamment par leur capacité à être l’acteur du « dernier kilomètre », ou dans leur attachement aux principes humanitaires de neutralité et d’éthique. Leur voix est utile à la communauté internationale et nécessaire pour contribuer à faire de ce Sommet qui interroge l’occasion d’un saut qualitatif pour le système humanitaire, dont nous avons plus que jamais besoin.

Philippe Jahshan, président de Coordination SUD

La nécessité d’un plaidoyer collectif engagé et décalé
L’échéance fixée au mois de juillet 2015 par le secrétariat du Sommet pour toute contribution officielle est ainsi devenue la date butoir du sous-groupe de travail ad hoc de la commission. Adoptant une attitude volontariste et engagée, les ONG concernées ont décidé de se détacher des thèmes proposés par le Sommet et des recommandations déjà connues, plutôt convenues, et de se concentrer sur la formulation de demandes plus courageuses portant sur la question de fond qui est celle-là même du Sommet : la refonte fondamentale du système humanitaire.

En cela, les ONG humanitaires françaises revendiquent un héritage historique dunantiste d’indépendance, voire de remise en question, vis-à-vis des politiques publiques. Ce contexte onusien, aux aspirations incertaines, plus que tout autre, a été l’occasion de réaffirmer cette tradition de « non-alignement ». Fortes de cette volonté d’indépendance, les ONG réunies dans ce groupe de travail se sont alors engagées dans l’exercice délicat de la négociation, dans le but de produire, dans de courts délais, un document engagé et néanmoins soutenu par le plus grand nombre.

Très vite, les ONG se sont pourtant heurtées à la difficulté d’exprimer à la fois des préoccupations fondamentales et finalement hautement politiques à propos d’un système imposant et figé, tout en essayant de faire des propositions pratiques, concrètes et réalistes. Exercice délicat dans le contexte actuel où les intérêts politiques ou ceux des agences de secours semblent toujours passer avant les besoins des personnes, la compétition pour les financements ne faisant qu’aggraver la situation.

Parmi les préoccupations essentielles des ONG rédactrices se trouvaient le respect des principes humanitaires (humanité, impartialité, neutralité, indépendance), la coordination et la politisation de l’aide. Les ONG humanitaires françaises ont donc choisi de se concentrer sur ces questions, parfois considérées comme dérangeantes, perçues comme étant au cœur du dysfonctionnement du système humanitaire.

Les principes
Le respect des principes restant une attente centrale des ONG vis-à-vis du Sommet (et faisant l’objet d’une contribution commune spécifique[3]La déclaration jointe est consultable ici : http://www.coordinationsud.org/wp-content/uploads/D–claration-commune-sur-les-principes-humanitaires-VF.pdf ), les ONG ont voulu en appeler à la responsabilité des États.

Lors des discussions préparatoires au Sommet, les ONG ont été témoins du fait que la faveur donnée aux acteurs locaux, qu’ils soient gouvernementaux ou de la société civile, dans un souci louable de rééquilibrage avec les acteurs internationaux, a pu ouvrir la voie à la réaffirmation par les États hôtes de leur souveraineté, parfois au mépris du respect des principes humanitaires. Les consultations régionales n’ont, par exemple, pas permis une mise en contexte des débats et n’ont pas différencié les crises humanitaires complexes, conflictuelles et politisées, des situations de catastrophes naturelles. Les ONG ont donc réaffirmé leur attachement aux principes humanitaires en demandant que soit faite « la distinction des cas de catastrophes naturelles et ceux des conflits pour permettre au système de répondre de façon plus affinée, adaptée aux contextes et appropriée aux besoins des uns ou des autres, dans le respect des principes humanitaires ».

La coordination humanitaire
Alors que les réformes du système de coordination se succèdent depuis plus de dix ans, l’efficacité de la coordination de la réponse reste une préoccupation essentielle des ONG. Tandis que les débats lors de la rédaction du texte ont proposé de démanteler le géant onusien tout simplement, la solution finalement adoptée offre une alternative intéressante : sous prétexte de redonner son indépendance au Bureau de coordination des affaires humanitaires (BCAH/OCHA en anglais), les ONG signataires appellent à une révision des mandats des agences onusiennes.
Celle-ci ayant toujours été refusée par l’ONU, la recommandation est audacieuse. Elle consiste en effet à « proposer, dans le cadre d’une révision des mandats des agences humanitaires des Nations unies, que soit donné à OCHA, en tant qu’organe de coordination de la réponse d’urgence, une indépendance totale, en la séparant des autres organes des Nations unies lors de crises complexes et que lui soit donné une totale autorité pour coordonner l’ensemble des crises complexes, y compris dans le cas de déplacements de population ».

La séparation du politique et de l’humanitaire
Alors que les discussions menant au Sommet ont initialement mis l’accent sur un processus non gouvernemental, qui peinait à inclure les États dans les débats, les ONG signataires ont reconnu la responsabilité évidente de ces derniers dans la prévention et la solution des conflits, et dans la négociation de l’accès humanitaire. L’effet de blocage important du Conseil de sécurité dans l’accès des populations à l’aide humanitaire, en particulier dans les cas d’atrocités de masse, s’est révélé être une préoccupation commune des ONG, qui l’ont incluse dans leur déclaration, avec notamment la proposition que « les cinq membres permanents du Conseil renoncent à leur droit de veto sur les sujets en lien avec la réponse humanitaire et l’accès dans les cas de crises complexes ». Cette recommandation a été, par sa nature éminemment politique, hors du champ d’influence habituel des ONG, voire du mandat de celles-ci, âprement discutée. Mais les ONG ont su rester « non alignées » et décidément engagées sur la nécessaire séparation du politique de la réponse humanitaire.

Un ancrage dans la durée
À l’issue de cet exercice de concertation, une grande partie des membres de la Commission humanitaire se sont finalement mis d’accord sur un texte commun[4]Déclaration publiée en ligne et accessible ici : http://www.coordinationsud.org/wp-content/uploads/Joint_statement_French_NGOs_WHS_FINAL-30-07-15.pdf . Les ONG signataires[5]Action Contre la Faim, CARE France, Medair, Médecins du Monde, Handicap International, Première Urgence Internationale, Secours islamique France, Solidarités International, Coordination SUD. se veulent ainsi porteuses d’une certaine vision de l’humanitaire « à la française », soucieuses des moyens et des motifs utilisés pour atteindre les populations les plus vulnérables, tout autant que de l’impact de leur action.

Ces ONG ont donc produit et officiellement partagé avec le secrétariat du Sommet une déclaration commune, courageuse, resserrée sur un faible nombre de recommandations mais avec l’ambition de contribuer à la réflexion globale sur la refonte du système humanitaire. Et c’est naturellement que le document a été produit et porté, conjointement avec ses membres, par la plate-forme Coordination SUD afin de lui prêter davantage de poids. Le texte, qui a été légèrement mis à jour quelques mois plus tard, a également permis de présenter les positions de certaines ONG humanitaires françaises lors de la Conférence nationale humanitaire à Paris, le 23 février 2015.

Enfin, à présent que le processus de préparation au Sommet touche à sa fin, les débats de ces deux dernières années ont montré que les ONG signataires peuvent toujours se retrouver dans le texte de cette déclaration, qui garde toute sa pertinence. Et ce sentiment est conforté par le ton du rapport du Secrétaire général, paru en février 2016[6]Le rapport est accessible ici : http://sgreport.worldhumanitariansummit.org/. Celui-ci montre en effet que le choix des ONG de se pencher sur la question des responsabilités étatiques, même s’il semblait hors du champ proposé initialement, était juste. Et il n’est pas sans intérêt de noter que certaines des propositions faites dans la déclaration des membres de la commission humanitaire sont intégrées dans le rapport du Secrétaire général.

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References

References
1 Rapport publié en juillet 2014, http://www.msf.org/sites/msf.org/files/msf-whereiseveryone_-def-lr_-_july.pdf
2 http://www.forum-espace-humanitaire.org/
3 La déclaration jointe est consultable ici : http://www.coordinationsud.org/wp-content/uploads/D–claration-commune-sur-les-principes-humanitaires-VF.pdf
4 Déclaration publiée en ligne et accessible ici : http://www.coordinationsud.org/wp-content/uploads/Joint_statement_French_NGOs_WHS_FINAL-30-07-15.pdf
5 Action Contre la Faim, CARE France, Medair, Médecins du Monde, Handicap International, Première Urgence Internationale, Secours islamique France, Solidarités International, Coordination SUD.
6 Le rapport est accessible ici : http://sgreport.worldhumanitariansummit.org/

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