Le dernier rapport du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dresse un bilan accablant de la situation des migrants dans le monde. Il conforte les observateurs dans l’idée que la crise migratoire en Europe n’est que l’arbre qui cache la forêt d’un phénomène global et de politiques répressives presque systématiques. Spécialiste reconnue, Idil Atak a répondu aux questions du chercheur canadien Yvan Conoir avant que ce dernier apporte un éclairage sur la doctrine et les actions du HCR en matière de détention/rétention des migrants, en particulier les mineurs.
Alternatives Humanitaires – Les chiffres produits par le dernier rapport du HCR[1]UNHCR, Global Trends. Forced Displacement in 2015, UNHCR, 20 juin 2016, http://www.unhcr.org/statistics/unhcrstats/576408cd7/unhcr-global-trends-2015.html présentent une augmentation significative des migrations forcées dans le monde. Quelles sont selon vous les grandes tendances durables qui émanent de ce rapport ?
Idil Atak – J’ai vu trois importantes questions à soulever sur la base de ce rapport. Premièrement, on voit en effet une hausse considérable du nombre de personnes forcées de quitter leur lieu de résidence. En 2005, il y avait 37,5 millions de migrants forcés dans le monde. En 2014, ce chiffre était de 59,5 millions et il a atteint plus de 65 millions en 2015. En l’espace de dix ans, l’évolution est significative. Ceci m’amène à mon deuxième point : les causes principales des migrations forcées restent la guerre et les persécutions. Ceci est une tendance lourde depuis plusieurs décennies. On voit aussi que ces causes sont de plus en plus reliées entre elles. Les conflits exacerbent la pauvreté, l’exclusion et le manque d’opportunités économiques. On constate aussi l’impact du changement climatique. Aujourd’hui, la combinaison de plusieurs facteurs déracine un nombre croissant de personnes. Une troisième chose que j’ai vue dans ce rapport, et qui mérite d’être soulignée, est la vulnérabilité de ces populations, de plus en plus exposées et démunies. Le HCR met l’accent sur la situation des enfants : plus de la moitié des migrants forcés est maintenant composée d’enfants et on sait qu’une bonne partie de ces derniers sont des mineurs non-accompagnés[2]Voir, dans ce numéro, la rubrique Reportage avec le travail de Laurence Geai auprès des mineurs non-accompagnés de Calais pour l’Unicef .. À ces enfants s’ajoutent de plus en plus de femmes seules, mais aussi des personnes âgées. Il s’agit de populations qui souffrent très souvent de maladies physiques, mais également psychologiques et qui ont des besoins spécifiques devant être pris en considération.
Sur les 65,3 millions de personnes contraintes de migrer dans le monde en 2015, 21,3 millions étaient des réfugiés (16,1 millions sous la responsabilité du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés au titre de réfugiés palestiniens). Près du double (40,8 millions) est composé de personnes déplacées à l’intérieur des frontières de leurs propres pays. Sur ce total de 65,3 millions, 3,2 millions étaient des demandeurs d’asile. Si toutes ces personnes formaient un État, il aurait la 21e population la plus importante au monde. En 2015, plus de 12 millions de personnes ont été contraintes de migrer à cause de conflits ou de persécutions : 8,6 millions de personnes étaient déplacées dans leur pays et 1,8 million comme nouveaux réfugiés. Le HCR estime aussi à environ 10 millions le nombre de personnes apatrides dans le monde même si un peu moins de 4 millions (3,7) étaient officiellement enregistrées dans 78 pays en 2015. Source : Rapport UNHCR, Global Trends. Forced Displacements in 2015. |
A. H. – L’évolution du nombre de migrants est à la fois conjoncturelle (Syrie), récurrente (migrations en Méditerranée) et durable : comme observatrice des questions de déplacements de populations, quelles leçons faut-il en tirer pour maintenant et le futur ?
I. A. – C’est une question complexe et il y a plusieurs leçons à tirer. Je vais en mentionner quelques-unes. Premièrement, la situation actuelle montre l’incapacité de la communauté internationale à trouver des solutions durables aux causes profondes des migrations forcées. Ces causes sont bien connues : guerres, conflits, marginalisation socio-économique, changement climatique ou manque de démocratie. Donc la première leçon à en tirer est la nécessité de trouver des réponses à ces causes de déplacements forcés. Mais peu d’initiatives concrètes, efficaces, durables ont été prises à cet égard.
Deuxièmement, les instruments juridiques existants, qui protègent pourtant ces populations, ne sont pas effectivement mis en œuvre. Après la Seconde Guerre mondiale, une série d’instruments juridiques internationaux et régionaux a été adoptée et je constate une capacité limitée ou un manque de volonté de la part des États à leur mise en œuvre. Depuis les années 1980, les États occidentaux ont adopté des politiques de sélection des travailleurs migrants de plus en plus restrictives. Ils ont réagi à l’augmentation du nombre des demandeurs d’asile et de migrants irréguliers en militarisant leurs frontières. Les législations relatives à l’immigration et l’asile sont devenues répressives. En témoignent par exemple la mise en place de mesures biométriques ou l’augmentation de détentions[3]Voir, à la suite de cette interview, les précisions quant à l’emploi du terme de « détention ». et de renvois forcés de migrants. Aujourd’hui, les mouvements migratoires clandestins, comme ceux qu’on voit en Méditerranée, sont mixtes : ils comprennent autant de migrants économiques, à la recherche d’une opportunité d’emploi dans les pays développés, que de demandeurs d’asile qui fuient la persécution. Or les États et même les organisations internationales ont tendance à les catégoriser comme des migrants irréguliers. Ce qui fait qu’un nombre considérable de personnes ayant besoin d’une protection internationale n’a pas accès à l’asile, car elles sont interceptées en route, mises en détention ou renvoyées de force. La meilleure illustration étant les mesures qui ont été déployées en Europe à l’été 2015. Ces pratiques contreviennent aux obligations des États découlant des instruments juridiques comme la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. On a vu des développements similaires au Canada, sous le règne du Parti conservateur. En plus d’un discours politique criminalisant les demandeurs d’asile – les qualifiant d’« abuseurs de la générosité des Canadiens » ou de « criminels » par exemple –, la « réforme » du système d’asile en 2012 comprenait des mesures comme l’examen accéléré des demandes d’asile, l’adoption de la clause de pays d’origine sûr et la détention systématique de certaines catégories de demandeurs d’asile et le déni du droit d’appel pour celles-ci. Le Canada a ainsi été sous l’influence des autres pays développés, incluant le Royaume-Uni, l’Australie et les États-Unis, qui ont des politiques particulièrement répressives contre les demandeurs d’asile.
Une troisième leçon à tirer est le manque de solidarité de la communauté internationale par rapport à ces populations. La très grande majorité des réfugiés vit dans des pays en voie de développement ou dans les pays les moins développés. En 2015, 50 % des réfugiés étaient accueillis par cinq pays : Turquie, Jordanie, Pakistan, Liban, Afrique du Sud. Une des solutions durables aux problèmes est la réinstallation des réfugiés. Or, en 2015, moins de 1 % des réfugiés au monde ont été réinstallés dans seulement 26 pays. Selon Oxfam, les six pays les plus riches du monde accueillent moins de 9 % des réfugiés. Le Canada, qui a réinstallé plus de 26 000 réfugiés syriens en l’espace de moins d’un an, a montré au monde que plus de solidarité est possible et plus que jamais nécessaire.
A. H. – L’augmentation du nombre de réfugiés, de personnes déplacées ou de requérants d’asile engendre-t-elle une révision – ou une demande de révision – des textes normatifs internationaux encadrant leur protection ? Faut-il croire – à l’instar de la Convention de l’Union africaine sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées en Afrique adoptée en 2009[4]Entrée en vigueur en décembre 2012, elle est le premier instrument continental à imposer des obligations aux gouvernements censés assurer le bien-être des individus qui fuient leurs foyers pour … Continue reading – à une amélioration, ou à une augmentation, des conditions normatives pour de nouvelles catégories de migrants (réfugiés climatiques, résidents de « pays noyés » ou migrants fuyant la violence) ?
I. A. – C’est une bonne question ! Je dirais tout d’abord que la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés n’est pas seulement un traité définissant qui est un réfugié, mais un instrument de droits humains qu’il faut préserver à tout prix. C’est aussi un des traités les plus ratifiés au monde. Donc il n’y a pas de nécessité à réinventer la roue ou à renégocier les clauses de la convention. Il faut simplement que les États se conforment aux obligations qui sont les leurs. Je dirais la même chose pour tous les autres instruments adoptés après la Seconde Guerre mondiale, à l’instar des deux Pactes civil et politique, sociaux et économiques et culturels[5]Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques a été adopté à New York le 16 décembre 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies. Il porte sur le droit à la vie, … Continue reading. Si vous lisez ces deux textes, toutes les clauses s’appliquent également, avec quelques exceptions, aux réfugiés et aux migrants irréguliers.
L’outil le plus récent est la Convention des Nations unies sur les travailleuses et travailleurs domestiques[6]La Convention concernant le travail décent pour les travailleuses et travailleurs domestiques, a été adoptée par la Conférence générale de l’Organisation internationale du travail en juin … Continue reading.
Des idées sont en gestation chez les universitaires pour élaborer un instrument sur les droits des migrants irréguliers mais je ne pense pas, vu le contexte politique et économique actuel – et surtout l’accent mis sur la sécurité et les frontières – que ce soit une possibilité à court terme. Il faut dire que l’ONU a adopté différentes dispositions sur la protection de tous les travailleurs migrants et leurs familles – le HCR parle de « flux mixtes » –, mais encore une fois, aucun pays développé n’a encore ratifié cette convention qui protège les droits de migrants, y compris des travailleurs en situation irrégulière. Il y a donc objectivement un manque de volonté politique qui ralentit le processus.
A. H. – L’imbrication récente du militaire et de l’humanitaire dans l’opération de sauvetage Mare Nostrum (100 000 vies sauvées par les bateaux de la Marine militaire italienne en 2014) a fait dire à certains que « les migrants ainsi interceptés deviennent de potentiels naufragés à sauver et ne sont plus considérés comme des sujets porteurs de droits internationalement reconnus[7]Alessandra Sciurba et Filippo Furri, « Au-delà de la frontière : la Charte de Lampedusa, un exemple de réécriture des droits contre la logique de l’enfermement », Éthique publique … Continue reading ». Qu’en pensez-vous ? Est-ce là la naissance d’un nouveau paradigme sur la question des migrations ?
I. A. – Je pense que la priorité des États doit être de sauver des vies, ce qui est une obligation autant morale que juridique, en l’espèce en vertu du droit de la mer. Mais j’admets aussi qu’il y a une ligne très fine entre les opérations de sauvetage organisées par Mare Nostrum ou Frontex et des opérations d’interception. Toute personne qui fait l’objet d’un sauvetage en mer doit avoir la possibilité de faire une demande d’asile et être traitée conformément aux obligations relatives aux droits de l’Homme. La Cour européenne des droits de l’Homme a rendu un arrêt très important en 2012 dans l’affaire Hirsi Jamaa contre l’Italie. Il s’agissait d’une opération en Méditerranée relative à une vingtaine de personnes de Somalie et d’Érythrée, en 2009. Ces migrants ont été interceptés, puis transférés dans des bateaux de la Marine italienne. Certains avaient l’intention de déposer des demandes d’asile, mais n’en ont pas eu la possibilité ; évidemment, il n’y avait ni interprètes, ni conseils juridiques ou tout autre moyen qui leur aurait permis de faire ces demandes. Et ils ont été directement refoulés vers la Libye, d’où ils étaient partis. La Cour européenne a dit que l’Italie a porté atteinte aux droits humains des migrants, protégés par la Convention européenne des droits de l’Homme. Donc, quand un État membre du Conseil de l’Europe est impliqué dans une affaire de sauvetage, par le biais de ses agents, il doit assumer une juridiction pleine et entière même si l’opération se déroule en haute mer.
En ce qui concerne la responsabilité des bateaux de Frontex durant l’été 2016, il n’y a pas encore eu de jugements de la part de la Cour européenne des droits de l’Homme. Mais l’affaire Hirsi Jamaa précise le droit en matière de juridiction et de responsabilité de protéger les droits humains : si des représentants étatiques sont impliqués dans des opérations menées par Frontex, ces États membres sont responsables des atteintes aux droits. Ce sera intéressant de voir ce que dira le premier jugement en la matière.
A.H. – Et qu’en est-il des bateaux humanitaires privés – par exemple ceux d’ONG – qui sauvent des réfugiés en mer : que se passe-t-il après ?
I.A. – Théoriquement, en vertu du droit de la mer, ils ont l’obligation de transporter ces personnes vers le port le plus proche et, dans tous les cas, les naufragés doivent avoir la possibilité de faire une demande d’asile. Ils ont également le droit de ne pas être détenus arbitrairement, de ne pas être soumis à de mauvais traitements, et de ne pas être refoulés. On sait que Médecins Sans Frontières, par exemple, fait un travail remarquable en la matière pour porter secours aux naufragés en les informant de leurs droits.
A.H. – Il existe aujourd’hui différents régimes de détermination du statut de réfugié en Turquie. Les réfugiés syriens – qui sont plus de 2,5 millions – sont des « invités ». Les autres nationalités sont déterminées par le HCR – et non pas par le gouvernement – à l’instar d’autres pays (Jordanie, Liban, Malaisie). La multiplication des statuts particuliers peut-elle affecter la préservation des droits et intérêts fondamentaux des réfugiés et requérants d’asile dans des dynamiques de plus en plus nationales ? Peut-on imaginer avoir des réfugiés « à la carte » et, suite à la crise migratoire de 2015, est-ce que ce n’est pas un peu cela qui est en train de se passer en Europe ?
I.A. – Oui, vous avez raison en ce qui concerne la Turquie. C’est extrêmement compliqué et l’existence de ces différents statuts ouvre la voie à l’arbitraire aussi. Il faut dire que la Turquie a ratifié la Convention de 1951 avec une limitation territoriale, ce qui fait qu’elle ne reconnaît pas comme réfugiées des personnes en provenance, par exemple, de la Syrie, mais seulement celles en provenance de l’Europe, ce qui est évidemment très rare, comme dans le cas des réfugiés bosniaques dans les années 1990. Il faut cependant reconnaître que les autorités turques ont été très généreuses en ce qui concerne l’accueil (santé, éducation, droit au travail) sur leur territoire de près de 3 millions de réfugiés syriens. De fait, même si le gouvernement turc n’a pas signé le Protocole de 1967 (qui étend la portée géographique – à la planète entière – et temporelle de la Convention de 1951, NDLE), il a mis en application de facto les dispositions légales de la Convention de 1951. Le droit de travailler pour les réfugiés syriens s’est fait sous la pression des organismes humanitaires et par l’action de la société civile.
« L’exception turque » : vers un régime de réfugiés « à la carte » ?
Le Code des étrangers et de protection internationale, adopté par la République turque en juin 2014, distingue différentes catégories de personnes sous protection internationale, à savoir : – le réfugié : reconnu comme tel « en raison des événements survenus dans les pays européens » (art. 61), ce qui a été le cas de réfugiés bosniaques ou tchétchènes ; – le réfugié conditionnel : reconnu comme tel « en raison des événements survenus en dehors des pays européens » (art. 62), ce qui est le cas des Afghans, Irakiens, etc. ; – le bénéficiaire d’une protection auxiliaire : c’est un étranger « non caractérisé comme réfugié ou réfugié conditionnel », mais qui serait « condamné à la peine de mort , soumis à une peine ou des actes de tortures », ou « rencontrerait la menace grave envers sa personne en raison de mouvements de violence ne faisant aucune distinction dans les situations d’affrontement armé international ou sur l’ensemble du pays » (art. 63). Cette situation est celle des « invités » syriens ; – l’apatride (art. 50). Yvan Conoir |
A.H. – Mais est-ce que la multiplication des statuts particuliers n’est pas en train de fragmenter complètement le droit des réfugiés et le droit d’asile ?
I.A. – Oui ! On voit en Europe une tendance similaire à ce qui se passe en Turquie : dans le cadre de sa politique commune d’asile, l’Union européenne a adopté depuis les années 2000 des instruments juridiques dans le but d’harmoniser les politiques et les pratiques des États membres de l’UE en ce qui concerne l’accueil des demandeurs d’asile, la procédure de reconnaissance du statut de réfugié, et le statut conféré aux réfugiés ainsi que les droits qui vont avec (par exemple la durée des détentions, les garanties procédurales, etc.). Ces instruments ont progressivement été incorporés par les États dans leur droit interne et ont été mis en œuvre. Cependant, il y a toujours des failles[8]Sur ce sujet, voir Idil Atak, « Mesures d’interception en Europe et au Canada : Le droit d’asile en péril », Revue Droits et Libertés, vol. 35, n° 1, printemps 2016, p. 17-20, … Continue reading dans les systèmes de protection : les normes appliquées diffèrent considérablement d’un État membre à l’autre. Ce qui a amené l’UE à une nouvelle réforme des instruments il y a quelques années. Le processus de mise en œuvre de ces instruments révisés, dans le but de disposer de normes, principes et pratiques communs, s’avère long et compliqué. Sur le terrain, on voit une fragmentation du statut de réfugié et une application qui n’est pas du tout uniforme de ces principes et normes qui se veulent pourtant communs.
A.H. – Vous menez actuellement des recherches sur les relations entre sécurité, migrations irrégulières et asile. Quelles sont les principales conclusions auxquelles vous êtes arrivée ?
I.A. – Je mène un projet de cinq ans concernant la sécurisation des migrations. Il s’agit de mesures prises par les États (Canada et certains États européens comme la France et la Grande-Bretagne) contre les migrants « indésirables ». La première conclusion est que les mesures engagées (détention, biométrie, militarisation des frontières, changements législatifs sur l’immigration et l’asile) ont pour conséquence de criminaliser des populations qui n’ont rien à voir avec « le crime ». Par exemple, traverser une frontière internationale sans les papiers nécessaires n’est pas un crime. La deuxième conclusion concerne le droit d’accès à l’asile, un droit fondamental. En raison de la criminalisation croissante de la migration irrégulière et de toute aide associée, les personnes persécutées ont difficilement accès à ce droit tant en Europe qu’au Canada. Lorsqu’elles réussissent à déposer une demande d’asile, il leur est plus difficile d’obtenir le statut de réfugié en raison de nouvelles techniques législatives, comme l’accélération des procédures d’examen ou les clauses de pays sûrs qui sont mises en œuvre. Donc, en plus de contrôles aux frontières de plus en plus musclés, les personnes qui fuient les persécutions n’ont plus accès, ou un accès de plus en plus limité, à l’asile. Troisièmement, le but de ces mesures c’est d’abord la dissuasion par la criminalisation, le message que l’on envoie aux demandeurs d’asile étant : « Ne venez pas parce que vous serez interceptés, détenus, et renvoyés ». Or notre recherche montre que ces mesures-là n’ont pas d’effet dissuasif. Elles ont des conséquences inattendues – ou non voulues – à savoir une augmentation de l’immigration irrégulière, de la criminalité liée aux trafics de migrants et de la traite d’êtres humains (les deux devenant de plus en plus liés). Donc les migrants deviennent encore plus vulnérables, ils doivent payer des sommes d’argent sans cesse plus élevées à leurs trafiquants. Il faut aussi souligner que ces mesures censées être dissuasives sont très coûteuses. Mais plus généralement, ce sont les atteintes aux droits humains des migrants qui représentent le coût le plus élevé, car elles sont bien sûr contraires aux obligations des États qui découlent de leurs constitutions et des instruments internationaux.
A.H. – Dans cet environnement restreint, de plus en plus limitatif, oppressif et arbitraire, quel peut être le rôle des ONG humanitaires : sont-elles capables de changer les rôles ou attitudes des acteurs ?
I.A. – Je pense que les ONG humanitaires jouent un rôle très important. Elles sont au premier plan pour apporter une aide humanitaire essentielle, de première nécessité, en termes de sauvetage ou de nourriture. Je suis actuellement impliquée dans un projet de recherche intitulé « Toronto, ville sanctuaire », traitant de la protection que la ville de Toronto offre aux migrants irréguliers. On voit aujourd’hui dans cette ville non seulement des travailleurs sans-papiers, mais aussi un nombre grandissant d’enfants – dont certains ne sont pas scolarisés, de peur d’être repérés et expulsés du Canada. On trouve aussi des personnes âgées en situation irrégulière qui ont vécu presque toute leur vie au Canada et qui habitent dans des abris financés par la ville. Dans tous ces cas, ce sont des organisations humanitaires à Toronto qui leur viennent en aide, même si la ville intervient mais à une échelle limitée. Un peu comme ce qu’a fait à l’été 2016 la ville de Paris, en appui à des migrants irréguliers, sur le modèle organisé par MSF dans la « jungle » de Calais. Les ONG développent aussi une expérience que les agents du gouvernement n’ont pas : elles jouent un rôle de « guides » tout en captant la confiance des migrants irréguliers. Comme on l’a constaté au travers de nos entrevues, c’est une population très marginalisée qui ne fait pas confiance à la police. Certains ne veulent même pas aller à la bibliothèque parce que, pour eux, ces institutions représentent l’État. Les organismes associatifs communautaires ont su, eux, surmonter cette barrière psychologique.
Propos recueillis par Yvan Conoir – Chaire Raoul Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM/Montréal Membre du conseil d’orientation de la revue Alternatives Humanitaires.
Détention des migrants : ce qu’en dit le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR)
Le HCR est à l’évidence concerné par la détention1 des personnes fuyant leur pays pour cause de persécution. Il a donc développé une Stratégie globale de lutte contre la détention2 dont les trois objectifs sont de : mettre un terme à la détention des enfants ; s’assurer que des alternatives à la détention sont inscrites dans les différents régimes législatifs et de mise en œuvre, et s’assurer que les conditions de détention, là où elle est nécessaire et inévitable, satisfont aux standards internationaux, particulièrement en autorisant le HCR et/ou ses partenaires à visiter les centres de détention. « Trop de réfugiés et de demandeurs d’asile, y compris des enfants, sont forcés de rester dans des centres de détention ; alors qu’ils devraient se trouver dans un environnement où ils peuvent obtenir des informations et un soutien, où leur intimité peut être préservée et où ils peuvent exercer leurs droits légaux3 », a déclaré Volker Türk, le Haut-commissaire assistant du HCR responsable de la protection, ajoutant que les demandeurs d’asile et les réfugiés représentaient 17 % de toutes les personnes détenues pour des raisons liées à l’immigration en 2015 dans 12 pays du Nord comme du Sud4 au sein desquels a été mise en place la stratégie, contre 12 % en 2013. En revanche, sur la base du principe de meilleur intérêt de l’enfant et d’un dialogue constant avec les pays participants, on a assisté à une baisse significative de 14 % du nombre d’enfants détenus par rapport à 2014. Les « alternatives à la détention » prônées par le HCR désignent toute législation, pratique ou politique qui autorise les demandeurs d’asile à résider au sein de la communauté sous certaines conditions ou restrictions de leur liberté de mouvement. Les alternatives à la détention ne devraient pas être imposées quand il n’y a pas lieu ou matière à détention et devraient respecter le principe de l’intervention minimale tout en portant une attention toute particulière à la situation des groupes particulièrement vulnérables. Conformément aux standards internationaux, la liberté de mouvement pour les requérants d’asile devrait toujours demeurer la première option. À titre d’exemple, en Indonésie, le ministère des Affaires politiques, légales et de sécurité a ouvert – avec l’appui de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) – de nouveaux logements pour abriter 130 enfants de sexe masculin non accompagnés et séparés. Aux États-Unis, le département des Douanes et de l’Immigration5 a lancé en 2015 un programme d’appui aux cas de familles vulnérables, avec pour objectif de relâcher de prison 800 familles de demandeurs d’asile présentant des critères de vulnérabilité sous la direction d’ONG locales au sein de cinq grandes villes américaines, charge aux communautés d’accueil d’appuyer l’identification des ressources nécessaires pour les soins de santé ou de logement. Dans le cadre de la lutte contre la détention des enfants migrants, les mesures les plus significatives ont tourné autour de l’adoption de mesures législatives contre la détention des enfants, la mise en œuvre de mesures autour du « meilleur intérêt de l’enfant », le développement de programmes de recherches de familles et de procédures de réunification, l’accès prioritaire aux procédures de demande d’asile, tout comme la nomination de représentants légaux et de garde qualifiés. Yvan Conoir
— 1. Note de la rédaction : Les Principes directeurs du HCR emploient le terme générique de détention, mais il faut noter qu’en droit français, on parle de « rétention » (administrative) s’agissant d’adultes comme d’enfants migrants retenus en attente d’exécution d’une décision d’éloignement intervenue, faute pour la personne concernée de pouvoir bénéficier du droit d’asile. Pour autant, de nombreuses ONG françaises dénoncent le régime de la détention administrative qui s’apparente, dans les faits, à de la détention. Pour plus de précisions, voir les éclaircissements apportés par le HCR dans l’encadré qui suit. — 2. UNHCR, Beyond Detention. A Global Strategy to support governments to end the detention of asylum-seekers and refugees. 2014-2019, UNHCR, juin 2014, http://www.unhcr.org/53aa929f6.pdf — 3. Centre d’actualités de l’ONU, « La détention des enfants réfugiés est en baisse dans 12 pays étudiés, selon le HCR », 18 août 2016, http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=37872#.V-jt__mLSUk — 4. Les 12 pays faisant l’objet de l’étude : Canada, États-Unis d’Amérique, Hongrie, Indonésie, Israël, Lituanie, Malaisie, Malte, Mexique, Royaume-Uni, Thaïlande, Zambie. — 5. Immigration and Customs Enforcement (ICE). |
« Détention » ou « rétention » : les précisions du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés
Dans ses Principes directeurs relatifs aux critères et aux normes applicables à la détention des demandeurs d’asile et alternatives à la détention de 2012 (http://www.unhcr.org/505b10ee9.pdf), le HCR a défini la « détention » comme « la privation de liberté ou le confinement dans un lieu fermé qu’un demandeur d’asile n’est pas libre de quitter, y compris – mais pas seulement – les prisons ou les centres de détention, d’accueil fermé, de rétention et les établissements construits à cet effet. Le lieu de détention peut être géré soit par des autorités publiques soit par des entreprises privées ; le confinement peut être autorisé par une procédure administrative ou judiciaire, mais la personne peut aussi avoir été enfermée sans base légale ». La rétention est donc englobée dans la terminologie plus large de détention. Il est important de la qualifier comme « détention », car ce terme réfère à un état de privation de liberté. Les personnes en France en rétention sont en effet privées de leur liberté. La nature de la décision les ayant privées de leur liberté (décision administrative) n’y change rien. Dans le contexte francophone, la France est un des seuls pays à utiliser la terminologie « rétention ». Ce faisant, le risque est présent de diminuer la portée de cette atteinte à la liberté et que les garanties procédurales applicables à toute privation de liberté ne soient pas appliquées : réexamen de la décision de détention (idéalement dans un délai de 24-48 heures), contrôle périodique et régulier de la nécessité de prolonger la détention, droit de contester la légalité de la détention à tout moment devant une cour de justice, etc. Enfin, il est intéressant de noter que François Crépeau, rapporteur spécial sur les droits de l’Homme des migrants, a également fait le choix terminologique de « détention » lorsqu’il s’exprime sur cette question (interview : http://www.unmultimedia.org/radio/french/2016/05/migration-plaidoyer-pour-une-politique-douverture-controlee-en-europe/#.V8giEvl9671). La rédaction remercie vivement le HCR pour ses précisions juridiques. |
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-122-0