Comme sur beaucoup de questions, la simplification est monnaie courante lorsqu’il s’agit d’aborder la société chinoise. Le champ des associations n’y échappe pas, ce qui amène souvent à nier l’idée même d’organisations non gouvernementales dans un pays perçu comme centralisé et méfiant envers tout ce qui peut concurrencer l’État. Verena Richardier nous aide à entrer dans la complexité de la société chinoise pour mieux comprendre la place qu’y occupent les ONG.
Définir la société civile chinoise à l’aide de notions forgées en Occident se révèle une gageure soulevée par de nombreux auteurs. La seule question de la traduction est déjà un bon indice de la complexité de l’exercice. Comment dit-on « organisation non gouvernementale » en chinois ? En réalité, on peut trouver plus de huit termes différents. Si certains sont loin de correspondre à ce que nous pouvons entendre en Europe par « ONG », d’autres renvoient à des réalités a priori plus proches mais aussi plus délicates à nuancer. Quelle est la différence par exemple entre民间组织 (minjian zuzhi) et 非政府组织 (feizhengfu zuzhi) ? Le premier terme pourrait être traduit par « organisation du peuple », tandis que le second est la traduction littérale de « non gouvernemental ». Le premier est préféré par les associations au second qui se comprend parfois comme « contre » ou « anti » gouvernemental. Nos propres représentations induisent une définition de l’autonomie qu’on n’observe pas en Chine, limitant notre compréhension des nuances entre ces deux termes. En effet, l’espace de manœuvre et de négociation d’une société civile indépendante existe en Chine, mais de façon contingente, contextualisée, sans cesse en évolution et sur le fil. Les ONG sont-elles une catégorie à part, facilement identifiables par leur statut ? Comment les différencier des autres associations ? Peut-on considérer les ONG comme des organisations représentatives de leurs membres et non de l’État ? Pour répondre à ces questions, réfléchir en termes de situations et non de types d’organisation se révèle une piste intéressante. La construction des « situations » est en effet la conséquence d’évolutions historiques et légales ayant façonné une partie du paysage de la société civile chinoise. L’équilibre entre besoin et méfiance des ONG de la part des acteurs gouvernementaux aide également à saisir la place des ONG. Certaines sont des partenaires nécessaires pour un État qui n’a rien de monolithique quand d’autres incarnent un rayonnement international en pleine expansion.
Saisir la société civile chinoise : les dates clés d’une reconfiguration des relations entre l’État et sa société
De manière générale, le lien entre société civile et ONG semble évident si nous comprenons la société civile comme l’ensemble des organisations de « citoyens » incarnant la société en dehors de l’État. Les ONG étant « non gouvernementales », elles seraient les éléments principaux de cette société civile. Les ONG s’inscrivent cependant dans un mouvement plus large de tensions et de reconfigurations entre un État et les individus composant sa société. C’est encore plus vrai en Chine et c’est la raison pour laquelle je propose un détour par son histoire pour saisir ces reconfigurations à travers quelques dates clés.
Tout d’abord, la réforme menée par Deng Xiaoping à partir de 1980 a ouvert la Chine à l’économie de marché, créant pour la première fois depuis des décennies un espace entre l’État et la société, investi par le capitalisme. Suite à ce tournant majeur, une multitude d’organisations se créent, demandant à l’État de s’engager sur la voie de ce qui était présenté comme l’ultime progrès, la « cinquième modernisation[1]Les quatre modernisations officielles de Deng Xiaoping concernent les réformes dans l’agriculture, l’industrie, la science et la défense nationale. », c’est-à-dire la démocratie. Ces organisations sont considérées à l’époque comme l’émanation d’une « société civile » chinoise naissante, bénéficiant d’un climat permissif qui sera de courte durée. En effet, la répression à Beijing des manifestations étudiantes du 4 juin 1989 marque un tournant violent. Enrichissement économique et paix sociale deviennent désormais les éléments centraux d’un nouveau contrat social laissant peu de place aux droits individuels. Le Règlement de l’enregistrement et de l’administration des associations est d’ailleurs promulgué en cette même année 1989[2]He Jianyu, « Comprendre les ONG chinoises », La Vie des idées, 2013.. Deux obligations principales à leur existence légale contribuent désormais à construire le paysage des organisations officielles : le double enregistrement et le principe de non-compétition. Le double enregistrement signifie que les organisations doivent être enregistrées auprès du ministère des Affaires civiles et bénéficier du soutien d’une organisation étatique « tutelle ». La non-compétition correspond à l’impossibilité d’enregistrer deux organisations travaillant dans le même domaine dans une même zone administrative. Cette loi favorise les organisations paragouvernementales, héritières des organisations de masse communistes, mais empêche l’enregistrement légal de nombreuses autres. Les organisations étatiques « tutelles » limitent le nombre d’organisations qu’elles acceptent de patronner car elles en deviennent responsables devant l’État. Cette première loi est complétée et précisée en 1998[3]Qiusha Ma, Non-Governmental Organizations in Contemporary China: Paving the Way to Civil Society?, Routledge, 2005, p. 94..
Cependant, à partir de l’arrivée au pouvoir de Hu Jintao en 2002, l’État chinois amorce une nouvelle politique transformant à nouveau les liens entre État, individus et société pour mettre « l’Humain au centre[4]Amandine Monteil, « La Chine en quête d’une “société harmonieuse” », CERISCOPE Pauvreté, 2012, consulté le 26/09/2016, … Continue reading ». L’expression « société harmonieuse » est lancée en septembre 2004 lors d’une session plénière du comité central du Parti communiste. Le bien-être individuel et la résolution des tensions sociales issues de l’ouverture au capitalisme sont au cœur de cette nouvelle approche. Les organisations sociales sont alors considérées comme des contributrices à l’harmonie collective et des pourvoyeuses de services. Le tremblement de terre du Sichuan en 2008 ouvre également la voie à de nouvelles organisations, émanant directement de la population, tournées vers l’assistance et le soin aux victimes de la catastrophe. Xi Jinping, le nouveau président de la République populaire de Chine depuis 2013 continue cette politique amorcée par son prédécesseur, mais les événements de Hong Kong en 2014 (la « Révolution des Parapluies[5]La révolution des parapluies a démarré en 2014 en réaction à la restriction de la portée du droit de vote des Hongkongais par le gouvernement chinois. Elle s’est achevée avec le retrait du … Continue reading ») participent à crisper la position gouvernementale vis-à-vis des structures associatives. L’État renégocie la participation de l’individu et de la société vers plus d’encadrement. La ligne de faille entre organisations légalement enregistrées et les autres doit être comblée grâce aux nouvelles lois sur les ONG internationales et sur la « Charité » promulguées en 2016. Cependant, ces lois encadrent l’enregistrement des organisations et la collecte de fonds sans modifier le principe de base : pour exister légalement, une organisation doit être « patronnée » par une institution de l’État, familièrement appelée la « belle-mère[6]Zi Jin Dong, “Five Considerations Regarding the Charity Law”, China Development Brief, 2016, http://chinadevelopmentbrief.cn/articles/five-considerations-regarding-the-charity-law/, consulté le … Continue reading ». Cette restriction participe à la polyphonie d’organisations sociales en Chine, due par exemple à la volonté d’échapper à ces contraintes administratives.
Quelques exemples d’une variété polyphonique d’associations
Catégoriser les associations en Chine est rarement exempt d’un jugement moral. De nombreux auteurs les rangent entre organisations formelles et informelles, ou bien selon leur degré de dépendance vis-à-vis de l’État. Ces deux approches, outre qu’elles peuvent induire l’idée qu’il y a de « bonnes » et de « fausses » sociétés civiles, masquent un principe de base : aucune organisation en Chine ne peut exister sans être liée à l’État. Mais l’État n’est pas toujours un bloc homogène de politiques et de pratiques. La réforme, la décentralisation forte de l’administration et les diverses tensions évoquées précédemment ont contribué à façonner une polyphonie d’organisations œuvrant parfois ensemble, séparément ou en compétition… Je fais le choix dans cette partie de présenter les principaux types d’organisations du domaine de l’action sociale travaillant par exemple dans l’éducation, le soin, l’aide aux personnes âgées… Pour plus de clarté, je différencie toutefois les organisations dont la naissance – mais pas forcément le fonctionnement – est marqué par un lien fort avec l’État, de celles nées sans intervention étatique.
Les organisations dont l’État est directement responsable, tant historiquement que financièrement, sont les huit organisations de masse[7]Les organisations de masses servent de relais entre l’État et la population chinoise, notamment pour la propagande. Elles sont aujourd’hui considérées comme des organisations sociales., parfois appelées les « organisations gouvernementales non gouvernementales » (GONGO en anglais), héritières directes du maoïsme. D’autres GONGO ne font pas partie de ce groupe, même si leur fonctionnement est similaire. C’est le cas de la Fédération chinoise des personnes handicapées, organisation importante présente à tous les échelons administratifs, du niveau local au niveau régional. Le premier directeur de cette Fédération n’est autre que le fils de Deng Xiaoping, Deng Pufang, blessé durant la révolution culturelle et devenu paraplégique suite à ses blessures.
Viennent ensuite, deuxième type de structure, les organisations légalement enregistrées comme associations et comme fondations, mais dont la naissance n’est pas à l’initiative de l’État. Chacune de ces organisations est parrainée par une organisation de tutelle, un ministère ou bien une GONGO selon le principe du double enregistrement[8]Qiusha Ma, Non-Governmental Organizations…, op. cit., p. 79.. One Foundation et China Foundation for Poverty Alleviation sont deux fondations très connues. La première, fondée par l’acteur Jet Li, est la pionnière à avoir été enregistrée en tant que fondation. D’abord liée à la Croix-Rouge chinoise, elle a rapidement pris ses distances avec cette dernière, notamment suite au scandale Guo Meimei[9]Guo Meimei, une starlette de Weibo, le Facebook chinois, s’est fait passer pour une responsable de la Croix-Rouge et a publié des photographies d’elle-même, portant vêtements et sacs de luxe. … Continue reading.
Les organisations non enregistrées sont un troisième type d’organisation. Fondées sans aucune participation de l’État, elles œuvrent sous le statut d’organisations à but lucratif ou sans statut légal, mais cela ne veut pas dire qu’elles n’entretiennent pas de liens avec l’État. Ce choix peut être contraint (impossibilité de trouver un parrainage) ou libre (absence d’intérêt à l’enregistrement comme association). Ce sont des organisations majoritairement « locales », nées par exemple à l’occasion des séismes au Sichuan en 2008 et au Yunnan en 2014. Les membres de ces organisations sont souvent des bénévoles, des parents, et sont organisés par exemple en « clubs[10]Yiyi Lu, Non-Governmental Organizations in China, 2008, Routledge, p. 46. ».
Enfin, les entreprises sociales sont un dernier type d’organisations, relié à un phénomène relativement nouveau en Chine. À mi-chemin entre le lucratif et le non-lucratif, ces organisations sont une voie médiane entre la société civile et le marché. Issues de négociations entre acteurs de différents domaines, elles sont une réponse originale aux tensions du secteur. Leur futur reste pour le moment toujours flou car malgré leur succès, elles n’ont pas encore un statut légal très bien fixé. « L’État nous observe et attend », m’a par exemple dit une entrepreneuse lors d’un entretien. Malgré toutes ces tensions à l’enregistrement des organisations, l’autoritarisme de l’État laisse apparaître, selon les situations, des occasions de défendre certains droits.
Des organisations dans les interstices d’un « autoritarisme démocratique »
Au-delà du cas de la Chine, la critique d’une « transitologie démocratique[11]Caroline Dufy et Thiriot Céline, « Les apories de la transitologie : quelques pistes de recherche à la lumière d’exemples africains et post-soviétiques », Revue internationale de … Continue reading » est devenue nécessaire face à la stabilité des régimes dits autoritaires. L’idée d’une évolution naturelle des régimes autoritaires vers un fonctionnement plus démocratique est donc battue en brèche. C’est pourquoi analyser ces régimes de « l’intérieur » devient nécessaire pour saisir les différents espaces de mobilisation et les zones grises entre autoritarisme et démocratie. Si un régime démocratique peut fonctionner malgré des poches d’autoritarisme, il en va de même pour les régimes autoritaires qui peuvent dans leurs plis fabriquer des espaces démocratiques[12]Olivier Dabène, Vincent Geisser et Gilles Massardier (dir.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au xxie siècle : convergences Nord-Sud. Mélanges offerts à Michel … Continue reading. Les organisations sociales incarnent ces espaces de participation des individus à la vie politique de leur pays. L’idée de « symbiose contingente » développée par Spires[13]Anthony Spires, « Contingent Symbiosis and Civil Society in an Authoritarian State: Understanding the Survival of China’s Grassroots NGOs”, American Journal of Sociology, 2011, p. 1-45. est par exemple une proposition d’analyse. L’auteur utilise cette notion pour expliquer la persistance des organisations non gouvernementales locales, non enregistrées, illégales et pourtant en croissance constante. Comment ces organisations survivent-elles dans un contexte autoritaire ? Pourquoi, malgré leur présence, l’État n’est-il pas influencé et ne cherche-t-il pas à s’ouvrir ? Spires explique la « symbiose contingente » par deux séries de facteurs. D’un côté, la gouvernance fragmentée de la République populaire de Chine, due notamment à l’importante décentralisation[14]Le premier « niveau » administratif est un bon exemple de cette fragmentation. Il est divisé entre vingt-deux provinces, cinq régions autonomes, quatre municipalités, deux régions … Continue reading du pouvoir, ainsi que les différences d’application de la loi, conséquences de cette fragmentation. De l’autre, un besoin et une méfiance réciproques des acteurs entre eux. Au niveau local, en effet, les ONG répondent à des besoins forts tandis que les dirigeants locaux sont sommés de préserver la paix sociale, particulièrement auprès de leurs supérieurs desquels dépend leur avancement. Ces circonstances contribuent à construire une symbiose entre ONG et dirigeants bien que leur relation soit inégale, car les dirigeants locaux ont évidemment le pouvoir de stopper les activités d’une organisation. Cependant, tant que cette dernière reste suffisamment petite et ne réclame aucun droit politique, elle peut travailler en toute quiétude. Toute la difficulté réside dans la frontière floue qu’il y a à suppléer et influencer l’État sans que cela soit considéré comme une critique de sa défaillance. Considérant le peu de moyens que l’État central fournit au niveau local et compte tenu de ses exigences de paix sociale, le besoin mutuel est fort. De plus, les ONG sont un vecteur d’information dont les autorités profitent en l’absence de médias indépendants pouvant pointer les difficultés quotidiennes et ordinaires. L’importante fragmentation administrative est aussi un vecteur fort de plis démocratiques. Par exemple, la notion de plaidoyer prend en Chine une tournure très particulière. Les exigences sont rarement frontales mais vont passer par des contacts personnels entre autorités et membres d’ONG, en faisant jouer les niveaux administratifs ou les services les uns contre les autres.
Bien qu’il se situe à l’extrême opposé de ce niveau très local, le fonctionnement des ONG chinoises à l’international est similaire. En effet, celles qui s’internationalisent participent à renforcer l’image d’une Chine puissante, image dont l’État chinois est friand. La tenue en 1995 à Beijing de la quatrième conférence mondiale sur les femmes organisée par les Nations unies a entraîné l’arrivée de nombreuses ONG internationales étrangères dans le pays. C’est également à cette époque que le terme « non gouvernemental » est devenu populaire. À la suite de cette conférence, et par l’action d’ONG internationales comme Asia Foundation[15]Organisation américaine intervenant en Asie depuis 1954., les organisations sociales chinoises ont commencé à intervenir hors de leurs frontières. Le phénomène reste faible par rapport à la coopération intergouvernementale largement pratiquée par le gouvernement. Les ONG chinoises qui s’internationalisent interviennent dans le sillage de cette coopération, favorisant les zones d’influences traditionnelles de la Chine. Un nombre conséquent d’organisations sont ainsi intervenues au Népal en 2015 après le tremblement de terre. Les interventions favorisent également les intérêts économiques de la Chine dans certains pays d’Afrique comme l’Éthiopie. Ce phénomène nouveau d’internationalisation pose une question principale. Doit-on considérer que les ONG chinoises « s’internationalisent » ou bien « qu’elles vont à l’étranger » ? La nuance est de taille car elle pose la question de la standardisation ou non de ces ONG dans un milieu humanitaire qui reste pour le moment largement façonné par des organisations occidentales. Les ONG chinoises internationales s’adaptent-elles à ce modèle, ou proposent-elles un nouveau langage ? Cette question pourrait mériter à elle seule un article entier.
Ce court voyage au pays des associations et des organisations « non gouvernementales » chinoises semble poser plus de questions qu’il n’apporte véritablement de réponses. Cependant, appréhender la complexité d’une société et d’un fonctionnement administratif parfois loin de nos référentiels est incontournable pour travailler en Chine. Si cette complexité est maîtrisée par la plupart des ONG occidentales présentes aujourd’hui en Chine, ses conséquences pour les futures coopérations à l’international restent encore à découvrir.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-146-6