À la fin de l’année 2016, la Colombie a – espérons-le, définitivement – tourné le dos au conflit opposant depuis plus de 50 ans le gouvernement aux FARC. Comme souvent, la paix retrouvée exhume des problèmes cruciaux. Et en Colombie comme ailleurs, l’eau est de ceux-là. Pour conjurer la prévision annonçant que, en 2025, près de 70 % de la population pourrait ne pas avoir accès à l’eau en période de sécheresse, l’association SieNi a mis en place un projet innovant, plaçant les enfants en première ligne de ce combat vital.
Alors que les enfants sont frappés de plein fouet par la mauvaise gestion des ressources dans un monde menacé par une crise environnementale, leur position sociale et politique subalterne au sein des structures familiales et étatiques ne leur permet pas de dénoncer, de renégocier et/ou de remettre en cause les politiques environnementales aux niveaux local, national et international.
Des enfants en première ligne, mais exclus
L’article 12 de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) érige la participation des enfants et des jeunes en droit fondamental[1]Lansdown Gerison, The realisation of children’s participation rights. In Barry Percy-Smith et Nigel Thomas (éd.), A handbook of children and young people’s participation: Perspectives from … Continue reading. De fait, le Comité des droits de l’enfant, l’organe de surveillance de la Convention, interprète la participation non seulement comme un droit à part entière, mais également comme un droit instrumental, c’est-à-dire qui garantit le plein exercice d’autres droits et libertés mentionnés dans la CIDE. La participation des jeunes n’est donc pas un objectif en soi, mais plutôt un moyen qui leur offre la possibilité de susciter le changement social. Le Comité est allé jusqu’à faire figurer la participation parmi les quatre principes généraux de la CIDE, ce qui souligne une nouvelle fois l’intérêt accru que la communauté internationale de défense des droits des enfants et des jeunes porte au droit de participation.
Il n’est pas simple de convertir l’article 12 en programmes concrets menés sur le terrain. Partout dans le monde, les enfants et les jeunes sont exclus des institutions politiques, qui fonctionnent selon le principe de la ségrégation par l’âge. Étant privés du droit de vote, les enfants et les jeunes sont dans les faits incapables de participer à l’élaboration des politiques publiques de l’environnement. Les organisations visant à soutenir la participation des jeunes se trouvent donc confrontées à une problématique complexe : est-il possible de faire entendre l’opinion de la population qui a le moins de poids politique et de s’assurer en outre qu’elle a un impact concret sur les politiques publiques ? Comme si le fait de faciliter la participation des jeunes n’était pas un projet assez ambitieux en soi, la mise en place d’espaces de réelle participation des jeunes est encore plus difficile dans le cadre d’une intervention d’urgence : comment s’assurer que les jeunes disposent des outils nécessaires pour comprendre les phénomènes environnementaux complexes qui requièrent des mesures urgentes ?
La présente contribution évoque la participation des jeunes dans le cadre d’une intervention environnementale et humanitaire urgente. La question de la crise de l’eau dans le post-conflit en Colombie nous permettra d’évoquer la pertinence d’une stratégie basée sur la participation des jeunes et les facteurs pouvant contribuer à une participation effective des jeunes. Enfin et surtout, nous déterminerons comment nous pouvons nous assurer que la participation des jeunes a une réelle influence sur les politiques publiques.
Le post-conflit en Colombie : une occasion unique de remédier à la crise de l’eau
Les pourparlers de paix visant à mettre fin à plus d’un demi-siècle de conflit armé entre le gouvernement colombien et les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) ont abouti à un cessez-le-feu historique le 23 juin 2016. Les Colombiens ont rejeté l’accord de paix à une courte majorité lors du référendum qui s’est tenu le 2 octobre 2016, provoquant la reprise des pourparlers en vue d’établir une paix durable. Un accord révisé, dont la mise en œuvre est en cours, a été ratifié à une large majorité par le Congrès le 30 novembre 2016. Ce document[2]Acuerdo final para la terminación del conflicto y la construcción de una paz estable y duradera signé par Juan Manuel Santos Calderón (président de la République de Colombie) et Timoleón … Continue reading, qui jette les bases du plan de développement du pays pour les décennies à venir, envisage la « réforme rurale intégrale » comme un cadre global instaurant les conditions nécessaires pour garantir la justice sociale à l’échelle nationale. Il présente l’engagement du gouvernement colombien à mettre en œuvre un développement rural à la fois démocratique, durable et respectueux des droits de l’Homme. Les questions liées à la répartition des terres et à l’investissement agricole sont particulièrement identifiées comme nécessitant une intervention urgente dans le post-conflit en Colombie. L’accès à l’eau et la gestion des eaux usées figure également en bonne place parmi les conditions indispensables à l’établissement de conditions de vie décentes pour les populations rurales colombiennes.
La « réforme rurale intégrale » représente une occasion très attendue de définir les mesures prioritaires pour remédier à la crise de l’eau en Colombie. Les débats concernant la réglementation et la mise en œuvre de pratiques de gestion de l’eau rationnelles sont particulièrement pertinents dans le contexte du post-conflit en Colombie, alors que la rapide détérioration des ressources hydrauliques du pays a de quoi inquiéter. Divers organismes de recherche internationaux ont commenté ce phénomène. Un rapport publié en 2000 par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) classait la Colombie parmi les neuf États qui se partageaient 60 % des ressources en eau douce de la planète. En 2015, la Colombie avait chuté à la 24e place. L’agriculture et l’élevage extensifs, l’extraction minière, la métallurgie et le développement touristique contribuent conjointement à la détérioration rapide et constante des ressources hydrauliques colombiennes. L’Institut d’hydrologie, de météorologie et d’études environnementales (IDEAM) avertit à ce propos que 90 % des ressources en eau douce voient leur qualité compromise et qu’en l’absence de mesures gouvernementales d’ici 2025, environ 69 % de la population colombienne n’aura pas accès à une eau potable de qualité pendant les périodes de sécheresse[3]Ministerio del Medio Ambiente, IDEAM, 2014, Estudio nacional de agua ..
La stratégie de SieNi : mobiliser les enfants pour atteindre l’objectif de protection de l’eau
Dans ce contexte, SieNi a élaboré une stratégie visant à susciter un changement de politique environnementale en Colombie en favorisant l’autonomie des jeunes sur le terrain et en établissant une coopération internationale à différents niveaux. Le projet pilote doit débuter dans la région de Boyacá, en Colombie, en février 2017.
Encadrées par des enseignants, des « équipes pour l’eau » composées d’enfants âgés de 12 à 16 ans évalueront la qualité de l’eau au sein de leur micro-bassin et collecteront des données sur les causes et les conséquences de la pollution de l’eau au niveau local. Outre un enseignant formé par SieNi pour guider les élèves, chaque équipe pour l’eau sera encadrée par un scientifique spécialiste de l’eau basé en Colombie ou à l’étranger, qui communiquera avec elle par voie électronique une fois par mois afin de suivre les progrès accomplis et de garantir la fiabilité des données. Les équipes pour l’eau alimenteront ensuite une plate-forme destinée aux observatoires régionaux de l’eau (PCWO), un outil de collaboration en ligne accessible à tous permettant de compiler les données. Les enfants contribueront ainsi à la collecte d’informations essentielles pour éclairer les responsables politiques sur les mesures à prendre afin de protéger les ressources hydrauliques aux niveaux local, régional et national.
Au terme d’une année de collecte de données, les équipes pour l’eau devraient avoir acquis de solides connaissances sur les causes de la pollution de l’eau des micro-bassins ravitaillant leurs communautés et être prêtes à établir un plan d’action pour la protection de l’eau adapté aux ressources et aux besoins de leurs communautés. Tout en étant stockées sur la plate-forme virtuelle, les informations recueillies par les jeunes équipes pour l’eau serviront également de base aux analyses menées par les « observatoires de l’eau » créés par les organisations de la société civile pour assurer la surveillance à long terme de la qualité des ressources hydrauliques des micro-bassins et pour promouvoir des mesures visant à protéger ces ressources. Les observatoires de l’eau devraient progressivement devenir techniquement et financièrement indépendants de SieNi grâce à des partenariats stratégiques avec des acteurs non-étatiques. Depuis son siège à Lausanne, SieNi soutiendra les revendications politiques des observatoires par le biais d’actions de plaidoyer aux niveaux national et international.
Les enfants acteurs du changement social
Si l’autonomisation des jeunes par le biais de la participation est un projet noble et séduisant, sa mise en œuvre peut soulever certaines critiques. Certains accusent en effet les organisations soutenant des projets de participation des jeunes de ne pas susciter de véritable changement et de se contenter d’actions symboliques. Le défi pour SieNi consiste donc à faciliter la participation des jeunes tout en obtenant des résultats concrets. Cette participation est en effet un élément structurel qui sous-tend l’ensemble de la stratégie d’intervention de SieNi, que ce soient les ateliers de formation des enseignants, le mentorat scientifique, la plate-forme PCWO ou les observatoires de l’eau. Toutes ces structures favorisent l’autonomie des enfants en leur permettant d’étudier les problèmes liés à l’eau qui concernent leurs communautés et d’élaborer des solutions.
L’intérêt de la participation des jeunes dans le cadre d’interventions humanitaires urgentes requiert quelques explications supplémentaires.
En termes d’utilité, les programmes d’intervention humanitaire sont conçus pour traiter des problèmes spécifiques, jugés prioritaires de par leur gravité ou leur ampleur. On ne soulignera jamais assez l’intérêt de la participation des jeunes à l’élaboration du programme d’action humanitaire. Premièrement, les jeunes touchés par des questions humanitaires possèdent une compréhension unique et profonde des dynamiques culturelles, sociopolitiques et économiques qui sont à l’origine de l’injustice et des préjudices. En ce sens, leur contribution est essentielle à l’élaboration de stratégies d’action à la fois pertinentes et respectueuses des coutumes et des institutions locales. Deuxièmement, tout en garantissant la pertinence d’une intervention humanitaire, la participation de jeunes représentants de communautés plus vastes confère une grande légitimité aux entités qui mettent en œuvre cette intervention.
Troisièmement, on peut dire que la participation des jeunes à la conception de certains aspects d’une intervention humanitaire urgente est conforme à une approche démocratique de l’élaboration de solutions durables visant à réparer les dommages environnementaux. En tant que mineurs, les jeunes sont systématiquement exclus des structures étatiques et constituent donc l’un des segments de la société ayant le moins de poids politique. Le fait d’offrir aux jeunes la possibilité de contribuer à la production de connaissances et à l’élaboration des politiques pourrait permettre de réaliser l’idéal démocratique décrit dans le plan de « réforme rurale intégrale » dans le post-conflit en Colombie.
Enfin, il convient de mentionner que la Colombie a ratifié la CIDE le 2 septembre 1990. Le gouvernement national est donc tenu de respecter le droit des jeunes à participer à l’ensemble des questions qui ont un impact sur leur vie, y compris les stratégies d’évaluation et d’intervention environnementales. En outre, en ratifiant la Convention, l’État colombien s’est engagé à « dûment en considération » les opinions des jeunes[4]Article 12 de la CIDE: « Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les … Continue reading, c’est-à-dire à leur accorder toute l’attention qu’elles méritent. La participation des jeunes n’est donc pas un privilège, mais un droit. De ce fait, le gouvernement colombien est légalement tenu de prêter attention aux préoccupations environnementales de ses jeunes citoyens.
Communication de l’information aux décideurs
Les organisations de défense des droits fondamentaux des enfants et des jeunes luttent depuis des décennies pour que la participation des jeunes se traduise par des réformes sociales, économiques ou politiques concrètes. Comment pouvons-nous nous assurer que les propositions politiques soumises par les jeunes sont transmises aux décideurs, puis dûment prises en compte par la classe politique ?
Comme indiqué précédemment, SieNi et ses partenaires fourniront l’appui logistique requis aux jeunes membres des équipes pour l’eau. Les données recueillies par les jeunes seront centralisées sur une plate-forme virtuelle en ligne et transmises aux entités locales colombiennes chargées de contrôler la qualité de l’eau et les pratiques de gestion dans le pays (les observatoires de l’eau). Ces entités travailleront en étroite collaboration avec l’Université nationale de Colombie. La création de telles institutions transforme la nature de l’intervention de SieNi, qui passe d’une intervention humanitaire transnationale urgente à la mise en place d’une solution durable et innovante, gérée par la Colombie, dans le domaine de la protection de l’eau. Les observatoires de l’eau seront chargés de fournir des données scientifiques aux organismes gouvernementaux colombiens, dans le but d’éclairer les décideurs sur les modalités appropriées de mise en œuvre d’une politique de l’eau à la fois respectueuse de l’environnement, juste et transparente. En se basant sur les données recueillies par les jeunes, les futurs observatoires de l’eau pourront informer les pouvoirs publics et les organisations de la société civile à propos de la politique de l’eau, jouant ainsi un rôle clé dans l’élaboration d’une stratégie nationale en faveur de la protection de l’eau.
Sur le plan institutionnel, trois entités distinctes participeront donc à la transmission des propositions politiques des jeunes aux instances de l’État : les groupes de jeunes chercheurs indépendants soutenus par SieNi, les observatoires de l’eau indépendants et les pouvoirs publics locaux et nationaux. Il convient de noter que les observatoires de l’eau joueront le rôle d’intermédiaires, transmettant les revendications des jeunes aux responsables gouvernementaux et veillant ainsi à ce que les efforts des groupes de recherche participative menés par les jeunes aient une réelle incidence sur l’adoption ou l’évolution des politiques publiques.
Le plan d’intervention élaboré par SieNi est basé sur une approche innovante qui favorise et encourage la participation des jeunes à la recherche et au plaidoyer dans le domaine de l’environnement. En menant des actions pour remédier à la crise de l’eau en Colombie, les jeunes originaires des régions les plus touchées auront dorénavant la possibilité de transmettre aux responsables gouvernementaux leurs griefs et leurs revendications dans le domaine de l’environnement, en se basant sur des données scientifiques fiables, participant ainsi directement au processus démocratique pour la gestion des ressources naturelles. SieNi espère que ce projet se prolongera au-delà de sa phase pilote (2017) et s’étendra à l’avenir à d’autres régions que Boyacá. SieNi espère également que la création d’observatoires de l’eau incitera la société civile et les acteurs étatiques à intensifier leurs efforts de collaboration en vue de l’adoption d’approches démocratiques, inclusives et durables de la gestion de l’eau dans le post-conflit en Colombie.
Traduit de l’anglais par Sophie Jeangeorges
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-196-1