Entretien avec Jonathan Littell
Jonathan Littell est né en 1967 à New York. Élevé en France, il s’engage dans l’humanitaire en 1993 et passe sept ans sur le terrain avec Action contre la Faim, principalement en Bosnie, en Tchétchénie, en République démocratique du Congo et en Afghanistan. Son roman Les Bienveillantes a été publié en 2006, primé la même année par le prix Goncourt, et suivi depuis par plusieurs essais et reportages sur des terrains de conflits. Wrong Elements, un documentaire long-métrage sorti en salles en avril 2017 et portant sur le thème des enfants-soldats, est son premier film. Jonathan Littell a bien voulu répondre aux questions de Benoît Miribel qui l’a connu dans les années 1990 sur le terrain, et qui l’interroge ici sur sa réflexion personnelle face aux comportements particuliers des enfants tombés sous l’emprise d’une rébellion mystique ougandaise, la Lord’s Resistance Army (LRA).
Alternatives Humanitaires — Ton premier film, Wrong Elements, met en scène la condition des enfants-soldats de la LRA en Ouganda. Qu’est-ce qui t’a mis en mouvement pour entreprendre une telle œuvre ?
Jonathan Littell — À plusieurs reprises, entre 2008 et 2012, j’ai eu l’occasion de réaliser des reportages en Afrique et d’être confronté aux réalités des enfants-soldats, en particulier en Ouganda. Lors d’un de ces reportages avec une photographe pour Le Monde Magazine, nous étions accompagnés par des militaires ougandais parmi lesquels se trouvait un groupe d’anciens LRA qui avaient été intégrés dans l’armée nationale. Ce fut mon premier contact avec d’anciens officiers de la LRA, très expérimentés, et nous avons eu des discussions passionnantes autour de la question de la responsabilité. Je ne raisonne pas en termes de « bien » et de « mal », mais j’ai été interpellé par le fait qu’on puisse me dire qu’un criminel recherché par la Cour pénale internationale, ancien commandant de la LRA à la réputation sanguinaire, soit considéré comme quelqu’un de « bien » par d’anciens soldats de cette armée. Je l’ai mentionné dans mon article et cela a fait son chemin en moi avec un questionnement autour de la responsabilité individuelle et collective des leaders LRA qui enrôlaient des jeunes de force. Puis il y a eu un concours de circonstances car un producteur m’a contacté pour me proposer de faire un documentaire et j’ai pensé que cela serait l’occasion de montrer l’univers des enfants-soldats de la LRA. Il y avait d’autres enfants-soldats ailleurs en Afrique, mais la LRA avait la particularité d’être une secte très rigide et puritaine. Parmi les règles principales, les soldats n’avaient pas le droit de boire de l’alcool ou de se droguer. C’est une différence majeure quand on sait que la plupart des enfants-soldats du Liberia, de Sierra-Leone ou de République démocratique du Congo étaient au contraire obligés par leurs supérieurs d’abuser de ces substances. Les enfants-soldats de la LRA étaient donc davantage conscients de leurs actes et de l’engrenage dans lequel ils étaient embarqués et les souvenirs qu’ils en gardent diffèrent beaucoup des autres enfants-soldats.
A. H. — Est-ce que tu vois des similitudes entre les méthodes de violence et de discipline de la LRA avec ce que l’on voit aujourd’hui chez Daech ?
J. L. — J’ai commencé ce projet début 2013 avant que Daech existe, sous sa forme actuelle en tout cas. Il est vrai qu’on peut faire des parallèles entre les pratiques de violence de la LRA et celles de Daech. L’approche disciplinaire et religieuse dans l’endoctrinement des gamins avec une façon de les contraindre de passer à l’acte de façon publique. On retrouve des choses très semblables, ce qui montre d’ailleurs que la pratique de Daech n’est pas limitée à l’islam radical. Les dérives sont possibles, quel que soit le contenu de la religion elle-même.
A. H. — Au regard des diverses formes de violence humaine que tu as pu approcher, existe-t-il selon toi une spécificité africaine ?
J. L. — La majorité de mes travaux porte sur la violence politique, la violence de masse, de groupe, qui s’exerce sur les personnes. Marguerite Yourcenar a écrit : « Chaque région a sa guerre bien à soi : c’est un produit local, comme le seigle ou les pommes de terre[1]Marguerite Yourcenar, Le Coup de grâce, Gallimard, 1939.. ». En effet chaque conflit a ses spécificités qui vont modeler les formes de violence. Mais au-delà des spécificités locales, culturelles et parfois folkloriques, je ne vois pas quelque chose de fondamentalement, d’anthropologiquement différent entre les diverses formes de violence. N’importe quelle forme de croyance, aussi structurée ou au contraire naïve soit-elle, peut constituer le moteur de violences politiques et religieuses. À mon sens, il y a des spécificités « techniques » dans les formes de violence, mais dans ce qui met en mouvement cette dernière, les motivations se ressemblent – souvent, d’ailleurs, dans leur absurdité. Ce qui m’intéresse c’est de dépasser le local pour essayer de comprendre les facteurs plus universels. Or la barbarie est ce qui est le mieux partagé : aucune religion n’en a le monopole. Les armes changent, tout comme le niveau de connaissance des techniques de violence, mais les mobiles peuvent généralement être comparés. Et globalement, il n’y a de limites à la violence que si les chefs, ou la société qui exerce cette violence, en mettent. Peu de personnes arrivent à résister à l’engrenage. Les barrières sont sociales, comme je l’ai décrit déjà dans Les Bienveillantes.
A. H. — Wrong Elements porte un message d’espoir dans la capacité de résilience de ces enfants-soldats, souvent à la fois victimes et bourreaux. Près de 30 000 enfants ont pu échapper à la LRA. As-tu relevé les facteurs clés de cette résilience ?
J. L. — C’est avant tout la dimension sociale qui a permis de réintégrer les enfants-soldats au sein même de leur communauté. Grâce à une volonté de les reconnaître comme « victimes » et en les amnistiant, ces enfants se sont sentis accueillis dans le groupe social et non pas marginalisés comme c’est le cas la plupart du temps. Cet effort communautaire pour dépasser la violence et permettre leur réintégration, c’est l’une des spécificités de ce contexte ougandais et de la communauté Acholi. Il n’y a qu’à comparer cet accueil à celui réservé aux vétérans américains de retour du Vietnam, qui furent globalement traités comme des parias. On en connaît les conséquences. C’est un fort mécanisme social qui permet de réintégrer ces enfants-soldats de la LRA. Certes, la personnalité de chaque enfant joue dans le cadre de ce plan de « réhabilitation », et il y a donc bien entendu des variations entre les comportements. Je tenais à montrer d’une part combien ces enfants ont pu être à la fois des bourreaux et des victimes, et d’autre part cette forte volonté sociale de ne pas les accueillir comme des « wrong elements », en tout cas pas complètement.
A. H. — As-tu des préconisations d’alternatives humanitaires à mettre en œuvre en Afrique au regard de ce que tu as vu dans le cadre de la réalisation de ce film ?
J. L. — Chaque fois que l’humanitaire va dans le politique, il sort de sa mission et se compromet. Ce point de vue n’est pas nouveau et je l’avais déjà bien en tête lorsque j’étais sur le terrain. Il reste aujourd’hui crucial si l’on veut préserver la capacité d’intervention humanitaire.
Propos recueillis par Benoît Miribel Directeur général de la fondation Mérieux et président d’honneur d’Action Contre la Faim