C’est une ONG qui ouvre le dialogue et, par la voix de son directeur financier, tient un discours aussi décomplexé que sérieusement étayé envers les entreprises et les passerelles jetées avec le monde humanitaire. Évoquant les vertus de l’entrepreneuriat social, de l’impact investing, de la blockchain ou des « contrats à impact social », Mathieu Dufour ne craint pas d’annoncer la mort prochaine de la rupture théorique entre le privé et les ONG.
ONG et entreprises lucratives sont fondamentalement soumises aux mêmes règles de fonctionnement : des stratégies opérationnelles à la gestion des ressources humaines, en passant par les démarches qualité, de la redevabilité à l’environnement juridique, des contraintes logistiques à l’adaptation aux nouvelles technologies… La barrière entre les deux mondes – psychologique avant tout sur les composantes sensibles de la lucrativité (profits, rémunérations…) – n’en demeure pas moins réelle sur les modes de gouvernance, et parfois les motivations. Mais les ONG ont-elles le monopole des bonnes intentions ?
La non-lucrativité comme critère obsolète
À la fin du XXe siècle, l’entreprise Nutriset lance un produit qui est rapidement utilisé (et vendu) dans toutes les crises nutritionnelles : le Plumpy’Nut®, « un produit dédié à la réhabilitation nutritionnelle des enfants à partir de 6 mois et des adultes souffrant de malnutrition aiguë sévère[1]www.nutriset.fr/index.php?id=50 ». Le débat sur la propriété intellectuelle de cet aliment fait rapidement rage sur fond d’idéal de générosité contre stratégie de développement commercial[2]Philippe Bernard, « Une guerre pour des cacahuètes », Le Monde, 2 avril 2010, www.lemonde.fr/planete/article/2010/04/02/une-guerre-pour-des-cacahuetes_1327908_3244.html. Le fondateur de l’entreprise, Michel Lescanne, rappelle pourtant qu’au début des années 1980 « l’aide humanitaire consistait pour les politiques à écouler les surplus agricoles ou à faire des dons pour ouvrir aux entreprises des marchés[3]Chloé Hecketsweiler, « Michel Lescanne, l’homme qui fait rimer humanitaire et bonnes affaires », Le Monde-Économie, 8 juin 2015, … Continue reading ». Sans la composante lucrative ayant financé la recherche continue chez Nutriset, la révolution de la prise en charge de la malnutrition aurait-elle eu lieu ? C’est là un exemple parmi d’autres qui montre que la non-lucrativité n’est en aucune manière un critère nécessaire pour estimer l’impact d’intérêt général d’une organisation. Attribuer le monopole de l’éthique (ou de son ambition) aux ONG serait une erreur. La posture morale qui consisterait à regarder les dysfonctionnements des autres pour croire que les ONG seules peuvent répondre aux crises (et sont suffisantes pour le faire) est restrictive.
Trente milliards de dollars viennent désormais financer chaque année les actions humanitaires. Contre seulement 12 milliards il y a 5 ans… Mais cette accélération exorbitante, portée en grande partie par les États et les institutions internationales, ne doit pas faire oublier le poids minime de ces ressources dans la répartition des richesses globales. Et il est peu probable que les financements publics soient la réponse à long terme aux besoins croissants. Bref, les ONG obéissent aux mêmes règles que les entreprises, mais évoluent dans un environnement différent, un microcosme parallèle, qui ne résoudra pas à lui seul des besoins croissants.
Double écueil
Certaines particularités du « modèle ONG » sont en réalité très pénalisantes. La première concerne l’immixtion, sans équivalent dans d’autres secteurs, des bailleurs de fonds dans la définition de leur modèle financier. Le concept des coûts indirects en est l’illustration parfaite : peu importe la nature, la complexité, l’environnement dans lequel l’ONG évolue, certains bailleurs définissent un pourcentage fixe pour financer tous les coûts indirects d’un projet (notamment ses coûts de siège). Dans la terminologie lucrative, cela reviendrait à voir le « client » définir la « marge », indépendamment de la qualité du « produit ». Quel venture capitalist fixerait ses règles de financement sans tenir compte du modèle ? Cette méthodologie de financement commune à la plupart des subventions ne laisse que peu de place aux nouveaux entrants, à l’audace et à la prise de risque. C’est ce même raisonnement qui incite les organisations à recourir au financement opportuniste, reposant sur le principe suivant : pour survivre, il faut se diversifier. Échapper à cela en restant sur une ligne stratégique cohérente relève de l’exploit[4]Sauf pour quelques organisations dont la structure financière permet une indépendance totale. L’exemple de Médecins Sans Frontières est à ce sujet remarquable, mais malheureusement rare.. Les donateurs privés seraient-ils, eux, des « clients » plus flexibles ? Pour les convaincre (donc pour « vendre » leurs actions), les ONG en sont réduites à des promesses : aux entreprises qui donnent, elles proposent cohésion salariale, adhésion aux valeurs et fierté d’appartenance ; aux généreux particuliers, elles garantissent efficacité (« votre don finance à 95 % nos actions »), transparence et équivalence. Ce double triptyque figé autoalimente les règles d’une collecte de fonds qui repose avant tout sur le marketing des organisations alors que la pertinence, la qualité et l’efficacité de leurs actions devraient être les premiers critères des donateurs. Aucune structure commerciale ne rechigne aujourd’hui à mettre en place une garantie de remboursement sur ses produits si la qualité fait défaut : pourquoi les ONG n’assument-elles pas cette ambition d’un service de qualité en instaurant des politiques de type « satisfait ou remboursé » envers leurs donateurs ?
La seconde spécificité découle de la première : le « client » est vraiment roi, et s’ingère jusque dans le mode de gouvernance et les instances décisionnelles. Les lourds mécanismes de conformité (compliance), les orientations stratégiques imposées comme des prérequis à l’action (alors même que l’urgence fait parfois rage) ou l’intégration dans les stratégies publiques servant les intérêts politiques[5]À ce titre, la mission affichée de l’organe de solidarité internationale du gouvernement américain est révélatrice : « Mettre fin à l’extrême pauvreté et soutenir des sociétés … Continue reading sont certes bien compréhensibles, les bailleurs ayant eux-mêmes des comptes à rendre (à leurs organes de contrôle comme aux électeurs). Mais cette interférence totale a des conséquences opérationnelles : au lendemain de son élection, Donald Trump signait un décret interdisant le financement d’ONG internationales qui informent, soutiennent ou promeuvent l’avortement. Six cents millions d’euros étaient d’un trait de plume soustraits à des actions de planning familial ou à des actions médicales. Plus généralement, cet écueil induit que, en lieu et place d’un modèle permettant l’épanouissement des projets, les ONG doivent repartir de zéro à chaque cycle (et pour les financements d’urgence, le cycle est particulièrement court, souvent annuel). En somme, les ONG sont condamnées à lever des fonds constamment : c’est Sisyphe revisité[6]Sisyphe a été condamné à remonter éternellement le rocher dans le Tartare, précisément parce qu’il avait enchaîné Thanatos, sauvant les humains d’une mort certaine. Les ONG d’urgence … Continue reading.
Sans logique de lucrativité permettant de réinjecter des fonds dans son développement, grevée par les biais de financements et les travers politiques, la nécessaire montée en puissance des ONG (mise à l’échelle, innovation, accroissement de la réponse) ne peut donc se faire que par un fastidieux travail court-termiste. Le modèle de financement des ONG est confronté à ses limites par les points mêmes qui le distinguent des entreprises. Or le paradigme de l’action humanitaire a changé sur ces dernières décennies : accélération des rythmes de précarisation, dégradation de l’environnement, évolution démographique, bouleversement de la donne technologique, concentration des richesses… « À l’échelle de la planète, les lignes économiques changent, les lignes politiques changent, il faut bien que l’action humanitaire change aussi[7]Thierry Allafort-Duverger, ancien président d’Alima, cité dans Jean-Philippe Rémy, « “African doctors” en deuil », Le Monde, 16 novembre 2012, … Continue reading. »
À la recherche de nouveaux modèles
Dépassant ces frontières entre lucratif et non-lucratif, entre ONG et entreprises, le changement de siècle est pourtant bouillonnant d’initiatives. Dès 2012, l’ONG médicale Alima a installé son principal centre opérationnel en Afrique de l’Ouest pour être plus proche à la fois de ses bénéficiaires et de ses 1 700 employés, dont 95 % proviennent des pays d’interventions. En passant des French doctors aux African doctors, et en travaillant en partenariat avec des laboratoires de recherche privés et des acteurs locaux, l’ONG incarne des valeurs d’agilité, d’inclusion et d’adaptation à son environnement. En 2016 et 2017, elle a d’ailleurs été nominée au prix « Entrepreneuriat dans les PED » des Grands Prix de la finance solidaire, un signe fort que les ONG ont désormais leur place dans cet univers de passerelles. En parallèle, l’avènement de l’économie sociale et solidaire (ESS), qui connaît une croissance supérieure à celle de l’action humanitaire, se fait dans une logique similaire où « synergies », « passerelles » et « réseaux » sont les maîtres mots. Symbole de ce renouveau, en 2017, l’ONG Ashoka, moteur d’innovation sociale par l’entrepreneuriat, entre à la Station F, l’un des plus grands campus de startups (lucratives donc…) au monde, pour « faire la démonstration qu’il existe parmi les startups tech des solutions et des compétences dans lesquelles résident quelques-unes des réponses aux grands enjeux sociétaux de notre époque[8]Communiqué de presse sur le site du Crédit Mutuel Arkéa, www.arkea.com/banque/assurance/credit/upload/docs/application/pdf/2017-06/communique-shareit-tech_for_good_2017-06-20_17-15-25_837.pdf ». Son parcours d’accélération ambitionne de construire des solutions sur les « grands enjeux sociétaux, accès aux soins, à la culture, à l’éducation, à l’énergie, prévention des catastrophes naturelles[9]Voir “Ashoka lance Shareit, tech for good accelarator à Station F”, www.ashoka.org/fr/histoire/ashoka-lance-shareit-tech-good-accelerator-%C3%A0-station-f… ». Doit-on alors parler de mélange des genres éphémère, ou s’agit-il d’un réel effondrement des barrières théoriques entre ONG et entreprises ?
Toujours est-il que, s’agissant des limites évoquées précédemment aux financements sur subventions, il existe également des réponses. Ainsi, le « contrat à impact social » permet de faire financer un programme de prévention par un investisseur privé, qui sera lui-même remboursé (avec intérêts) par la puissance publique en cas de succès. Lancée en France en 2016, cette initiative arrive selon nous tardivement après avoir été expérimentée et fait ses preuves à l’échelle mondiale sur plusieurs centaines de millions d’euros de projets. Réel potentiel ou miroir aux alouettes ? Face au risque de compromission évoqué à propos de ce type de financement basé sur le résultat, un collectif engagé dans l’ESS assume « le risque potentiel de l’expérimentation à celui avéré de l’immobilisme[10]Tribune d’André Dupon (président du Mouvement des entrepreneurs sociaux), Thibaut Guilluy (directeur général du groupe ARES), Christophe Itier (directeur général de La Sauvegarde du Nord) et … Continue reading ». Les entreprises de l’ESS sont en effet prêtes à tout pour « pour sécuriser actions et changer d’échelle ». Pourquoi les ONG n’en feraient-elles pas autant ? Le fait est qu’on note une indéniable timidité du secteur envers ces approches. Il aura en effet fallu des années et la grosse machine du CICR pour que naisse en septembre 2017 la première « obligation à impact humanitaire[11]Vingt-sept millions d’euros ont été levés chez des investisseurs sociaux privés pour financer pendant cinq ans trois nouveaux centres de réadaptation physique dans trois pays africains pour … Continue reading ».
Mais la finance solidaire devient un vrai levier : une jeune ONG comme Alima s’apprête à émettre près de 2 millions d’euros de titres associatifs, un produit obligataire qui connaît un fort succès grâce à l’accroissement de l’épargne solidaire et lui permettra de quintupler sa capacité de réponse opérationnelle et de toucher 10 millions de patients dans les dix prochaines années. Une opération impensable il y a encore quelques années pour ce type de structure[12]Suivant le conseil de Xavier Delpech qui recommandait aux ONG de « prendre leur bâton de pèlerin » dans le numéro de Juris Associations consacré aux titres associatifs en mai 2016.. En 2017, Alima rejoint d’ailleurs le réseau Finansol, un collectif qui milite pour augmenter la part des fonds issus de l’épargne générale allouée aux projets sociaux et solidaires. Devant les limites évoquées du modèle, il est en effet important que les ONG assument une « démarche militante » pour se reconnecter à une réalité économique, celle de l’impact investing. En 2016, une hausse significative des financements solidaires orientés vers les pays en développement (+ 29,8 %)[13]« Zoom sur la finance solidaire 2017 », Finansol, www.finansol.org/_dwl/zoom-finance-solidaire.pdf peut laisser présager d’un début de réponse à la crise des financements humanitaires. Et elle vient du privé…
Mais le renouveau ne s’arrête pas au financement : on peut saluer des initiatives telles que l’accélérateur Scale X Design lancé par l’ONG Care en 2016. Sur fond de partenariat privé, on ose y parler disruption, mise à l’échelle et innovation sociale accélérée, une terminologie propre aux entreprises. Et ses « incubés » y « pitchent » pour intégrer leurs modèles et innovations dans les cycles de financements de bailleurs ! La quête de modèles fonctionnels dans d’autres secteurs est une démarche nécessaire. Aussi et enfin, le renouveau est un enjeu générationnel : l’attraction et la rétention des talents de demain dans les ONG ne se fera que dans le décloisonnement positif et l’usage de technologies adéquates au moment adéquat. L’exemple de la blockchain[14]https://blockchainfrance.net/decouvrir-la-blockchain/c-est-quoi-la-blockchain est révélateur : bien que reconnue comme une innovation de rupture (échanges d’informations transparentes, sécurisation des transactions, contractualisation…), peu d’ONG[15]À l’exception du Start Network, un regroupement d’ONG préconisant l’ultraréactivité et la décentralisation des décisions : https://startnetwork.org expérimentent son potentiel. La startup The Humanitarian Blockchain s’appuie pourtant sur sa technologie pour répondre aux crises humanitaires : « De nombreux militants de Humanitarian Blockchain et Bitnation une vision optimiste de l’entrepreneuriat basé sur la technologie et le capitalisme à des fins humanitaires. Nous cherchons à collaborer avec les gouvernements et les autorités, et non pas les antagoniser[16]“Saving the World through Crypto: the Humanitarian Blockchain”, Cointelegraph.com, 5 avril 2016.. »
Bref, à l’heure du contrat à impact social, à l’heure d’initiatives multiples du secteur privé, on ne peut plus ignorer le potentiel émanant de ces passerelles. Si les deux univers se rencontraient en complétant les carences actuelles d’une réponse imparfaite, il serait paradoxal de nier l’évolution des pratiques actuelles, aussi déroutantes soient-elles. On pourrait alors imaginer la mort de cette rupture théorique entre le privé et les ONG pour envisager un ensemble d’acteurs avec des techniques et des financements différents œuvrant selon les maîtres mots de la redevabilité et de l’impact envers les populations en souffrance. Car seul l’intérêt de ces dernières doit compter. L’avenir de la prise en charge des populations démunies pourrait venir en partie d’une réponse d’entreprises des pays en développement, capables de prendre le relais. Le renforcement de capacité doit aussi s’envisager dans ce sens, et il sera intéressant de suivre le déploiement de l’économie sociale et solidaire dans ces pays.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-276-0