Comment l’arrivée des entreprises réinterroge les notions de légitimité et de redevabilité : l’exemple des programmes de cash transfer

Isabelle Schlaepfer
Isabelle SchlaepferCandidate au doctorat et chercheuse au Humanitarian and Conflict Response Institute de l’université de Manchester. Elle est titulaire d’un diplôme de master en Sciences politiques et en Études de genre délivré par l’université de Berne en Suisse. Dans le cadre de son doctorat, elle mène des recherches au sujet de la pratique sociale de la redevabilité en s’intéressant principalement à la gestion responsable des données appliquée aux programmes de cash transfer. Avant de commencer son doctorat, Isabelle a travaillé comme chercheuse dans le domaine des études de genre et du développement au Centre interdisciplinaire pour les études de genre de l’université de Berne. Elle s’est notamment intéressée à l’évaluation des programmes et au développement des indicateurs. Elle a travaillé en Suisse et au Kenya, où elle a conduit des projets sur l’égalité des genres et les problématiques WASH dans les contextes humanitaires et en développement en utilisant des méthodes quantitatives et qualitatives. Elle est spécialiste du développement et de l’application des modèles d’évaluation quantitative et qualitative. Elle s’intéresse tout particulièrement aux données qui prennent en compte la dimension du genre, à la parité hommes-femmes, à l’assurance de qualité et à la conformité institutionnelle.

C’est à une salutaire mise en perspective que nous invite Isabelle Schlaepfer dans le débat sur les impacts de l’arrivée des entreprises dans le domaine humanitaire. Puisant à la question récurrente de la légitimité des ONG, elle démontre comment les règles du nouveau management influencent la manière de concevoir et de mettre en pratique la redevabilité aussi bien envers les bailleurs, les acteurs gouvernementaux qu’envers les bénéficiaires, de plus en plus conçus comme consommateurs de l’aide.

L’une des principales questions qui se posent dans le domaine humanitaire est de savoir d’où ses acteurs tiennent leur pouvoir d’agir. Est-il en effet possible de parler de légitimité en l’absence de démocratie dans la mesure où l’une des principales caractéristiques du domaine humanitaire est de compter des acteurs non élus, donc non démocratiques. D’une certaine manière, leur action crée un vide en matière de légitimité. Or, du fait de la difficulté de définir et de cerner ce concept fuyant, une organisation humanitaire se confronte à de multiples revendications de légitimité provenant de l’espace au sein duquel elle s’engage : des populations et des communautés en situation d’urgence, des bailleurs de fonds, des partenaires opérationnels ou du grand public. Certaines de ces revendications de légitimité peuvent être contradictoires, voire incompatibles[1]Julia Black, “Constructing and Contesting Legitimacy and Accountability in Polycentric Regulatory Regimes”, Regulation & Governance, n° 2, février 2008, p. 152.. Bien que certains fondements d’ordre juridique et éthique puissent être utilisés comme justification, selon Kent et al., « les organisations humanitaires dépendent de la confiance de ceux avec qui elles interagissent, que ce soit en termes de loyauté ou d’acceptation, sinon elles doivent se montrer capables de la gagner par leur action[2]Randolph Kent, Justin Armstrong et Alice Obrecht, The Future of Non-Governmental Organisations in the Humanitarian Sector, Londres, Humanitarian Futures Programme, 2013, p. 30. ». Si certaines caractéristiques comme la confiance jouent un rôle capital lorsqu’il s’agit d’acquérir de la légitimité, Slim insiste sur le fait qu’elles peuvent évoluer de manière autonome. En effet, « elles peuvent reposer sur une représentation plutôt que sur la réalité et donc ne pas avoir besoin de l’expérience empirique pour influencer les populations d’une manière ou d’une autre[3]Hugo Slim, “By What Authority? The Legitimacy and Accountability of Non-Governmental Organisations”, Article présenté lors de la conférence « International Meeting on Global Trends and … Continue reading ».

Au nouveau managérialisme correspond un nouvel imaginaire

Ce que Slim décrit comme une « représentation » peut aussi être appelé imaginaire social ou « compréhension commune qui permet de recourir à des pratiques communes ainsi qu’à une notion de légitimité largement partagée[4]Charles Taylor, Modern Social Imaginaries, Durham et Londres, Duke University Press, 2003, p. 23. ». Ce concept englobe les motifs, les besoins et les croyances des personnes, leur ressenti quant à ce qui est perçu comme relevant du bien ou du mal[5]John Thompson, Studies in the Theory of Ideology, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1984, p. 23.. En tant que tel, il s’agit d’une « force créative qui façonne le monde et confère un sens , loin de n’être que de simples épiphénomènes des forces “réelles” et des relations de productions, représentent les liens qui rassemblent une société et les formes qui définissent ce qui est “réel” dans une société donnée[6]John Thompson, Studies in the Theory of Ideology…, op. cit. ». En ce sens, l’imaginaire social est le socle sur lequel se construit la confiance et qui oriente les individus par rapport aux éléments et aux personnes qu’ils considèrent comme légitimes. Néanmoins, c’est précisément cet imaginaire, utilisé comme point de repère de la confiance envers les organisations humanitaires, qui a radicalement changé tandis que la légitimité des ONG se retrouvait sous pression, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du domaine humanitaire : les médias, les think tanks, la politique et les bailleurs de fonds gouvernementaux. Aujourd’hui, il semble qu’émerge un nouvel imaginaire qui s’inspire des concepts de « nouveau managérialisme » et de « marché humanitaire » et engendre de lourdes conséquences quant à la manière de traiter et d’établir la légitimité.

Les ONG ont longtemps bénéficié d’un haut degré d’acceptation en tant qu’acteurs légitimes des crises humanitaires, « en raison de l’immédiateté des besoins auxquels elles répondent[7]Kent, Armstrong et Obrecht, “The Future of Non-Governmental Organisations…”, art. cit., p. 14. ». Toutefois, cette acceptation s’est fortement érodée depuis le milieu des années 1990. Au cours des dernières années, nous avons observé une forte augmentation du nombre de réfugiés, du fait de la multiplication des crises internationales et des catastrophes naturelles. Et le système humanitaire est de plus en plus critiqué en raison de l’« inefficacité » de ses interventions et les ONG se sont retrouvées confrontées à une crise de légitimité. La principale difficulté est de déterminer « d’où provient la revendication de légitimité des ONG en tant que représentantes du point de vue des populations pauvres ou marginalisées, étant donné que la plupart d’entre elles ne sont ni des organisations associatives ni des organes élus[8]Alnoor Ebrahim, “Accountability in Practice: Mechanisms for NGOs”, World Development, vol. 31, n° 5, 2003, p. 815. ». Bon nombre d’experts s’accordent à dire que l’érosion de la confiance envers les organisations humanitaires traditionnelles, observée depuis les années 1990, est à l’origine de changements profonds dans le domaine humanitaire compte tenu d’un imaginaire social en voie de développement qui exige des interventions humanitaires plus « efficaces » et « efficientes ».

Quand l’injonction d’efficacité amène à redéfinir la légitimité et la redevabilité

Premièrement, cet imaginaire social qui « implique une augmentation de la dépendance aux formes compétitives de la réglementation des marchés » laisse apparaître une augmentation de la sous-traitance des opérations par les entreprises qui répondent aux exigences d’« efficacité », d’« efficience » et de « compétence »[9]Jacob Torfing et al., Interactive Governance: Advancing the Paradigm, New York, Oxford University Press, 2012, p. 9.. De plus, les entreprises multinationales sont devenues d’importants bailleurs de fonds pour les organisations humanitaires qui dépendent de plus en plus de ces entreprises afin de mener leurs opérations. De nouveaux acteurs ont donc intégré le secteur, parce que les organisations humanitaires ont été obligées de recourir à de nouvelles ressources, que ce soit en termes d’expertise, de technologies ou de contributions financières[10]Randolph Kent et Joanne Burke, Commercial and Humanitarian Engagement in Crisis Contexts: Current Trends, Future Drivers, Londres, Humanitarian Futures Programme, 2012, p. 12.. À la lumière de ces partenariats émergents avec les entreprises à but lucratif, les contextes humanitaires ont été imaginés « comme des marchés au sein desquels les destinataires de l’aide humanitaire sont des clients qui bénéficient des droits du consommateur[11]Juliano Fiori et al., The Echo Chamber. Results, Management, and the Humanitarian Effectiveness Agenda, Londres, The Humanitarian Affairs Team, Save the Children, 2016, p. 47.  ». C’est ainsi que les entreprises sont devenues des acteurs dominants du domaine humanitaire, en leur qualité de bailleurs de fonds ou de partenaires, et donc des espaces de légitimation.

Deuxièmement, les normes et les valeurs visant à gagner la confiance et à justifier les interventions ont changé en raison de leur association à un nouvel imaginaire. En effet, il est généralement admis qu’aujourd’hui, « dans le cadre de leurs efforts visant à justifier leur légitimité, toutes les ONG vont être obligées de faire preuve de transparence au sujet de la nature exacte de leur activisme[12]Hugo Slim, “By What Authority?…”, art. cit.  », autrement dit de faire preuve de redevabilité. Cette notion est définie comme un processus par lequel une organisation « se reconnaît ouvertement responsable de ce en quoi elle croit, de ce qu’elle fait et de ce qu’elle ne fait pas, de manière à montrer qu’elle implique tous les acteurs concernés et s’emploie activement à donner suite à ce dont elle a connaissance [13]Ibid. ». Autrement dit, les organisations sont considérées comme redevables de ce qu’elles disent afin de justifier le fait qu’elles aient voix au chapitre, mais elles doivent prouver leur efficacité et justifier les actions mises en œuvre grâce aux ressources qui leur ont été attribuées. Afin d’être « redevables », les organisations humanitaires traditionnelles ont été fortement encouragées par les nouveaux espaces de légitimation mentionnés ci-dessus à devenir plus rationnelles et professionnelles[14]Gilles Carbonnier, “Reason, Emotion, Compassion: Can Altruism Survive Professionalisation in the Humanitarian Sector?”, Disasters, vol. 39, n° 2, 2015, p. 189-207.. Par conséquent, une tendance à la professionnalisation et au nouveau managérialisme a envahi les organisations humanitaires[15]Michael Barnett, “Transformed Humanitarianism”, Perspectives on Politics, vol. 3, n° 4, 2005, p. 723-740.. Ce processus implique l’adoption d’approches de gestion commerciale, comme l’augmentation de la division du travail, de la spécialisation, de l’institutionnalisation et de la standardisation des processus de travail[16]Andrea Binder et Jan Martin Witte, Business Engagement in Humanitarian Relief: Key Trends and Policy Implications, Londres, Humanitarian Policy Group, 2007, p. 6.. Dans ce contexte, le langage « de la redevabilité et de la transparence » est devenu la langue véhiculaire de toutes les organisations à but non lucratif. Il se manifeste sous la forme de divers mécanismes de redevabilité, tels que les rapports annuels de reddition des comptes et les déclarations de conformité, les évaluations de la performance, la participation, l’autorégulation, les bilans sociaux et l’analyse des partenaires[17]Alnoor Ebrahim, “Accountability in Practice…”, art. cit.. Ces différents outils de redevabilité doivent leur permettre de respecter les différentes dimensions de la redevabilité, elles-mêmes liées à des « mécanismes de redevabilité concrets et transparents », pour reprendre la formulation de Slim[18]Hugo Slim, “By What Authority?…”, art. cit.. Cependant, cet imaginaire en expansion inspiré du nouveau managérialisme et du marché humanitaire provoque une évolution parallèle, un conflit et une interférence entre plusieurs interprétations concurrentes de la notion de redevabilité au sein de chaque dimension.

Définir les dimensions de la redevabilité est une stratégie capitale pour les organisations « dans le but d’établir leur propre légitimité[19]Julia Black, “Constructing and Contesting…”, art. cit., p. 151. ». En ce sens, la redevabilité « consiste surtout à développer et à utiliser des mécanismes concrets pour en faire une réalité[20]Hugo Slim, “By What Authority?…”, art. cit. ». Cela dit, « tout le monde n’a pas le même pouvoir de représentation de ses intérêts ; tout le monde n’est pas représenté de manière équivalente ; les différences d’opinions ne sont pas nécessairement prises en compte ; et les déséquilibres de pouvoir affectent les résultats de ce processus[21]Austen Davies, “Concerning Accountability of Humanitarian Action”, Network Paper, février 2007, p. 18. ». C’est pourquoi le processus de négociation des dimensions et des mécanismes de la redevabilité, ainsi que de leurs interprétations, a de lourdes conséquences sur le type de réalité, et donc de légitimité, qui est établie. En d’autres termes, nous pouvons dire qu’au regard d’un domaine humanitaire en mutation, dans lequel les entreprises sont devenues des partenaires opérationnels et des bailleurs de fonds pour les ONG, « ces multiples formes de redevabilité, parfois concurrentes, peuvent se complexifier encore davantage lorsque les ONG s’engagent dans des relations contractuelles ». Elles peuvent également entraîner des conséquences encore plus lourdes par rapport à la définition des personnes, des faits et des manières perçus comme légitimes[22]C. A. Meyer, The Economics and Politics in Latin America, Londres, Praeger, 1999, p. 110-115, in Alnoor Ebrahim, “The Accountability of Practice…”, art. cit., p. 815.. Nous discuterons de ces conséquences en utilisant l’exemple de la gestion responsable des données dans le cadre des programmes de cash transfer.

La négociation de la redevabilité dans le cadre des programmes de cash transfer

La pratique du cash transfer, ou transfert monétaire en espèces, est une forme d’intervention de plus en plus courante dans les situations d’urgence humanitaire. À la lumière d’un imaginaire dominant inspiré du nouveau managérialisme et d’une grande confiance dans les approches fondées sur le marché, les cash transfers sont encouragés afin d’autonomiser les populations en situation de crise, tout en respectant leurs choix et leur dignité[23]Groupe Banque mondiale, Note stratégique. Cash Transfers in Humanitarian Contexts, Washington DC, International Bank for Reconstruction and Development/The World Bank Group, 2016.. Cependant, dans ce cadre, de grandes quantités de données sont collectées, stockées, analysées et partagées avec des tiers, comme les prestataires de services financiers[24]Al Lutz et al., Data Protection, Privacy and Security for Humanitarian & Development Programs, Genève, World Vision International, 2017, p. 17.. Ces données incluent souvent les noms, prénoms, numéros de téléphone, coordonnées géographiques et autres métadonnées téléphoniques ou biométriques, ainsi que des données visant à « connaître le client[25]Christopher Kuner et Massimo Marelli, Handbook on Data Protection in Humanitarian Action, Genève, International Committee of the Red Cross, 2017, p. 111. ». Assurer la plus grande protection possible des données des populations touchées est une lourde responsabilité qui incombe aux organisations humanitaires et les programmes de cash transfer présentent un certain nombre de risques associés à la collecte et à la gestion des données personnelles des bénéficiaires. Parmi les défis associés, nous pouvons notamment citer le consentement éclairé ; les multiples utilisations des données (y compris pour un usage commercial) ; les questions liées à la propriété et à la confidentialité des données ; les possibles violations de la sécurité des données ; et l’impact des nouvelles technologies comme la BlockChain[26]Ibid.. La complexité de chaque contexte humanitaire et de la circulation des données tout au long du cycle de vie du programme, ainsi que le manque de personnel, de ressources et de temps, ou encore la participation de différents types d’organisations et d’agences, sont autant de facteurs qui expliquent la difficulté de mettre en œuvre une gestion responsable et cohérente des données afin de prendre en compte l’ensemble des dimensions relatives à la confidentialité et à la sécurité des données personnelles des bénéficiaires[27]Al Lutz et al., Data Protection, Privacy and…, op. cit., p. 10-11.. C’est pourquoi la forte tendance à l’augmentation du nombre de programmes de cash transfer en contexte humanitaire met l’accent sur la nécessité pour les organisations humanitaires de ne pas seulement penser aux types de données qui seront collectées, stockées et partagées avec les partenaires, mais aussi de penser au sens que prend la transparence, ainsi que la redevabilité, dans le cadre des programmes de cash transfer qui définissent la redevabilité descendante et la redevabilité ascendante.

La redevabilité ascendante

Premièrement, la redevabilité ascendante se réfère habituellement aux relations avec les bailleurs de fonds et les gouvernements[28]Alnoor Ebrahim, “Accountability in Practice…”, art. cit., p. 417.. Il semble qu’un imaginaire inspiré du nouveau managérialisme et du marché humanitaire fasse la promotion de l’idée selon laquelle les interventions humanitaires sont « de simples marchandises ou services livrés de manière répétée sont susceptibles d’être standardisés, et dont il est facile d’assurer le suivi[29]Austen Davies, “Concerning Accountability…”, art. cit., p. 13. ». C’est la thèse avancée par Lindenberg et Bryant, qui observent que les techniques du nouveau managérialisme « impliquent l’adoption de pratiques comptables standards et la production de “quantités d’informations” »[30]Marc Lindenberg and Coralie Bryant, Going Global: Transforming Relief and Development NGOs, Londres, Kumarian Press, 2001, p. 212, in Susan M. Roberts, John Paul Jones et Oliver Fröhling, “NGOs … Continue reading. De la même manière, Shukla et al. critiquent l’idée selon laquelle les faits concrets, les nombres standardisés et les résultats comparables sont devenus des éléments obligatoires au sein de la dimension de la redevabilité ascendante afin de respecter les procédures de gestion axée sur les résultats et de « paiement au rendement » imposées par les bailleurs de fonds[31]Anuprita Shukla, Paul Teedon et Flora Cornish, “Empty Rituals? A Qualitative Study of Users’ Experience of Monitoring & Evaluation Systems in HIV Interventions in Western India”, Social … Continue reading. Cependant, cette tendance pose des défis directs aux principes fondamentaux de la gestion responsable des données appliquée aux programmes de cash transfer, et notamment aux « principe de limitation de la finalité, principe de minimisation des données et principe de qualité des données[32]Christopher Kuner et Massimo Marelli, Handbook on Data Protection…, op. cit., p. 111. ». Par ailleurs, les organisations humanitaires s’appuient sur des données produites par leur personnel sur le terrain et, tout comme Davies, nous pouvons alors nous demander : « Dans quelle mesure peuvent-ils réagir à ce qu’ils entendent[33]Austen Davies, “Concerning Accountability…”, art. cit. p. 13. ? » De même, Shukla et al. observent que les ONG font l’expérience sur le terrain que les objectifs fixés par les bailleurs de fonds n’ont pas grand-chose à voir avec la complexité de leur véritable travail et que les outils de redevabilité sont principalement utilisés pour produire des données purement rhétoriques à même d’étayer des résultats[34]Anuprita Shukla, Paul Teedon et Flora Cornish, “Empty Rituals?…”, art. cit., p. 7.. Il s’agit d’un point essentiel de la gestion responsable des données dans la mesure où cela ne laisse que peu d’occasions de fournir un feed-back au sujet des principaux aspects de la gestion responsable des données, tels que la difficulté d’obtenir le consentement éclairé des personnes en situation de crise dont les données sont collectées et partagées.

La redevabilité descendante

Deuxièmement, la redevabilité descendante se réfère aux populations et aux bénéficiaires de l’aide humanitaire. Elle est notamment déterminée « par les revendications des ONG visant à définir si elles s’expriment en qualité de, avec, pour ou au sujet des populations opprimées[35]Hugo Slim, “By What Authority?…”, art. cit. ». Tandis que la redevabilité descendante cherche à donner une voix aux bénéficiaires, nous pouvons nous demander de quelle manière leur voix est représentée. Selon Fiori et al., la redevabilité descendante est fortement influencée par l’imaginaire inspiré du nouveau managérialisme. En ce sens, les outils de redevabilité présentent les populations touchées davantage comme des consommateurs que comme des bénéficiaires de l’aide humanitaire, notamment dans le cadre des programmes de cash transfer[36]Juliano Fiori et al., The Echo Chamber…, op. cit., p. 47.. En tant que consommatrices, elles sont supposées exprimer leurs préférences au moyen d’outils de redevabilité, dans le but d’évaluer et de choisir des produits. La redevabilité est donc devenue une pierre angulaire du marché humanitaire et « par le biais duquel les consommateurs peuvent exprimer leurs préférences[37]Idem. ». Toutefois, pour reprendre l’idée de Davies, « dans les zones de crise il n’est en général pas possible de choisir un fournisseur, car les organismes d’aide ont le monopole[38]Austen Davies, “Concerning Accountability…”, art. cit., p. 12. ». Le fait de représenter les populations en situation d’urgence comme des clients semble être devenu une norme pour les mécanismes de redevabilité. Cependant, du point de vue de la gestion responsable des données, il est urgent de se rappeler que les données personnelles sont avant tout collectées auprès de populations vulnérables en situation d’urgence, dans le but de distribuer rapidement l’aide humanitaire, et non pas auprès de clients dûment informés de l’usage commercial de leurs données par des entités privées.

Pistes de recherche

Le manque de légitimité démocratique ouvre le champ des possibles pour de nombreuses organisations souhaitant intégrer le domaine humanitaire et imposer leurs propres interprétations et revendications en matière de légitimité. Une variété d’organisations et d’individus n’ayant pas les mêmes valeurs, normes et intérêts négocient non seulement les relations, la politique et les pratiques de l’aide humanitaire, mais aussi le sens de la légitimité. Dès lors que les institutions démocratiques ne reconnaissent pas la légitimité d’une organisation, quelles sont les valeurs qui dominent le domaine humanitaire, et par le biais de quels mécanismes ?

Dans le cadre de ce débat, nous invitons les chercheurs qui s’intéressent à l’aide humanitaire à se poser de nouvelles questions au sujet de la « légitimité ». Tout d’abord, ils pourraient ne pas uniquement se demander quels sont les éléments ou quelles sont les personnes légitimes dans le domaine humanitaire, mais aussi où la légitimité se manifeste dans la pratique. Ils pourraient également chercher à savoir comment cette légitimité peut se stabiliser par le biais de pratiques. Comme les analyses présentées dans cet article ont tenté de le démontrer, la pratique de la redevabilité est devenue un moyen important de justifier la légitimité d’une organisation. Le cas de la gestion responsable des données appliquée aux programmes de cash transfer a été choisi afin d’illustrer la complexité des conséquences engendrées par les différentes dimensions de la redevabilité dans ce contexte.

Dans ce cadre précis, nous recommandons donc d’étudier la redevabilité en tant que pratique sociale dans la mesure où le pouvoir, la signification, les connaissances, les institutions sociales et le changement sont autant d’éléments qui s’observent au sein des pratiques sociales, dont ils font partie[39]Theodore R. Schatzki, Karin Knorr Cetina et Eike von Savigny, The Practical Turn in Contemporary Theory, Londres et New York, Routledge, 2001, p. 11.. L’idée selon laquelle il est nécessaire de comprendre dans quelle mesure un imaginaire inspiré du nouveau managérialisme se diffuse, se sédimente et finalement prévaut dans les diverses perceptions de la légitimité, au travers de la pratique de la redevabilité, pourrait fortement aider à comprendre la source du pouvoir dans le domaine humanitaire.

 

Traduit de l’anglais par Méline Bernard

ISBN de l’article (HTML) :  978-2-37704-288-3 

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References

References
1 Julia Black, “Constructing and Contesting Legitimacy and Accountability in Polycentric Regulatory Regimes”, Regulation & Governance, n° 2, février 2008, p. 152.
2 Randolph Kent, Justin Armstrong et Alice Obrecht, The Future of Non-Governmental Organisations in the Humanitarian Sector, Londres, Humanitarian Futures Programme, 2013, p. 30.
3 Hugo Slim, “By What Authority? The Legitimacy and Accountability of Non-Governmental Organisations”, Article présenté lors de la conférence « International Meeting on Global Trends and Human Rights – before and after September 11 » à Genève en 2002, www.gdrc.org/ngo/accountability/by-what-authority.html
4 Charles Taylor, Modern Social Imaginaries, Durham et Londres, Duke University Press, 2003, p. 23.
5 John Thompson, Studies in the Theory of Ideology, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1984, p. 23.
6 John Thompson, Studies in the Theory of Ideology…, op. cit.
7 Kent, Armstrong et Obrecht, “The Future of Non-Governmental Organisations…”, art. cit., p. 14.
8 Alnoor Ebrahim, “Accountability in Practice: Mechanisms for NGOs”, World Development, vol. 31, n° 5, 2003, p. 815.
9 Jacob Torfing et al., Interactive Governance: Advancing the Paradigm, New York, Oxford University Press, 2012, p. 9.
10 Randolph Kent et Joanne Burke, Commercial and Humanitarian Engagement in Crisis Contexts: Current Trends, Future Drivers, Londres, Humanitarian Futures Programme, 2012, p. 12.
11 Juliano Fiori et al., The Echo Chamber. Results, Management, and the Humanitarian Effectiveness Agenda, Londres, The Humanitarian Affairs Team, Save the Children, 2016, p. 47.
12 Hugo Slim, “By What Authority?…”, art. cit.
13 Ibid.
14 Gilles Carbonnier, “Reason, Emotion, Compassion: Can Altruism Survive Professionalisation in the Humanitarian Sector?”, Disasters, vol. 39, n° 2, 2015, p. 189-207.
15 Michael Barnett, “Transformed Humanitarianism”, Perspectives on Politics, vol. 3, n° 4, 2005, p. 723-740.
16 Andrea Binder et Jan Martin Witte, Business Engagement in Humanitarian Relief: Key Trends and Policy Implications, Londres, Humanitarian Policy Group, 2007, p. 6.
17 Alnoor Ebrahim, “Accountability in Practice…”, art. cit.
18 Hugo Slim, “By What Authority?…”, art. cit.
19 Julia Black, “Constructing and Contesting…”, art. cit., p. 151.
20 Hugo Slim, “By What Authority?…”, art. cit.
21 Austen Davies, “Concerning Accountability of Humanitarian Action”, Network Paper, février 2007, p. 18.
22 C. A. Meyer, The Economics and Politics in Latin America, Londres, Praeger, 1999, p. 110-115, in Alnoor Ebrahim, “The Accountability of Practice…”, art. cit., p. 815.
23 Groupe Banque mondiale, Note stratégique. Cash Transfers in Humanitarian Contexts, Washington DC, International Bank for Reconstruction and Development/The World Bank Group, 2016.
24 Al Lutz et al., Data Protection, Privacy and Security for Humanitarian & Development Programs, Genève, World Vision International, 2017, p. 17.
25 Christopher Kuner et Massimo Marelli, Handbook on Data Protection in Humanitarian Action, Genève, International Committee of the Red Cross, 2017, p. 111.
26 Ibid.
27 Al Lutz et al., Data Protection, Privacy and…, op. cit., p. 10-11.
28 Alnoor Ebrahim, “Accountability in Practice…”, art. cit., p. 417.
29 Austen Davies, “Concerning Accountability…”, art. cit., p. 13.
30 Marc Lindenberg and Coralie Bryant, Going Global: Transforming Relief and Development NGOs, Londres, Kumarian Press, 2001, p. 212, in Susan M. Roberts, John Paul Jones et Oliver Fröhling, “NGOs and the Globalisation of Managerialism: A Research Framework”, World Development, vol. 11, n° 33, 2005, p. 1851.
31 Anuprita Shukla, Paul Teedon et Flora Cornish, “Empty Rituals? A Qualitative Study of Users’ Experience of Monitoring & Evaluation Systems in HIV Interventions in Western India”, Social Science and Medicine, vol. 168, novembre 2016, p. 7.
32 Christopher Kuner et Massimo Marelli, Handbook on Data Protection…, op. cit., p. 111.
33 Austen Davies, “Concerning Accountability…”, art. cit. p. 13.
34 Anuprita Shukla, Paul Teedon et Flora Cornish, “Empty Rituals?…”, art. cit., p. 7.
35 Hugo Slim, “By What Authority?…”, art. cit.
36 Juliano Fiori et al., The Echo Chamber…, op. cit., p. 47.
37 Idem.
38 Austen Davies, “Concerning Accountability…”, art. cit., p. 12.
39 Theodore R. Schatzki, Karin Knorr Cetina et Eike von Savigny, The Practical Turn in Contemporary Theory, Londres et New York, Routledge, 2001, p. 11.

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