Publié le 8 avril 2018
Le pragmatisme de certains dissimulerait-il un alignement sur la doxa néolibérale quand la « distance à la fois saine et critique avec le secteur privé lucratif » des autres serait la garantie d’un humanitaire encore combattant et politique ?
Dans un article bien écrit et volontiers polémique paru dans le numéro d’Alternatives Humanitaires de novembre 2017 et intitulé « Les ONG ont-elles le monopole des bonnes intentions ? », Mathieu Dufour vante les vertus de l’entrepreneuriat social tout en présentant comme révolutionnaires certains nouveaux mécanismes de financement tels que les « contrats à impact social ». à la lecture de cet article, on se demande quand même pourquoi le directeur financier d’Alima (Alliance for international medical action) a fait le choix d’aborder un tel sujet sous un angle d’attaque aussi provocateur.
Qu’une ONG relativement jeune comme Alima ait besoin de diversifier ses sources de financement pour augmenter ses marges de manœuvre dans une logique de développement opérationnel, nul n’en doute. Et tout cela aurait pu rester anecdotique sans l’article de Mathieu Dufour. Car le zèle avec lequel il promeut un rapprochement entre les entreprises et le monde humanitaire interpelle indubitablement. Voyant entre les deux mondes une barrière qui reste avant tout psychologique, Mathieu Dufour va jusqu’à « imaginer la mort de cette rupture théorique entre le privé et les ONG pour envisager un ensemble d’acteurs avec des techniques et des financements différents œuvrant selon les maîtres mots de la redevabilité et de l’impact envers les populations en souffrance ». De quelle logique relève une telle posture ? D’un réalisme fade ou d’un alignement assumé sur les grands thèmes de la pensée dominante néolibérale ?
De quoi parlons-nous exactement ? Et de quel poids pèsent les financements en provenance du secteur privé dans les budgets des grandes ONG ? Par exemple, en 2016 et dans un contexte de forte croissance opérationnelle, les ressources autres que les subventions publiques et autres que les ressources collectées auprès du public ne représentaient que 5 % environ des ressources inscrites au compte de résultat d’une ONG comme Médecins du Monde (MdM). On peut certes voir le verre à moitié vide et se dire qu’il existe sûrement des marges de progression pour qui veut capter des financements en provenance des entreprises et de la finance dite solidaire. Mais on peut également voir le verre à moitié plein et se dire que ces financements sont et doivent rester marginaux, les subventions publiques et la collecte auprès du public restant largement suffisantes pour financer le plus gros des programmes des ONG.
Quand Mathieu Dufour reconnaît lui-même que l’accroissement des financements des actions humanitaires est porté en grande partie par les États et les institutions internationales, c’est pour ensuite douter « que les financements publics soient la réponse à long terme aux besoins croissants ». Sans apporter le moindre élément pouvant étayer ses doutes, l’auteur refuse de voir la différence de nature fondamentale entre des subventions publiques – aussi imparfaites soient-elles parfois – et l’argent du secteur privé et de la finance. Au contraire, à l’appui de son propos, Mathieu Dufour cite Thierry Allafort-Duverger, ancien président d’Alima et actuel directeur général de Médecins Sans Frontières : « À l’échelle de la planète, les lignes économiques changent, les lignes politiques changent, il faut bien que l’action humanitaire change aussi ». Et qu’elle change, bien sûr, en s’alignant sur la doxa néolibérale et ses préceptes. Les positions de Mathieu Dufour apparaissent modernes, car elles sont décomplexées, mais elles préfigurent un néo-humanitarisme qui ne dit pas encore son nom.
Cette pénétration de la pensée néolibérale dans le discours humanitaire n’est, certes, pas nouvelle. Cet alignement idéologique s’est opéré progressivement au fil du temps. Mais il prend une tournure s’apparentant de plus en plus à une rupture au sein du monde des ONG, entre certains humanitaires qui regarderaient vers le passé et d’autres qui se présentent comme « pragmatiques » et prenant de haut, au passage, leurs éventuels détracteurs. Dans le Journal du dimanche (JDD) du 22 mai 2016, à l’occasion du Sommet humanitaire mondial d’Istanbul, Michel Maietta, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), estimait qu’il n’y avait pas d’autre alternative pour les ONG humanitaires que de travailler en réseau avec les entreprises et le secteur privé et déclarait avec un incroyable aplomb : « Beaucoup d’ONG se réfugient encore derrière des discours militants et passéistes pour ne pas évoluer. C’est un combat perdu d’avance ». Il n’y a pas de pragmatisme éclairé à voir dans de tels positionnements. C’est un processus de dépolitisation des ONG, une capitulation en rase campagne…
Dans l’humanitaire comme ailleurs, le néolibéralisme est « davantage perçu comme un système économique – qui plus est irréversible – que comme une idéologie » (Broudic, 2014). Une idéologie, un système politique qui, pour blanchir les profits exorbitants réalisés sur le dos de travailleurs jetables, prend l’allure moderne et cool de la finance solidaire ou le doux visage de la philanthropie. À elle seule, une fondation comme la Fondation Bill & Melinda Gates incarne aujourd’hui l’hégémonie culturelle du modèle néolibéral. Au-delà des milliards de dollars que cette fondation brasse, l’influence mondiale qu’elle a prise, notamment dans un secteur comme celui de la santé, est foncièrement antidémocratique. À cette hégémonie, il faut opposer un contre-pouvoir auquel les ONG croyant encore au changement social doivent prendre part. Et cela ne se fera pas en légitimant l’argent des entreprises et du secteur de la finance, mais au contraire en le marginalisant. L’argent des entreprises et du secteur de la finance est en fait de l’argent qui pourrait revenir aux ONG sous forme de subventions publiques si les mécanismes de redistribution de la richesse étaient politiquement plus courageux et plus efficaces qu’ils ne sont aujourd’hui.
Les ONG doivent garder une distance à la fois saine et critique avec le secteur privé lucratif dans son ensemble. Elles n’ont rien à gagner en légitimité en cherchant à se rapprocher de ce secteur comme Mathieu Dufour et d’autres le préconisent. Comme le rappelle fort justement Thomas Gebauer, directeur de l’ONG Medico International, dans un article paru dans Document series « Nothing important » en décembre 2013 sous le titre « Re-politicising NGOs », c’est du public qui les a renforcées et continue à les soutenir que les ONG tirent leur légitimité. « Ce n’est qu’en demeurant conscientes de cet enracinement dans les mouvements qui s’opposent au système politique en vigueur, qu’elles pourront réellement faire la différence ». Le caractère non lucratif et les combats des ONG n’ont malheureusement rien d’obsolète face au pragmatisme insipide de celles et ceux s’imaginant que le changement social puisse advenir d’un rapprochement avec un système et un mode de pensée dont la nocivité n’est pourtant plus à démontrer.
* Cet article reflète les opinions personnelles de son auteur et n’exprime en aucun cas une position institutionnelle de l’organisation pour laquelle il travaille.