En somme, c’est là que tout a commencé : l’histoire et les légendes, les ambiguïtés et les dilemmes, les principes et leurs limites. À la faveur de son dernier ouvrage consacré au Biafra, Marie-Luce Desgrandchamps revient sur ce qui s’est joué au Nigeria il y a cinquante ans. À sa suite, Pierre Micheletti et Bruno-Georges David devisent de l’évolution des images et représentations de l’humanitaire durant ce demi-siècle.
Scène inaugurale du sans-frontiérisme, la guerre du Biafra est souvent considérée comme un tournant dans l’histoire de l’humanitaire, voire comme le début de son second siècle. En effet, il est indéniable que le conflit du Biafra a profondément marqué ceux qui créèrent Médecins Sans Frontières (MSF) en 1971, une organisation qui a ensuite elle-même influencé le monde de l’humanitaire tant sur le plan sémantique qu’idéologique. Néanmoins, comme l’ont montré plusieurs auteurs au premier rang desquels se trouve Rony Brauman, le caractère révolutionnaire et subversif de l’attitude des médecins français à l’époque à l’égard du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a été largement amplifié[1]Rony Brauman, entretiens avec Catherine Portevin, Penser dans l’urgence. Parcours critique d’un humanitaire, Le Seuil, 2006, p. 87-91 ; Rony Brauman, « Les liaisons dangereuses du … Continue reading. D’une part parce que de nombreux organismes et individus décidèrent de se mobiliser et d’agir en dépit des restrictions imposées par le droit international, et d’autre part parce que leurs témoignages et leurs engagements intervinrent en réalité dans le cadre d’une stratégie de soutien de l’Élysée à la cause biafraise.
En France, l’association très étroite entre la création de MSF et ce conflit, puis sa remise en question n’ont pas manqué de susciter des débats sur lesquels nous ne reviendrons pas ici[2]Denis Maillard, « 1968-2008 : le Biafra ou le sens de l’humanitaire », Humanitaire, n° 18, 2008, http://humanitaire.revues.org/182. Comme l’a souligné une historiographie récente[3]Lasse Heerten, The Biafran War and Postcolonial Humanitarianism. Spectacles of Suffering, Cambridge, CUP, 2017 ; Lasse Heerten et Dirk Moses (dir.), Postcolonial Conflict and the Question of … Continue reading, d’autres aspects de la guerre du Biafra méritent d’être soulignés pour appréhender son importance. À partir des cinq thèmes qui structurent le Focus de ce numéro, cet article revient ainsi sur les spécificités d’une crise qui a contribué à faire de l’humanitaire un vecteur essentiel de la relation entre l’Afrique et l’Occident à l’heure postcoloniale.
Contexte : guerre civile ou crise humanitaire ?
Le contexte dans lequel se développent les opérations de secours au Nigeria-Biafra contribue pour beaucoup à expliquer leur complexité et les polémiques qu’elles ont suscitées. Il s’agit tout d’abord d’une guerre civile opposant l’armée nigériane aux sécessionnistes biafrais. Ces derniers, emmenés par le général Ojukwu, déclarent l’indépendance de la région située au sud-est du Nigeria, sous le nom de République du Biafra le 30 mai 1967. S’ensuit un blocus, imposé par le gouvernement nigérian pour isoler la province, et des hostilités qui durent jusqu’en janvier 1970. Si la guerre froide épargne le conflit, les États-Unis et l’URSS demeurant peu impliqués, la France et la Grande-Bretagne rejouent leurs anciennes rivalités coloniales en soutenant respectivement le Biafra et le Nigeria.
Très vite, les enjeux humanitaires se trouvent au cœur de la guerre et de ses représentations. Les autorités biafraises justifient la lutte pour l’indépendance en arguant que les populations Igbo qui composent en partie la région, sont menacées d’extermination en restant vivre au sein du Nigeria. Elles basent leur argumentaire sur les massacres qui eurent lieu en 1966, sur la façon dont les hostilités sont menées par les troupes nigérianes, et dénoncent le blocus qui affame la population. Or, en raison de leur intransigeance, les dirigeants biafrais détiennent également une part de responsabilité dans la situation de privation vécue par la population civile, mais la rhétorique victimaire qu’ils développent permet de la masquer. De plus, en mettant en scène la famine qui sévit dans la province, ils obtiennent une véritable visibilité sur la scène internationale. Alors que les tribulations des guerres civiles africaines intéressent peu à l’époque les principaux médias, la diffusion d’images télévisuelles d’enfants décharnés et affamés à des heures de grande écoute soulève une importante vague d’émotion en Occident et engendre la mobilisation des sociétés civiles. Récoltes de fonds, de matériels et de nourriture, manifestations en faveur d’une aide à la population biafraise se multiplient en Europe et aux États-Unis. Tout en contribuant à la dépolitisation du conflit, les représentations à l’origine de cette émotion installent durablement dans l’imaginaire collectif l’idée d’une Afrique que le processus de décolonisation a laissée passive et dépendante de l’aide occidentale.
Humanitaire : nouveau départ ou reconfiguration ?
Alors que les organisations onusiennes demeurent en retrait en raison du caractère civil du conflit, les acteurs non gouvernementaux se retrouvent en première ligne. Les membres du mouvement international de la Croix-Rouge, ou encore Oxfam, Christian Aid, Caritas Internationalis, Save the Children, Das Diakonisches Werk, DanChurchAid, l’Ordre de Malte et Terre des Hommes sont projetés sur le devant de la scène et se mobilisent en Europe et aux États-Unis pour récolter des fonds et recruter des volontaires. Toutes ne sont pas opérationnelles sur le terrain, mais avec ce conflit, les ONG acquièrent une place particulière et s’imposent progressivement comme des médiateurs privilégiés entre les sociétés occidentales et les anciens empires[4]Kevin O’Sullivan, « Biafra’s legacy : NGO humanitarianism and the Nigeria civil war », in Christina Bennett, Matthew Foley et Hanna Krebs (dir.), Learning from the past to shape the … Continue reading.
Concrètement, les opérations de secours s’organisent de la façon suivante. Du côté des zones reprises par l’armée nigériane, d’entente avec Lagos, c’est au CICR que revient la tâche de coordonner l’acheminement et la répartition de l’aide humanitaire reçue de l’étranger. Dans l’enclave biafraise, les secours et les volontaires sont acheminés par le biais de plusieurs ponts aériens nocturnes établis par le Comité international de la Croix-Rouge avec le concours de nombreuses sociétés nationales de la Croix-Rouge d’une part, et par des organisations d’entraide religieuses, regroupées sous le nom de Joint Church Aid (JCA), d’autre part. Dispensaires, hôpitaux, camps de réfugiés, centres d’alimentation émaillent le territoire et sont ravitaillés en fonction des arrivages nocturnes. Différents réseaux de distribution s’organisent (catholique, protestant, Croix-Rouge) pour atteindre les populations en proie à la famine. En raison de leur fine connaissance du terrain, les missionnaires se révèlent des relais essentiels dans ces opérations. Leur examen détaillé permet ainsi de rappeler le rôle incontournable de ces acteurs, généralement moins associés aux opérations humanitaires postcoloniales qu’à la mission « civilisatrice » coloniale. Pour eux et ceux qui les soutiennent, à une période où le missionnariat décline, se tourner vers l’humanitaire s’offre comme une reconversion possible[5]Claude Prudhomme, « Mission religieuse et action humanitaire : quelle continuité ? », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, vol. 112, n°2, 2005, p. 11-29.. La création de l’ONG irlandaise Africa Concern – aujourd’hui Concern Worldwide – pendant le conflit, entre autres par des missionnaires et des proches de la branche irlandaise de la congrégation du Saint-Esprit, témoigne de ces reconfigurations qui s’opèrent avec la fin des empires.
Les multiples facettes des opérations de secours mises en œuvre par les acteurs non gouvernementaux illustrent également la diversité des traditions dont est issu l’humanitaire contemporain. Si l’aide aux prisonniers de guerre et la recherche des disparus s’inscrivent avant tout dans un processus d’humanisation de la guerre cher à la Croix-Rouge, l’aide médicale aux soldats blessés et aux victimes civiles se nourrit aussi de la médecine de guerre et de la médecine coloniale, tandis que la mise en place d’une aide matérielle principalement alimentaire puise à la fois dans des traditions de charité chrétienne, d’aide aux réfugiés et de travail médico-social.
Professionnalisation : chasse à l’amateurisme
L’établissement d’une telle action humanitaire pose inévitablement la question du professionnalisme des organisations volontaires. C’est plus particulièrement le cas pour le CICR qui se retrouve à la tête d’une vaste opération de secours matériel, une activité qui ne figure pas à l’époque au centre de ses priorités. Il endosse ce rôle bon gré mal gré, mais sa gestion de la situation suscite dès l’été 1968 de nombreuses critiques. Elles ne proviennent pas tant des futurs French doctors qui n’officient pas encore dans ses rangs, mais d’organisations partenaires et progressivement concurrentes (Croix-Rouge nationales, Églises, ONG). Paralysie, lenteur, absence de communication, inefficacité, amateurisme, les griefs sont nombreux. Ce type de critiques est récurrent dans l’histoire de l’humanitaire, chaque organisation justifiant parfois son propre engagement en soulignant les manquements de ses semblables.
Néanmoins, à la fin du conflit, le CICR fait lui-même son autocritique et conclut à la nécessité d’être mieux préparé à des opérations de ce type à l’avenir. Il s’agit, notamment pour l’une des principales organisations humanitaires de l’époque, de devenir plus opérationnelle sur des terrains d’actions de plus en plus nombreux et lointains. Des mesures sont prises dans ce sens au début des années 1970, avec entre autres le recrutement de plus de délégués sur une base pérenne et la mise en place de formations. Ces réformes, qui se révèlent par ailleurs rapidement insuffisantes, mettent en lumière les dynamiques de professionnalisation, à l’œuvre déjà avec plus ou moins de succès pendant la Seconde Guerre mondiale[6]Silvia Salvatici, « “Help the people to help themselves” : UNRRA relief workers and european displaced persons », Journal of Refugee Studies, vol. 25, n° 3, 2012, p. 428-451., qui travaillent le monde de l’humanitaire. Certes, celui-ci est à l’époque principalement basé sur le volontariat, mais cela ne doit pas pour autant signifier amateurisme.
Politique : impacts et dilemmes de l’aide
La guerre du Biafra illustre en outre les implications politiques que peut avoir l’aide humanitaire, notamment dans un contexte de blocus et d’isolement de l’un des belligérants[7]Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’Aide humanitaire, aide à la guerre ?, Bruxelles, Éd. Complexes, 2001.. Ainsi, aux yeux des dirigeants biafrais, les opérations de secours revêtent une importance majeure tant sur les plans symboliques, qu’économiques ou militaires. D’une part, en témoignant de l’intérêt suscité dans le monde par leur cause, elles permettent aux dirigeants du régime de convaincre sa population du bien-fondé de leur combat et alimentent leur intransigeance. D’autre part, elles représentent un apport économique considérable, qui leur fournit entre autres les moyens d’acheter des armes. Si discréditer les humanitaires fait aussi partie de la stratégie du camp nigérian, il est indéniable que les opérations de secours contribuent à l’économie de guerre biafraise. De plus, les ponts aériens sont par ailleurs régulièrement accusés de faciliter, voire de participer aux transports de matériel militaire en direction de la province. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à utiliser l’humanitaire comme un véritable outil de soutien au régime biafrais, à l’instar de l’Élysée qui met en place sa propre opération menée par la Croix-Rouge française à cet effet.
La plupart des acteurs humanitaires sont parfaitement conscients de ces enjeux, mais estiment qu’ils n’ont pas le choix s’ils souhaitent atteindre la population civile en proie à la famine. Du côté du CICR, on s’accommode de cet état de fait en cherchant par exemple à limiter les dépenses des humanitaires sur place et en acheminant également une importante part de l’aide du côté nigérian. À la fin de la guerre, il a ainsi convoyé 20 000 tonnes de secours par le biais du pont aérien au Biafra et environ 80 000 tonnes du côté nigérian dans les zones reprises par l’armée fédérale. Au sein du Joint Church Aid (JCA), dont le pont aérien transporte la majorité des secours directs à la province sécessionniste (61 000 tonnes), certains s’interrogent aussi. Dans les derniers mois de la guerre, le Conseil œcuménique des Églises exprime par exemple ses doutes quant à la décision de continuer à ravitailler la province sans interroger les conditions d’acheminement imposées par les dirigeants biafrais. La fin du conflit début 1970 met un terme à ces débats, mais ceux-ci ont contribué depuis à nourrir les réflexions sur les effets pervers de l’aide, son instrumentalisation ou les dilemmes de l’humanitaire.
Souveraineté : un obstacle incontournable ?
Alors que la littérature francophone a parfois associé le droit d’ingérence au conflit du Biafra en raison du rôle joué par Bernard Kouchner dans l’établissement de cette notion[8]Pour une clarification très utile sur les notions de sans-frontiérisme, de droit d’ingérence et de responsabilité de protéger et sur les rapports complexes qu’elles entretiennent, voir … Continue reading, ceux qui à l’époque bafouent la souveraineté du Nigeria et forcent ses frontières pour imposer des opérations de secours sont le JCA et le CICR. Une situation qui ne laisse pas le gouvernement nigérian indifférent et soulève la question souvent négligée de la réception de l’aide humanitaire. Contraint de les tolérer dans un premier temps, notamment à cause de la pression qu’exercent les opinions publiques sur ses soutiens britanniques et de la faiblesse de sa défense aérienne, ce dernier prend une série de mesures en juin 1969 à l’encontre du CICR qui témoigne de la frustration qu’elles engendrent. C’est tout d’abord le commissaire général des opérations qui est arrêté, puis déclaré persona non grata à Lagos. L’armée nigériane abat ensuite un avion du pont aérien de la Croix-Rouge, y mettant ainsi un terme. Enfin, le gouvernement lui retire la coordination de l’action de secours au Nigeria. Six mois plus tard, au moment de la chute du Biafra, il complète ces mesures en bannissant les organisations qui ont participé aux ponts aériens. Dans l’ensemble, ces décisions sont accueillies avec bienveillance, voire enthousiasme, dans la presse et la population nigériane, où certains pensent que l’honneur du pays a été bafoué non seulement parce que les ponts aériens ont contribué au prolongement de la guerre, mais également en raison de la piètre considération accordée par les humanitaires occidentaux à leurs interlocuteurs africains. Dans un contexte postcolonial, dans lequel l’État-nation est devenu le symbole de l’émancipation, le gouvernement nigérian se doit donc de réaffirmer sa souveraineté. L’affaire est d’autant plus sensible que le Mouvement international de la Croix-Rouge n’a jusqu’alors pas brillé sur le continent africain pour ses interventions en faveur des populations noires et qu’il est plutôt associé à la domination blanche.
Néanmoins, regarder de plus près la façon dont se déroule concrètement la reprise en main de l’action de secours dans les territoires sous contrôle fédéral en révèle les ambiguïtés. Dans un premier temps, la fermeté est de mise et c’est à un organisme étatique que doit revenir la gestion de l’aide. Mais rapidement, les réalités financières et matérielles amènent les dirigeants à revoir leur position et à la confier finalement à la Croix-Rouge nigériane. Organisation locale, mais insérée dans un réseau international, cette dernière permet à l’action de secours de bénéficier de la mobilisation et des dons provenant de l’extérieur, tout en lui conférant un caractère national. Un assouplissement similaire est perceptible en ce qui concerne les volontaires étrangers qui travaillent pour le CICR. Contrairement à ce que pourrait laisser croire le discours d’intransigeance tenu par le gouvernement, ceux-ci ne sont pas systématiquement renvoyés et certains passent simplement sous l’autorité de la Croix-Rouge nigériane.
Plus généralement, c’est probablement en trouvant une place dans les interstices que ménagent ces ambiguïtés caractéristiques du moment postcolonial que les acteurs humanitaires et leurs actions ont continué de prospérer. Paradoxalement, alors que le conflit du Biafra symbolise les débuts d’un humanitaire plus entreprenant, voire même contraignant, il en montre également déjà les limites. Revenir sur les spécificités de cette guerre civile permet donc à la fois de souligner la diversité des origines et des traditions qui ont nourri l’humanitaire contemporain, de rappeler la récurrence de certaines des questions qui travaillent encore aujourd’hui le secteur et nous met en garde contre une lecture parfois trop linéaire de l’histoire de l’aide humanitaire.
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