La question des mouvements de populations ne naît pas avec le drame des réfugiés en Méditerranée. Et celui-ci ne devient « crise des migrants » que lorsque la conjonction de conflits, de catastrophes et de pauvreté rencontre l’impéritie des nations occidentales. À la faveur d’une mise en perspective historique et sémantique, François Grünewald nous rappelle que, depuis leur naissance, les humanitaires n’ont cessé d’être aux côtés de ces « damnés de la terre ».
Depuis la « crise des migrants » de l’été 2015, la question des déplacements de populations, symptôme d’une crise plus profonde de l’état du monde, occupe une place très importante dans les agendas internationaux, comme dans les débats nationaux. Personnes échappant aux pires conflits de ces dernières années, réfugiés dits « climatiques » fuyant catastrophes et environnements dégradés ou migrants prenant tous les risques pour échapper à la pauvreté endémique et structurelle de leur pays d’origine, leur errance – à l’image de celle de l’Aquarius au début de l’été 2018[1]« En Espagne, consensus sur l’“Aquarius” », Le Monde, 18 juin 2018, www.lemonde.fr/europe/article/2018/06/18/en-espagne-consensus-sur -l-aquarius_5316922_3214.html – a remis en lumière cette question. Car ce que l’on ignore – ou plutôt ce que l’on feint d’ignorer –, c’est qu’elle est d’une actualité presque immémoriale – tant elle est constitutive de l’histoire de l’humanité. Et que, pour faire un simple saut de 50 ans, elle jalonne l’histoire des humanitaires depuis le début des années 1970. Ce que l’on observe en revanche, c’est que cette question – peut-être parce qu’elle a entamé les dernières étapes de son évolution paroxystique et surtout de sa récupération politique – s’accompagne d’un grand désordre sémantique. Celui-ci reflète à la fois la complexité des enjeux et le manque de connaissance des cadres légaux et normatifs pour organiser ces déplacements. Ceci s’intègre surtout dans des perceptions pour le moins renouvelées[2]Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Flammarion, 2008. de l’accueil, de la générosité et de l’exil, avec des tendances inquiétantes, tant en Europe, avec la montée des populismes, qu’aux États-Unis, avec la construction du mur avec le Mexique. Il importe donc de remettre en perspective cette histoire des déracinements avec celle de l’humanitaire, d’en dégager les enjeux juridiques et opérationnels, et de réfléchir encore et toujours aux défis pour nos sociétés et notre humanité, mais aussi pour les pratiques opérationnelles des acteurs.
Réfugiés
On oublie qu’avant d’avoir été une terre d’accueil de réfugiés, l’Europe était une terre de départ. L’exode des Irlandais au XIXe siècle est assez proche des dynamiques modernes. L’histoire est connue : une crise politique (la répression britannique à la suite de la révolte des catholiques d’Irlande au XVIIe siècle) qui entraîne une crise agricole (chute de la production de pomme de terre), une famine et plus de 6 millions d’émigrants entre 1845 et 1950.
En France, cette question de l’accueil des réfugiés date d’avant la Seconde Guerre mondiale. La guerre civile qui a ravagé l’Espagne entre l’été 1936 et le printemps 1939 poussa des centaines de milliers d’Espagnols à traverser les Pyrénées pour sauver leurs vies. Après une période de grande générosité sous le Front populaire, le gouvernement d’Édouard Daladier n’a eu de cesse de tout faire pour contrôler les étrangers. Il répond alors à la forte poussée xénophobe d’un pays qui avait jusque-là reçu à bras ouverts les exilés et recruté des dizaines de milliers de travailleurs étrangers pour combler les vides démographiques causés par la Première Guerre mondiale. Un décret de 1938 prévoit l’internement des étrangers « indésirables » – le qualificatif figure dans le préambule du texte – dans des « centres spéciaux ». Éparpillement des familles, renvois vers l’Espagne, création de camps : certes, la IIIe République finissante a accordé le droit d’asile aux républicains espagnols, mais avec tant de réticences que les conditions en ont souvent été inhumaines. Par manque de vision ou d’anticipation, la politique française de l’accueil a été, en 1939, essentiellement sécuritaire. La Seconde Guerre mondiale a vu une nouvelle dynamique : accueillir, souvent même cacher ceux qui fuyaient les persécutions nazies, venant de l’Europe entière, les aider à traverser les montagnes et les mers vers des cieux plus cléments. Là encore, notre pays a montré son plus beau visage : celui de la générosité et du courage. Mais on en a aussi vu le pire : les dénonciations, les rafles, les arrestations au petit matin.
Après la conférence de Yalta en 1945 et le découpage de l’Europe entre les camps proaméricains et prosoviétiques, les réfugiés étaient des individus facilement identifiables : dissidents et groupes fuyant le système soviétique, traversant le « rideau de fer » qui venait de s’abattre à travers le continent. C’est dans cette histoire que s’ancrera la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés tout comme dans un épisode maritime qui, survenu en 1947, relie le passé et le présent du drame des déracinements : l’odyssée de l’Exodus.
Ce bateau était chargé de victimes de l’Holocauste tentant de venir s’installer en Palestine, alors sous mandat britannique. Mais les autorités, souhaitant limiter l’immigration juive dans ce pays afin d’éviter les tensions avec les populations arabes, empêchèrent pendant des semaines le bateau d’accoster, arraisonnant l’Exodus alors qu’il approchait des côtes de Palestine. Ses passagers sont alors envoyés à Chypre, puis chargés sur trois navires. Après une escale en France où des propositions de débarquement sont faites, la marine anglaise renvoie tous ses passagers dans la zone sous contrôle britannique en Allemagne. Faisant massivement preuve de résistance passive, de nombreux passagers entament une grève de la faim et refusent d’être débarqués. La suite fut une série d’errances maritimes, dramatique répétition à 70 ans de distance de l’épopée de l’Aquarius.
La première grande opération de réfugiés de l’après-guerre reste liée à la crise palestinienne. La « Nakba » (« catastrophe ») du 14 mai 1948 a jeté 700 000 Palestiniens sur les routes et, avec la guerre des Six jours, redessiné la région. La création de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) en 1948 est l’indice de la prise de conscience politique de l’importance de cette crise des réfugiés palestiniens. Jusqu’à aujourd’hui, l’UNRWA[3]www.unrwa.org accompagne dans de nombreuses fonctions de base les grandes communautés de réfugiés palestiniens de Jordanie, du Liban et de Syrie, ainsi que celles confinées à Gaza et en Cisjordanie. Véritable administration de services, elle a pendant longtemps eu le monopole de l’assistance aux réfugiés palestiniens jusqu’à l’arrivée, ces dernières années, d’OCHA (le Bureau de coordination des affaires humanitaires) et des agences humanitaires du système onusien en Palestine. La récente décision américaine de geler les financements à l’UNWRA – et son objectif de faire perdre leur statut de réfugié (transmissible de génération en génération) à des millions de Palestiniens – est porteuse d’une recrudescence dramatique des turbulences dans la zone MENA (Middle East and North Africa, soit « Moyen-Orient et Afrique du Nord », NDLR), déjà bien agitée avec les crises de Syrie, du Yémen et d’Irak.
Mais la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est aussi l’explosion des conflits résultant des histoires coloniales et du « couvercle » politique sous lequel couvaient de nombreuses « Cocotte-Minute » résultant des choix faits par les puissances coloniales : choix d’une ethnie, d’une communauté religieuse, d’une élite à laquelle donner le pouvoir, mais aussi choix de découpage des territoires, mettant ensemble des peuples ou faisant éclater des communautés autour de frontières artificielles. C’est, en 1947, la première des trois guerres indo-pakistanaises qui ouvre le ban des grandes crises contemporaines en faisant des centaines de milliers de morts et voyant dix millions de réfugiés passer d’un pays à l’autre. C’est aussi la guerre des blocs, et celle des choix difficiles dans des contextes où la politique internationale est binaire et le Conseil de sécurité de l’ONU bloqué.
La guerre froide, avec ses développements tropicaux et ses redéploiements, notamment dans sa composante sino-soviétique, a conduit à une autre dynamique, celle des mouvements de masse de populations fuyant la guerre et la répression, largement manipulée par toutes sortes de propagandes. Les réfugiés cambodgiens en Thaïlande, les Afghans au Pakistan ou les Nicaraguayens au Honduras étaient du « bon côté », mais il fallait quand même qu’ils restent dans les pays de premier asile, là où les camps représentaient le « repos et la récupération » (rest and recreation) des « combattants de la liberté » (freedom fighters). Aux quatre coins du monde, la guerre froide avait transformé ceux qui fuyaient la guerre et l’oppression des régimes alliés à l’URSS en pions politiques. L’anticommunisme (qu’il fût de droite ou de gauche) et la perte des illusions politiques de l’après mai 1968 avaient conduit à l’émergence d’un nouvel acteur : les ONG sans frontières. Travaillant dans les camps de réfugiés, pour certaines à l’intérieur des pays en guerre, celles que l’on pourrait surnommer le « troisième combattant[4]Pour reprendre le titre de l’ouvrage du Dr Marcel Junod, Le Troisième combattant. De l’ypérite en Abyssinie à la bombe atomique d’Hiroshima, Payot, 1947 . » ont durablement perturbé les agendas politiques classiques.
Les ambassades qui opéraient la sélection des réfugiés auxquels serait donné un asile en pays tiers (la troisième solution durable du HCR, à côté de l’intégration dans le pays de premier accueil et du retour au pays d’origine dans le cadre d’accords tripartites) cherchaient d’abord les professeurs, les ingénieurs et ceux qui parlaient des langues étrangères. Mais la majorité des réfugiés cambodgiens dans les camps d’Aranya Prathet en Thaïlande[5]François Grünewald, « OK bye bye : populations cambodgiennes dans les camps de réfugiés », Affaires Cambodgiennes, L’Harmattan, 1990, p. 52-73., à partir de 1985, étaient des paysans si bien que les flux d’acception par les ambassades s’étaient fortement réduits. Dans de nombreux contextes, la réflexion « on attire ou on repousse » les réfugiés (push and pull) est devenue centrale dans la gestion stratégique des flux : inciter à venir et à rester dans les camps par des conditions favorables à l’accueil, ou au contraire tenter de contenir les flux, voire de les inverser, par la mise en place de conditions très dures dans les lieux d’accueil. Les bailleurs de fonds, bras financiers des politiques des États, instrumentalisaient alors agences de l’ONU et ONG en réduisant ou en augmentant les budgets d’aide. Les paysans formaient la masse des réfugiés encore dans les camps quand la fin de la guerre froide a changé la donne. Il fallait alors vite les faire rentrer chez eux. Les programmes d’appui au retour ont en général été très insuffisants, mais surtout la réinsertion a souvent été très difficile : les réfugiés de retour étaient en effet ceux qui avaient fui, quand ils n’étaient pas perçus comme des traîtres.
Les camps de réfugiés afghans au Pakistan servaient de base arrière aux « combattants de la liberté ». Combien de missions humanitaires pour l’intérieur du pays se sont préparées au milieu des réfugiés, tandis que la CIA et d’autres services formaient les acteurs de la guerre antisoviétique dans les camps en territoires pachtouns et entretenaient des réseaux d’information au sein des communautés de réfugiés de Quetta, de Peshawar ou de la haute vallée de Chitral. La fin de la guerre froide a conduit à des réductions majeures des budgets et à une baisse de la qualité des services. Profitant du calme qui s’est installé en Afghanistan avec l’arrivée des talibans, des dizaines de milliers de réfugiés sont rentrés au pays, croisant sur leur chemin les nouvelles vagues de l’exil : celles des Afghans, souvent anciens cadres du régime de Najibullah ou des premières années du pouvoir tadjik fuyant le régime rigoriste des « étudiants en théologie ».
Un cas particulier, chargé de forts symboles dans la perspective de l’actualité, est l’exode des Vietnamiens fuyant l’arrivée des communistes à Saïgon[6]« Grâce à l’“Île de Lumière”, des milliers de Vietnamiens ont reconstruit leur vie », La Croix, 8 août 2013, … Continue reading : c’est là qu’apparaissent les premières opérations humanitaires en bateau, pour secourir les réfugiés en perdition dans des mers hostiles. C’est l’épopée de l’Île de Lumière, bateau mythique qui préfigure l’Aquarius. De la mer de Chine à la Méditerranée, des dangereux pirates thaïs aux passeurs libyens sans scrupules, le droit de la mer, cet impératif de sauver toute vie en danger rejoint, maintenant comme il y a 40 ans, l’exigence humanitaire et le droit qui la soutient.
Déplacés internes
C’est dans les contextes des guerres civiles de la guerre froide qu’ont émergé en 1977 les Protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1949, couvrant de façon large les victimes de ces conflits internes, même si l’expression « déplacés internes » y est absente (le CICR préférant prendre en compte le statut de « victime du conflit » que les statuts liés au lieu d’habitation). Elle n’émergera qu’à la fin des années 1980 à l’initiative de Jean-Pierre Hocké, haut-commissaire pour les réfugiés. La pérestroïka était en cours, les négociations pour la paix avançaient pour le Cambodge et l’Afghanistan et il fallait non seulement préparer le rapatriement des réfugiés, mais aussi prévenir de nouveaux afflux à travers les frontières. Ces réfugiés n’avaient plus l’intérêt politique qu’ils avaient pendant la guerre froide et les portes de l’asile s’étaient déjà fortement refermées. Sadako Ogata, cheffe du HCR de 1991 à 2000, a largement développé ce concept dans le cadre des crises des Balkans, de la Somalie, du Rwanda et du Sud-Soudan. L’aide aux personnes déplacées internes était jusque-là largement portée par le CICR, notamment dans le cadre de la 4e Convention de Genève de 1949 et des Protocoles additionnels de 1977. Avec la décision du Conseil de sécurité donnant au HCR un mandat ad hoc pour les déplacés dans le cadre de la crise des Balkans, une nouvelle page s’est ouverte. Si, pendant encore toute une période, il fallait une telle décision du Conseil de sécurité pour que le HCR soit en charge des déplacés, les choses se sont compliquées avec la création du DAH, devenu OCHA. La coordination interagences pour l’assistance à ces populations déplacées devint en effet un enjeu clé des contextes de crise, vu notamment la croissance des budgets humanitaires les ciblant.
Réfugiés, déplacés et populations hôtes
Les crises de la Somalie, du Sud-Soudan et du Rwanda, et leurs millions de réfugiés, ont été les premières grandes crises de réfugiés hors guerre froide. Elles ont posé de façon aiguë la question de l’accueil des réfugiés, la prégnance du débat sur les solutions durables[7]François Grünewald, « Les 4 R : Retour, réconciliation, réhabilitation, reconstruction », in Déplacés et réfugiés : la mobilité sous contrainte, IRD/ORSTOM éditions, 1999, p. 409-427. et des enjeux de protection. Mais elles ont aussi conduit à des évolutions majeures des approches humanitaires. L’évaluation multidonateurs de la réponse à la crise rwandaise a conduit à un étonnant effet d’optique. Si la majeure partie des enseignements de cette évaluation porte sur la faible écoute des signaux d’alerte de la crise en gestation, la paralysie des systèmes de réponse à une situation de type « génocide », ce qui reste dans l’inconscient collectif de la galaxie humanitaire est un ensemble de défis techniques : l’accueil en quelques jours de millions de réfugiés sur les berges des lacs d’Uvira et de Goma, ainsi que la constitution de ces camps de déplacés à l’intérieur du Rwanda n’a pas été simple. Latrines, abris, systèmes de santé, tout fut assez chaotique. De là a émergé en 1999 le projet Sphère[8]Charlotte Dufour, Véronique de Geoffroy et François Grünewald, « Rights, standards and quality in a complex humanitarian space : Is Sphere the right tool ? », Disasters, vol. 28, n° 2, juin … Continue reading, et ses standards minimums universels qui ont provoqué une levée de bouclier parmi les ONG françaises. Peut-on régler toute l’aide humanitaire avec des standards techniques conçus pour des camps de réfugiés ? Vingt ans après, on a retrouvé ce débat, mais inversé, face aux conditions d’accueil exécrables dans les sites de Sangatte, la « jungle » de Calais, les concentrations de tentes à Paris ou le camp des îles de Lesbos et de Chios en Grèce : n’y a-t-il pas dans nos pays riches et engagés dans l’aide humanitaire des standards minimaux applicables à l’accueil, notamment quand celui-ci s’installe dans la durée ?
Mais à côté de ses réflexions très « technicistes » agitant le monde des ONG, les questions de protection et de respect concomitant des droits nationaux, du DIH (y compris la Convention relative au statut des réfugiés) se sont posées pour les États. De longs débats sous l’égide de l’Union africaine ont conduit à la Convention dite « de Kampala » en 2009 pour la protection et l’assistance aux personnes déplacées en Afrique. Cette convention pose notamment de façon très claire la question de la localisation des éventuels camps par rapport aux frontières des pays en conflit interne qui ont généré les déplacements. Dans les crises de réfugiés récentes, la générosité de pays comme l’Ouganda, le Niger, la Mauritanie, ou le Cameroun a été impressionnante.
La question des populations locales dans les zones où s’installent les réfugiés est apparue au cœur des agendas humanitaires au début des années 1980 à la frontière thaïlandaise. Comment dédommager ces populations pour la perte de leurs terres ou les nuisances liées à la présence des réfugiés khmers ? Un grand programme dit « Thai affected villages » a alors été mis en place dans le cadre de la United Nations Border Relief Operation (UNBRO), une des premières opérations humanitaires complexes de l’histoire de l’ONU. Décision politique alors, car la présence de l’armée thaïe, ainsi que celle des maquis du Parti communiste thaïlandais actifs dans cette zone pauvre de l’Isan rendaient le travail humanitaire sensible. Trente ans après, plus personne ne se pose de question et la prise en compte de l’impact des concentrations de populations déracinées sur les populations hôtes est une nécessité de toute opération humanitaire.
La réforme du système humanitaire de l’ONU et la mise en place du système des clusters ont rendu plus complexe cette coordination entre le HCR et OCHA, car chacun a ses outils et méthodes. Les choses se sont légèrement clarifiées, avec des zones de responsabilité bien délimitées. Dans les opérations menées par le HCR avec ses partenaires, les choses sont simples du fait de la relation de dépendance financière entre le HCR et les ONG. Une dynamique assez proche s’est établie au sein des clusters entre les ONG, l’agence onusienne chargée de chaque cluster et le système qui valide l’inscription des projets dans ce qui sera inscrit dans l’appel d’OCHA[9]Abby Stoddard et al., Cluster Approach Evaluation, novembre 2007, OCHA, http://www.alnap.org/system/files/content/resource/files/main/erd-3641 -full.pdf. Mais les tensions internes au système des Nations unies restent visibles, comme l’ont montré nos évaluations au Tchad ou autour de la crise syrienne.
Migrations
Les migrations ne sont pas nouvelles. Depuis les débuts de l’humanité, les hommes se sont déplacés, à la recherche de nouveaux pâturages, de nouveaux territoires, fuyant les rigueurs changeantes des climats. Les départs des colons français vers l’Algérie et des Portugais vers l’Angola et le Mozambique, sans parler des bagnards hommes et femmes envoyés pour coloniser l’Afrique du Sud et l’Australie en sont des formes plus contemporaines. Mais les plus grands flux de migration sont souvent internes aux continents, à l’image des migrations interafricaines qui sont souvent la continuation des exodes ruraux, de la campagne pauvre à la ville de l’hinterland, puis de cette dernière vers les mégacités portuaires.
Lors des Trente glorieuses, quand il fallait reconstruire la France, on fit appel de façon massive à l’émigration du Sud du Sahara. Commença alors « le long voyage des gens du fleuve », pour reprendre le titre du magnifique livre d’Adrian Adams. Les Soninkés ont formé les principales vagues de migrants d’Afrique de l’Ouest jusqu’à ce que, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, soit tentée la politique dite « du million pour le retour » : 10 000 francs de l’époque pour inciter à rentrer ceux qui, par leurs envois d’argent au pays, représentaient la ressource vitale d’une région très pauvre, grande comme la France, tandis qu’on durcissait les conditions de vie dans les foyers Sonacotra. À l’époque, une toute petite poignée d’ONG, dont la Cimade, le Grdr, le CCFD, tentait d’expliquer pourquoi cela ne marcherait pas. En vain. Puis vint la vague du « codéveloppement » pour tenter de freiner l’exode, tandis que le gouvernement de François Mitterrand permettait enfin le regroupement familial. La migration a commencé aussi à se diversifier. Dominée par les Turcs, Kosovars et autres migrants des Balkans pour l’Allemagne et pour la France par ceux de toute l’Afrique de l’Ouest mais aussi de Chine, elle s’est accompagnée de création de quartiers spécifiques, d’une ségrégation certaine. Avec les difficultés économiques dans nos pays et la montée du chômage, les forces du rejet et les populismes divers se sont renforcés, refusant de plus en plus la continuation des migrations et de façon générale de l’accueil.
Déracinements et dynamiques urbaines
Paysans colombiens fuyant les exactions, réfugiés afghans gonflant les périphéries des villes pakistanaises, déplacés du Darfour s’agglutinant autour de Nyala, nomades du Sahel ou de Somalie tentant de retrouver des moyens pour reconstituer des troupeaux décimés par la sécheresse, migrants suivant les routes de l’exil : tous se retrouvent en ville[10]Agnès de Geoffroy, Aux marges de la ville, les populations déplacées par la force : enjeux, acteurs et politiques. Étude comparée des cas de Bogotá (Colombie) et de Khartoum (Soudan), thèse … Continue reading. Passages courts ou durables, induisant ou non la création de nouvelles auréoles d’urbanisation, ces dynamiques sont impressionnantes par les masses démographiques concernées, les modifications sociétales et les impacts induits sur les services urbains : l’aide humanitaire est encore balbutiante dans ces situations et c’est bien par le biais de l’alliance avec des acteurs de la ville et les agences de développement spécialisées sur les questions urbaines que sont venues les premières pistes prometteuses, comme on a pu le voir au Liban, pays où une personne sur quatre est réfugiée. Les ONG humanitaires ont mis du temps à comprendre les paradigmes nouveaux de l’aide en zones urbaines. Arrivant d’abord avec les approches développées en zone rurale (là où avaient lieu les conflits de la guerre froide et des conflits hérités des périodes coloniales) et dans les camps de réfugiés, il a fallu le séisme de 2010 en Haïti pour que l’électrochoc ait lieu.
Des raisons d’espérer ?
Alors que l’environnement méditerranéen et sahélien (Syrie, Libye, etc.) entrait en turbulence, les conflits non réglés (Érythrée, Afghanistan, Pakistan, Soudan, etc.) continuent de générer un flux continu de migrants. Pour les populations visant à rejoindre l’Europe, la politique d’accueil est devenue très restrictive dans de nombreux pays. L’intransigeance britannique a conduit au désastre de Sangatte, puis à celui de la jungle de Calais. L’exode via la Turquie et les îles grecques a conduit à une situation qui s’est bloquée sur la route des Balkans. Progressivement, l’Europe de l’Hymne à la joie est devenue l’Europe forteresse et la France des Lumières celle des petits lumignons dans des abris précaires et des tentes glaciales. Pour les réfugiés, il y a quelques raisons d’espérer.
Afin de mieux soutenir les réfugiés et les communautés qui les accueillent, la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants et son Cadre d’action global pour les réfugiés (CRRF) invite le HCR à travailler avec une large gamme de partenaires. Outre les gouvernements, ces partenaires sont notamment les réfugiés eux-mêmes, les ONG, les agences des Nations unies ainsi que le secteur privé et la société civile, y compris les think tanks, les universités et les dirigeants religieux. Cette coalition des énergies doit permettre de soulager la pression sur les pays qui accueillent les réfugiés, de renforcer l’autonomie de ces derniers, de développer l’accès aux possibilités de réinstallation dans des pays tiers et enfin de promouvoir les conditions permettant aux réfugiés de rentrer dans leurs pays d’origine. Mais pour les migrants n’ayant pas le statut de réfugiés, les choses sont beaucoup plus sombres.
Pour ceux qui observent ces tensions, ces contradictions, ces incohérences entre les pratiques telles qu’elles ont évolué à l’international et sur le territoire européen, le constat est dramatique : nous étions avec nos amis allemands le jour où les premiers trains de réfugiés sont arrivés à Berlin et nous étions sous le choc de cette magnifique générosité des Berlinois, venus en masse avec des pancartes « Welcome », des soupes chaudes, des gâteaux, des habits pour les enfants. Depuis, les choses se sont gâtées : si l’accord Europe-Turquie a freiné l’exode via la Grèce, on a vu apparaître de nouvelles routes de l’exil, toujours plus dangereuses, toujours plus mortelles. Angela Merkel, la chancelière allemande, paye le prix politique de ses choix courageux. L’Europe en général s’est engagée dans des chemins dangereux, tiraillée entre ses extrêmes.
Mais on n’arrête pas la mer, quand les conflits, la pauvreté, la gabegie des gouvernements, la dégradation des termes des échanges économiques et l’impact croissant des changements climatiques continueront à pousser femmes et hommes à la recherche d’un futur moins terrifiant. Il s’agira d’être prêt et de retrouver l’esprit de l’église Saint-Bernard où, avec Lucie et Raymond Aubrac, le merveilleux Stéphane Hessel et tant d’autres, nous tentions de promouvoir une autre vision du monde, de l’hospitalité et de la fraternité.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-430-6