Des plaines de Solférino aux montagnes d’Afghanistan, en passant par les villages éthiopiens ou les maquis latino-américains, c’est à distance des ensembles urbains que l’humanitaire s’est en grande partie formé. Certes, les villes n’ont jamais été épargnées par les guerres, les catastrophes naturelles ou les épidémie : Lisbonne, Hiroshima, Saïgon, Beyrouth, Sarajevo ou Sanaa en témoignent. Au rythme de leurs naissances respectives, le mouvement Croix-Rouge, le système des Nations unies comme les ONG se sont bien sûr portés au secours des populations des villes martyres. De même, ces acteurs n’ont pas manqué de s’impliquer dans les problématiques d’exclusion montantes dans leurs propres cités, à l’image des « Missions France » que Médecins du Monde et Médecins Sans Frontières (MSF) ont lancées dès les années 1980[1]On se reportera à l’article de Michaël Neuman dans la rubrique « Perspectives » pour prendre la mesure des débats qui traversent encore MSF quant à sa « Mission France », notamment à … Continue reading.
Mais ce dont il est question dans ce nouveau numéro est d’une tout autre ampleur, planétaire. C’est peut-être même une nouvelle page de la mondialisation mise en récit par les « historiens globaux » – à l’image de Jeremy Adelman qui ouvre ce numéro – que l’on voit s’écrire. L’explosion urbaine – comme le réchauffement climatique que nous aborderons dans notre numéro 11 – fait déjà ressentir ses effets et garde en réserve de potentiels dommages collatéraux.
Depuis le début du siècle, la population mondiale est majoritairement urbaine, « et cette tendance continue à s’amplifier avec une projection de 68 % d’urbains d’ici à 2050 », comme le souligne Julien Antouly. Emmanuel Matteudi précise que « d’ici 2030, dix mégapoles s’ajouteront aux trente-trois existantes, principalement dans les pays du Sud, avec des concentrations de population de plus en plus élevées ». Si l’on postule que cette urbanisation croissante va dans le sens de « l’histoire globale », le mythe des cités totales comme reflets du Progrès et nœuds d’interconnexion entre les hommes risque fort d’exploser une fois qu’il aura percuté le mur de la réalité.
Retranscrire cette réalité – une partie à tout le moins – était le premier objectif de ce dossier. Les huit contributions retenues s’y attellent. De Soacha en Colombie (Pablo Cortés Ferrández) à N’Djamena au Tchad (Emmanuel Bossennec) en passant par Kampala en Ouganda (Louise Thaller et Innocent Silver), les migrants forment le quotidien de ces villes sous tension (à des milliers de kilomètres des villes européennes hantées par le spectre de leur submersion donc). Qu’ils viennent d’États voisins, des campagnes ou de villes plus petites, les migrants se heurtent à ce mur : dans cette nouvelle réalité, il faut trouver un travail, un logement, se soigner, scolariser ses enfants. Dans cette réalité-là, les « fonctionnaires de la rue des 40 » (Bossennec) côtoient aussi les usagers de drogue (à Maputo, Mozambique, par Carlota Silva, Lucas Molfino, Alan González, Alexandra Malm), premières victimes de ce fléau et des contaminations au VIH ou à l’hépatite C. Alors, les « cités refuges » se font bidonvilles, les hommes et les femmes deviennent des « bidonvillois » – terrible expression qui tend autant à leur donner une appartenance dérisoire qu’à les assigner à une fatalité insupportable : « 40 % de la croissance urbaine se fait aujourd’hui dans les bidonvilles , soit trente à cinquante millions supplémentaires tous les ans, et des perspectives de 3 milliards de bidonvillois pour 2050, soit 30 % de la population urbaine » (Matteudi). La fabrique urbaine est aussi une machine à briser des vies.
Que faire ? Comprendre le type et les modalités d’action que peuvent mettre en œuvre les humanitaires dans ces contextes était le second objectif de ce dossier. Car s’ils « ont aujourd’hui plus de 50 ans d’expérience, principalement en milieu rural » (Matteudi), les humanitaires sont de plus en plus amenés à intervenir dans ces environnements qu’ils connaissent moins bien. Si l’on estime généralement leur intervention pertinente en cas de guerre ou de catastrophe naturelle, la dimension urbaine n’est jamais anodine. En témoigne l’article de Renaud Colombier qui explique comment, après le séisme de 2010 en Haïti, l’ONG de développement Gret a eu toutes les difficultés à se coordonner avec les ONG humanitaires. De même Antouly revisite-t-il le phénomène guerrier en milieu urbain pour poser la question des armes explosives qui font là des dégâts immenses. Les préconisations des deux auteurs (« apporter une réponse holistique aux besoins humanitaires » pour celui-ci ; « intégrer le développement dans l’urgence » pour celui-là) se rejoignent. C’est que, dans les villes en effet, les problématiques (cohabitation d’urbains installés et de ruraux nouvellement arrivés, prise en charge de maladies chroniques, types de combats/d’armes et impacts sur les populations civiles…), les infrastructures (hôpitaux, centres de soins) et les acteurs déjà en place (État, services publics, associations) influencent sensiblement les conditions d’intervention. Des conflits de compétences, de gouvernance comme de cultures peuvent ainsi voir le jour. Verra-t-on les gangs s’impliquer dans l’aide aux populations, comme se risque à le suggérer Diego Otegui ?
Tous les auteurs du présent dossier convergent en tout cas pour considérer que les acteurs humanitaires doivent adapter leurs pratiques aux nouvelles formes de vulnérabilité et aux acteurs en place. N’en déplaise aux contempteurs du soi-disant immobilisme des humanitaires, ils font cela depuis leur création ! En travaillant avec les ONG de développement[2]Dans la rubrique « Transitions », Gilles Carbonnier affirme : « Il semblerait que le personnel des organismes de développement chargé de promouvoir le changement social soit devenu plus … Continue reading, avec l’État national si nécessaire, les associations locales et les habitants eux-mêmes, ils pourront apporter aux villes ce qu’ils ont appris dans les campagnes. D’une certaine manière – et c’est l’un des nombreux enseignements de ce dossier –, la problématique urbaine réactive ce débat récurrent du lien entre humanitaire et développement. L’union entre les acteurs de la solidarité fera peut-être qu’aucune déflagration humanitaire n’accompagnera l’explosion urbaine que tous les spécialistes prophétisent.
Avec ce dixième numéro, notre revue fête ses trois d’existence. Progressivement, mais sûrement, elle s’est installée et se voit reconnue dans le milieu humanitaire. Ce n’était pas écrit, loin de là, tant la réussite d’un tel projet dépend autant de l’énergie de ses initiateurs que de sa réception par ceux à qui il est destiné. L’arrivée de la Fondation des Amis de Médecins du Monde dans le groupe de nos soutiens est à cet égard un signal fort, autant qu’un encouragement. L’aventure continue ! Plus que jamais, l’existence d’une revue comme la nôtre, devenue vôtre, se justifie à l’aune de ces quelques lignes tirées de la tribune de Pierre Brunet que nous publions dans ce numéro : « Tout l’enjeu pour l’humanitaire est là, aujourd’hui : s’adapter lucidement, efficacement, avec pragmatisme et détermination, à un système humanitaire mondialisé, industrialisé, concurrentiel, normé, encadré, conditionné, en un mot de plus en plus contraint, et conserver pour autant sa seule vraie valeur ajoutée, cet engagement désintéressé, cet élan sincère qui agit non pas pour soi mais pour l’autre. »
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ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-456-6