La capitale tchadienne connaît un phénomène dont elle n’a pas le privilège. Ni réfugiés ni déplacés, ces jeunes qui « montent à la ville » se situent sous les radars des humanitaires comme des politiques. Ils représentent pourtant un chantier auquel les uns comme les autres devraient s’atteler.
N’Djamena est depuis quelques années le théâtre d’une arrivée massive de jeunes issus des villages du sud du Tchad. Espérant trouver dans la capitale des opportunités de revenus plus accessibles que dans leurs provinces – pour « s’y chercher », selon l’expression de l’un d’eux[1]Moussa Nguedmbaye, « Exode rural : le phénomène prend une dimension inquiétante », Tchadinfos.com, 15 janvier 2019, … Continue reading –, ils y exercent de petits boulots de domestiques ou de vendeurs ambulants. Ces jeunes, hommes et femmes, parmi lesquels on compte de nombreux mineurs, sont appelés par les N’Djamenois les « fonctionnaires de la rue des 40 ». L’expression fait référence à la rue de 40 mètres (de large), principal axe traversant les quartiers nord de la capitale, là où résident les foyers aisés dans lesquels une bonne partie de ces jeunes sont employés. Associé à l’exode rural, ce phénomène qui, aux dires des N’Djamenois, prendrait de l’ampleur, choque et préoccupe. Pourtant, en dehors d’une enquête de 2016 réalisée par le Centre de support en santé international (CSSI) avec l’appui financier de l’Agence des Nations unies pour la population (UNFPA), il n’existe pour ainsi dire ni programme humanitaire ni politique de prise en charge et d’accompagnement de ces jeunes. Un récent article paru dans Le Monde attirait pourtant l’attention sur leur détresse[2]Aurélie Bazzara, « À N’Djamena, la souffrance muette des “fonctionnaires de la rue de 40” », Le Monde Afrique, 18 juillet 2018, … Continue reading.
À travers ce phénomène, commun d’ailleurs à beaucoup de capitales africaines, la présente contribution s’interroge sur les raisons qui font qu’une réalité présentant les caractéristiques d’extrême vulnérabilité, de souffrance et de misère qui justifieraient des programmes d’aide dédiés, demeure pourtant dans une sorte d’angle mort du champ humanitaire. Notre hypothèse est qu’il s’agit d’une inadéquation mutuelle du groupe concerné et des programmes d’aide, et que cette inadéquation tient, d’un côté, à la nature même du phénomène en question et, de l’autre, à la posture et aux inclinations des acteurs du champ humanitaire[3]L’expression « champ humanitaire » est utilisée ici pour signifier de façon assez large l’ensemble des acteurs, des programmes et des activités à caractère humanitaire, qu’elles … Continue reading.
Un groupe qui cumule les vulnérabilités
Le phénomène des « fonctionnaires de la rue des 40 » est difficile à quantifier. Hormis l’enquête du CSSI citée en introduction, il n’existe pas d’étude précise à leur sujet. De façon plus globale, les données sur les populations au Tchad sont peu actualisées (le dernier recensement date de 2011) et les informations à l’échelle du continent demeurent partielles[4]Bénédicte Gastineau et Valérie Golaz, « Être jeune en Afrique rurale. Introduction thématique », Afrique contemporaine, n° 259, mars 2016, p. 9-22, … Continue reading. L’idée répandue selon laquelle ce phénomène serait en augmentation est donc à prendre avec précaution. L’idée même d’exode rural, et la crainte qui l’accompagne de voir les campagnes se vider des bras valides, est même battue en brèche par nombre d’analystes : en un siècle, la population rurale du Burkina Faso a été multipliée par cinq, celle de Madagascar par sept et celle du Tchad par neuf[5]Jean-Marie Cour et Laurent Bossard, « Migrations rurales en Afrique : la voie vers le développement ? », Éco d’ici, éco d’ailleurs(émission radio), 11 novembre 2017, … Continue reading. Face à ces considérations statistiques, il demeure que le groupe désigné de façon vague par cette expression présente un certain nombre de caractéristiques communes.
Généralement, les jeunes concernés passent pour être originaires de trois ou quatre régions du sud du Tchad : le Mandoul, le Moyen-Chari, le Logone Oriental et la Tandjilé. Ces régions, parmi les plus densément peuplées du pays, en sont le poumon agricole. Depuis 2003, le Logone Oriental accueille également les principaux sites d’exploitation pétrolière du Tchad (Doba, Komé).
Habitant à plusieurs de petites chambres dans les quartiers périphériques de N’Djamena (Walia, Nguéli, Farcha, Gassi notamment), ces jeunes parcourent de longues distances entre leur logement et leur lieu de travail. On voit leurs cortèges, matin et soir, par grappes de cinq ou six personnes, longer les axes qui conduisent vers les quartiers où ils travaillent. En journée, les jeunes hommes arpentent les rues, proposant des articles ou des services variés (coupeurs d’ongles, cireurs de chaussures, coiffeurs, articles domestiques et objets usuels, stylos, vêtements de seconde main, etc.).
Les jeunes femmes sont le plus souvent embauchées par les foyers aisés des quartiers nord de la ville, où elles accomplissent les basses besognes pour la maisonnée en échange de salaires très inférieurs au salaire minimum. Elles subissent fréquemment des maltraitances et des abus sexuels. Certaines logent chez leur employeur et n’ont que le dimanche pour retrouver leurs camarades et se détendre.
L’imaginaire collectif considère ces jeunes avec un mélange de pitié et de reproche, les accusant des maux dont ils sont à la fois les vecteurs et les premières victimes. Dans un pays dont les références sont encore très largement liées au monde rural, ils sont associés à tous les fléaux des grands centres urbains : violences, addictions, brigandage, incivilité, faible niveau d’instruction, isolement, misère, mauvais traitements, délinquance, précarité, prostitution, abus sexuels, grossesses précoces, contamination par le VIH-sida et autres IST, exploitation, voire esclavage.
La façon dont ils sont traités par leurs patrons et la misère de leur condition suscitent la compassion. À l’inverse, leur manque d’éducation et de savoir-vivre, la violence qu’on leur attribue et certains comportements qu’on leur prête, scandaleux aux yeux de la société tchadienne, provoquent la réprobation. Au fond, il leur est reproché de quitter les villages par paresse, pour fuir la pénibilité des travaux des champs et de se laisser abuser par le mirage d’une vie facile offerte par la ville.
Une situation caractéristique des mutations de la société tchadienne
Si les « fonctionnaires de la rue des 40 » sont victimes d’une forme d’esclavage moderne, favorisé par l’urbanisation, l’ampleur prise par ce phénomène à N’Djamena témoigne aussi de l’évolution des mentalités à la faveur d’une modernité perçue par l’ensemble de la société de façon ambivalente.
Les Tchadiens sont nombreux à déplorer la disparition de leurs traditions et la fuite des bras vaillants vers la capitale, au détriment des activités agricoles. Pourtant, la vie rurale présente peu d’attraits pour ceux qui grandissent dans les villages. En regard, l’exemple ou le récit des aventures urbaines de leurs aînés couronnées de succès encourage les jeunes à tenter à leur tour le voyage. Qu’importent les difficultés. La capacité à supporter les situations les plus dures est d’ailleurs une composante de la culture traditionnelle dont on ne peut sous-estimer la puissance. Si le rêve d’une vie meilleure est le moteur de l’exil, l’endurance dans les épreuves et la constance face aux revers de fortune sont le carburant de la réussite.
Qu’ils l’avouent ou non, l’urbanisation coïncide pour nombre de Tchadiens, du Nord, du Sud, des villes ou des campagnes, avec les aspirations à la réussite qui s’incarnent dans le confort, voire le luxe, dont jouit une élite aisée. Les jeunes issus des couches les plus déconsidérées sont, comme les autres, attirés par l’espoir de gains rapides et d’une vie moins dure, mais aussi, plus prosaïquement, par la recherche de moyens de pourvoir à leur avenir. L’argent gagné leur permettra de revenir au village et d’acquérir un terrain, de bâtir, de se marier.
Ce désir joue à tous les niveaux de la hiérarchie sociale. C’est aussi parce qu’une frange aisée trouve en ville les voies de son épanouissement qu’elle recourt à des domestiques payés, si chichement que ce soit. Une femme qui travaillait dans une direction ministérielle me disait un jour au cours d’une séance de travail consacrée justement aux jeunes migrants de l’exode rural : « Mes filles vont à l’école. Du coup, j’ai besoin d’avoir quelqu’un à la maison pour s’occuper de préparer le repas, de balayer, de faire la vaisselle, la lessive. Et comme mon salaire est trop limité, j’embauche une de ces jeunes. Je ne peux pas lui donner plus. » Ainsi, c’est aussi parce que des foyers plus à l’aise préfèrent scolariser leurs filles – ce qui est incontestablement un progrès, car ces tâches leur étaient traditionnellement dévolues – qu’ils ont recours à une main-d’œuvre extérieure à la famille.
Réciproquement, si les jeunes issus des villages du sud du pays préfèrent la vie de semi-esclavage que la capitale leur propose, c’est aussi parce que le mode de vie dans les villages ne répond plus à leur vision du monde et de l’avenir. Ils décident de partir, choisissent ce mode de vie, et leur éducation leur apprend à développer une force de caractère qui leur permet d’affronter les pires difficultés. Ce n’est pas une fatalité.
Un point aveugle du champ humanitaire
Du point de vue des migrations, les « fonctionnaires de la rue des 40 » échappent aux critères courants : migrants endogènes, ils ne sont ni des réfugiés ni vraiment des déplacés. Leurs motivations ne peuvent pas être rattachées à une catastrophe naturelle ou à un événement politique particulier. Ils présentent de nombreuses vulnérabilités (sociales, économiques, sanitaires, etc.), mais ils évoluent dans une frange un peu vague de la population : sans être vraiment insérés dans le tissu social, ils sont néanmoins intégrés à des réseaux familiaux, de voisinage, de solidarité et ne sont donc pas exclus à proprement parler. Par ailleurs, la proximité de réfugiés et de crises alimentaires les maintient à l’arrière-plan des programmes d’urgence.
Les crises alimentaires sont pourtant récurrentes dans certaines régions et, récemment, les ONG sonnaient l’alarme face aux pics de malnutrition enregistrés à N’Djamena. En outre, les lignes directrices de l’aide internationale sont largement obnubilées par les migrations transfrontalières – notamment celles qui se dirigent vers le nord – et le terrorisme. Or le Tchad n’est généralement pas considéré comme un pays d’émigration vers l’Europe et ces jeunes, issus de régions agricoles assimilées au sud chrétien, présentent peu de risque de se tourner vers le terrorisme islamiste. Dès lors, dans la hiérarchie des crises, les « fonctionnaires de la rue des 40 » se situent un peu hors champ. Faut-il donc que la détresse humaine présente un caractère catastrophique pour attirer sur elles les projecteurs de l’aide humanitaire – c’est-à-dire, in fine, de l’opinion publique ?
Une analyse du site IRIN publiée en mars 2015 à l’occasion du Sommet humanitaire mondial donnait la parole à des réfugiés pour étudier leur perception des agences d’aide humanitaire. Les commentaires sans concession des intéressés en disent long sur le décalage entre les attentes des réfugiés et les modalités de l’aide. Trop souvent, l’aide humanitaire est guidée par une vision technique des situations. Les réponses sont censées obéir à un schéma logique fait pour rassurer les bailleurs et ceux qui les mettent en œuvre.
Mais les crises ont toujours des causes structurelles, c’est-à-dire politiques. Non pas au sens de la politique politicienne – même si elle peut y avoir sa part –, mais au sens du politique. À titre d’exemple, les crises alimentaires sont moins souvent dues au manque de denrées qu’au défaut de politique de gestion de ces dernières. À ce niveau, les réponses techniques ne suffisent pas.
L’articulation de l’humanitaire et du politique est en jeu, et les acteurs de l’humanitaire rechignent à s’aventurer hors de leur zone de confort[6]Danièle Lochak, « L’humanitaire, les droits de l’homme et le politique », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 72, octobre-décembre 2003, p. 53-60, … Continue reading. Leur caractère apolitique les amène trop souvent à se tenir à l’écart de ces questions, à la fois pour des raisons d’agenda, et par crainte de froisser les autorités et de risquer une interdiction d’exercer. En sens inverse, les responsables politiques se montrent à la fois soucieux d’éviter l’ingérence des ONG dans leurs affaires, tout en acceptant de mettre en œuvre les programmes que les financements internationaux suscitent ou imposent. En l’occurrence, la situation des « fonctionnaires de la rue des 40 » est éminemment politique et une réponse strictement technique serait certainement inadaptée.
Enfin, les « fonctionnaires de la rue des 40 » sont des acteurs libres de leurs choix et outillés par leur milieu pour y faire face. On pourrait certes arguer que, du fait du contexte, leur éventail de choix est restreint, et que cela les place de facto dans une situation de dominés. Or, c’est précisément cette lecture des événements qui conduit à intervenir à la place de l’autre. En faisant crédit à l’autre de sa capacité de décision, la logique et les modalités de l’aide sont renversées. Ce n’est plus la représentation que l’on a de l’autre qui pilote l’action, mais celui à qui l’on s’adresse.
Si les « fonctionnaires de la rue des 40 » demeurent à la marge du champ humanitaire, c’est donc pour deux raisons principales. La première renvoie à la difficulté qu’ont les acteurs du champ humanitaire à intégrer le politique dans leurs représentations et leurs réponses. La deuxième, qui est liée, tient au fait que le sujet à qui les programmes s’adressent est un sujet libre. Ces deux registres ne se satisfont pas de réponses techniques ou matricielles qui orientent les représentations, et donc la définition des problèmes. Il s’agit alors de trouver des modalités d’action permettant de mieux accompagner les personnes, les changements et de mieux répondre à la détresse. C’est la raison d’être de l’humanitaire.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-480-1