Le tableau clinique est inquiétant, mais pas désespéré. En faisant l’état de l’explosion urbaine en cours, Emmanuel Matteudi rappelle opportunément que si l’humanitaire est au cœur des enjeux de la ville de demain, il ne pourra y faire face seul.
Si l’on en croit les Nations unies, 55 % de la population mondiale est dorénavant urbanisée[1]Département des affaires économiques et sociales de l’ONU, “The 2018 Revision of the World Urbanization Prospects”, May 2018.. Même si les modalités de calcul de ce pourcentage sont discutables[2]La comptabilisation de la population urbaine est calculée sur la base des définitions propres à chaque pays., il n’en demeure pas moins que le monde des villes croît à une vitesse prodigieuse, et que la population mondiale est et sera de plus en plus concernée par de fortes concentrations urbaines. C’est donc là que les enjeux risquent d’être les plus préoccupants. D’autant plus que le réchauffement climatique va impacter le devenir des villes, notamment par les flux croissants de migrants, mais aussi par l’élévation du niveau des mers, l’augmentation des catastrophes naturelles et les îlots de chaleur qui vont se former. De telles perspectives suggèrent que les crises et les vulnérabilités ne vont cesser de se démultiplier, mais qu’elles vont aussi évoluer dans leurs formes.
N’est-il donc pas urgent de repenser le jeu des acteurs, les approches et les pratiques des professionnels de l’aide humanitaire et de la fabrique de la ville pour éviter de faire du monde urbain de demain le réceptacle de tous les maux ? Pour tenter de répondre à cette question de plus en plus préoccupante, revenons tout d’abord sur les traits marquants de ces évolutions, corrélés à l’explosion de l’urbanisation dans un grand nombre de pays. Il s’agira ensuite de caractériser et de discuter les différences et complémentarités qui existent depuis longtemps entre les pratiques de l’humanitaire et celles du développement, particulièrement en milieu urbain. Enfin, des pistes seront proposées pour repenser l’indispensable collaboration des humanitaires, urbanistes et développeurs avec la société civile et les décideurs.
Explosion urbaine et montée des risques, des crises et des vulnérabilités
Si la planète connaît une accélération sans précédent de son urbanisation, c’est dans son hémisphère sud que cela se joue principalement. Le phénomène avait en effet connu une évolution positive et régulière en Europe, en Amérique du Nord et au Japon à partir de la révolution industrielle. Mais il se déplace et s’amplifie depuis la seconde moitié du XXe siècle en Asie et en Afrique, là où les pays en développement sont les plus nombreux. Cette accélération du phénomène, dont on sait qu’il est loin d’être achevé, a conduit les Nations unies à élaborer des scénarios, dont le plus probable table sur plus de 6,7 milliards de citadins en 2050, contre 4,2 milliards aujourd’hui, sachant que 90 % de ces 2,5 milliards supplémentaires se localiseront en Asie et en Afrique.
Les caractéristiques majeures de cette explosion, particulièrement dans les pays en développement, sont déterminantes pour comprendre les enjeux soulevés par l’avenir de notre planète, mais aussi la place et le rôle de l’aide au développement et de l’humanitaire dans cette évolution. Il est donc essentiel de les rappeler.
On note tout d’abord le développement de concentrations urbaines de plus en plus grandes. À titre d’illustration, 50 % des citadins vivent aujourd’hui dans des agglomérations de moins de 500 000 habitants, mais un citadin sur huit vit dans des mégapoles de plus de dix millions d’habitants. D’ici 2030, dix mégapoles s’ajouteront aux trente-trois existantes, principalement dans les pays du Sud, avec des concentrations de population de plus en plus élevées (de vingt-cinq à trente-six millions pour Delhi, de dix-sept à vingt-sept millions pour Dacca et de dix-huit à vingt-quatre millions pour Le Caire). La ville tentaculaire, qui fait figure de potentiel énorme de développement, est donc aussi confrontée au risque de créer de nouvelles formes d’exclusion et d’engendrer de nouvelles vulnérabilités et crises, particulièrement dans les pays qui connaissent l’explosion évoquée.
Par ailleurs, ce développement urbain continuera de se faire, en partie, de manière incontrôlée. Bien que les estimations fournies par les experts les plus qualifiés connaissent de grandes variations[3]À titre d’illustration, 40 % de la croissance urbaine se fait aujourd’hui dans les bidonvilles selon le rapport Global Risks, Davos, 2015, soit trente à cinquante millions de personnes … Continue reading, retenons que le dernier « Almanach des bidonvilles » réalisé par ONU-Habitat en 2016[4]UN-Habitat, “Slum Almanac 2015-2016: Tracking Improvement in the Lives of Slum Dwellers”, rapport 2016, https://unhabitat.org/slum-almanac-2015-2016– probablement un des plus optimistes dans ses estimations – fait valoir une tendance à la baisse de la proportion de personnes vivant dans des bidonvilles (de 46 à 30 % entre 1990 et aujourd’hui). Mais il témoigne également – compte tenu de l’explosion démographique qui perdure – d’une augmentation globalede la population concernée par ce type d’habitat. Ainsi, c’est 1,4 milliard de bidonvillois que nous devrons comptabiliser en 2020, contre 881millions en 2014, puis 2 milliards en 2050. Un tel état de fait, qui montre que le phénomène a du mal à être endigué, renvoie à la manière dont la fabrique urbaine doit être corrélée à la pauvreté, mais aussi aux risques, démultipliés par l’absence totale de planification et de réglementation des constructions.
À cela vient s’ajouter depuis quelques décennies, dans un mouvement qui s’accélère, le réchauffement climatique qui a un impact de plus en plus fort sur la montée des risques, des vulnérabilités et des inégalités. Parmi les incidences potentielles, évoquons la surélévation du niveau des mers qui, selon les estimations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), devrait osciller entre 0,29 et 0,82 mètre d’ici 2100[5]5eRapport du GIEC sur les évolutions climatiques et leurs changements futurs, partie 1, 2013., avec des effets d’une ampleur sans précédent sur l’urbanisation des littoraux (un mètre = une personne sur dix impactée à l’échelle planétaire) et la montée des risques liés aux cyclones et aux tsunamis.
Et puis, il y a les migrations. Le dernier rapport de la Banque mondiale[6]Rapport Groundswell, “Preparing for internal climate migration”, World Bank Group, p.224, 2018. prévoit plus de 140 millions de migrants climatiques internes (pour cause de sécheresse, de mauvaises récoltes et d’aggravation des ondes de tempête) à l’échelle de l’Afrique subsaharienne, de l’Asie du Sud et de l’Amérique latine pour 2050. Les estimations du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) évaluent à 250 millions[7]ONU Info, 10 décembre 2008. le nombre total de migrants climatiques à l’échelle planétaire sur la même période. On a là tous les signes de nouvelles formes d’exode dont les villes sont et seront de plus en plus les réceptacles.
Agir dans l’urgence et anticiper : deux axiomes complémentaires, trop longtemps opposés
Au vu des perspectives évoquées, et qui suggèrent une montée en puissance du rythme et de l’intensité des crises et des risques urbains, les acteurs en présence sont-ils en capacité de gérer et d’anticiper de telles évolutions ?
Sur le front des conflits armés, des sécheresses et des tsunamis, les humanitaires ont aujourd’hui plus de 50 ans d’expérience, principalement en milieu rural. Il existe donc, même si les méthodes et les enjeux ne sont pas tout à fait les mêmes selon le contexte, une véritable expertise du sauvetage des personnes.
Sur le front de l’anticipation des risques et des crises technologiques et environnementales, bien des pays riches se sont dotés de systèmes assurantiels privés et parfois publics (« fonds Catnat » français), de documents de planification et de protection, mais aussi de réglementations. Ils ne sont pas pour autant assurés de maîtriser totalement les risques encourus, notamment parce que l’urbanisation est déjà là dans bien des cas, et que la population n’est pas forcément préparée aux pluies torrentielles, aux inondations et aux épisodes caniculaires. Sans compter l’intensité et la fréquence grandissantes de tels événements qui obligent à repenser dans la durée les outils permettant de protéger les populations. Dans les pays en développement, peu ou pas de réglementation et d’outils de planification existent. On sait bien, comme évoqué plus haut, que dans un grand nombre de contextes l’urbanisation s’est faite de manière spontanée pour une large partie des villes, et que ce qui a prévalu jusqu’alors demeure encore à ce jour. On sait bien également que les espaces urbains les plus sollicités par l’habitat spontané des populations pauvres sont aussi les plus soumis aux risques technologiques et environnementaux. Cela conduit à limiter la « capabilité » – chère à Amartya Sen – des populations et à démultiplier les effets néfastes du cercle vicieux qui associe pauvreté, risques et crises.
Sur le front des situations d’urgence et de la manière de les articuler aux problématiques de développement qui doivent leur succéder, tout montre qu’humanitaires, développeurs et aménageurs ont encore du mal à s’entendre et à se coordonner. Parmi les raisons qui expliquent une telle situation, on trouve d’abord le rapport au temps, qui n’est assurément pas le même : celui de l’intervention dans la courte durée, voire très courte pour les premiers, celui du temps long, voire très long pour les seconds. Deux chronologies, souvent difficilement conciliables, pour des acteurs aux préoccupations qui ne sont pas les mêmes vis-à-vis des populations et des territoires. Viennent ensuite les méthodologies d’intervention qui, n’ayant pas les mêmes objectifs, ne mobilisent pas les mêmes outils, notamment pour expertiser une situation, intervenir auprès des populations et planifier ou réglementer la manière de contenir les risques et les crises ou d’envisager le développement à moyen et long terme. Enfin, les canaux de financement des bailleurs de fonds ne sont pas les mêmes pour les deux grandes catégories d’acteurs-opérateurs évoqués, renvoyant à l’inévitable séparation des logiques et des démarches sur le terrain.
Repenser la fabrique de la ville de demain
Face à la situation présente et aux perspectives, il est urgent de faire évoluer les expertises et les pratiques. D’abord parce qu’on a vu à maintes reprises les effets négatifs de la difficile articulation entre humanitaire et développement. Mais aussi parce que la multiplicité des crises et leur caractère complexe remettent de plus en plus en cause la linéarité du continuum urgence-développement, pour obliger à concilier les temps et les expertises de chacune des approches. Pour ce faire, plusieurs pistes – qui trouvent déjà leurs initiateurs parmi les ONG expérimentées dans les deux domaines – doivent être de notre point de vue privilégiées : la formation et la collaboration entre les acteurs d’une part, le changement de paradigme dans la manière de penser l’espace de crise et les modalités d’intervention dans la ville « informelle » d’autre part.
Pour la formation, retenons en guise d’illustration que les décideurs, mais aussi les urbanistes et les architectes sont à ce jour globalement peu ou pas formés à l’anticipation et à la gestion des risques et des crises. Tout comme les humanitaires maîtrisent peu les outils qui permettent de penser le développement d’un territoire. Il est cependant évident que tout projet urbain ou de territoire ne s’envisage pas de la même manière quand on a à l’esprit la gestion potentielle d’une catastrophe. À l’inverse, toute intervention humanitaire n’a pas la même portée si elle sait mettre en écho son action avec un projet de territoire. C’est donc bien aux fondamentaux de la planification et de la gestion des risques, des crises et des enjeux liés au développement urbain ou territorial que les acteurs concernés doivent se former a minima. De l’apprentissage des approches de chacun, mais aussi de l’implication des élus et de la société civile, dépend la naissance progressive d’une culture et d’un langage communs, indispensables à de nouvelles pratiques.
Dans les collaborations à favoriser, plusieurs niveaux doivent d’ores et déjà être valorisés. Il s’agit d’abord de la conduite des diagnostics et de l’élaboration des plans d’aménagement urbain, qui ne combinent pas suffisamment les expertises de tous les acteurs concernés (urbanistes et développeurs, humanitaires, mais aussi décideurs et habitants). C’est à nos yeux le meilleur moyen d’avoir une perception globale de la situation, indispensable à une bonne anticipation des risques encourus. Viennent les opérations d’urgence elles-mêmes qui nécessitent d’associer systématiquement les professionnels du développement territorial aux humanitaires. À côté de l’expertise de ces derniers pour sauver des vies et sortir du chaos, les aménageurs et les urbanistes ont en effet souvent celle de la connaissance du terrain pour agir au plus vite, avec les ressources locales les mieux appropriées.
Quant au changement de paradigme à promouvoir, il paraît essentiel – dès lors que les actions s’inscrivent dans la durée – de ne plus agir à l’échelle de l’îlot ou du quartier pour mener un projet, sans penser l’articulation des actions à un territoire plus vaste, celui de la ville, de l’agglomération ou de l’environnement périurbain ou rural. Cela doit se faire dans tous les domaines : transport, habitat, services, commerce, mais aussi gouvernance. Mener des actions pilotes, s’attacher à intervenir dans un quartier comme les ONG ont souvent l’habitude de le faire a effectivement un intérêt incontestable. Mais cela peut s’avérer contre-productif si les projets ne s’articulent pas aux actions programmées aux échelles supérieures. C’est en cela que l’on peut répondre au discours de Clinton en 2010 – et à ses suites malheureuses – quand il affirmait que la catastrophe de Port-au-Prince pouvait être une opportunité pour repenser totalement l’organisation et le développement de la capitale haïtienne.
Du côté de la ville informelle, dont on sait qu’elle couvre plus de 60 % du tissu urbain dans les pays en développement, des réglementations doivent très certainement être édictées. Mais il convient aussi de valoriser la capacité de résilience des habitants, en misant sur leur organisation communautaire, leur connaissance du territoire et leurs savoir-faire. Cela s’avère essentiel pour accompagner une sortie de crise et éviter les effets souvent désastreux des programmes plaqués et standardisés de reconstruction qui donnent naissance à tout, sauf à une ville.
Compte tenu des évolutions urbaines en perspective, les professionnels de l’humanitaire sont donc plus que jamais indispensables pour comprendre et agir contre les risques, les crises et les urgences sociales, au nord comme au sud. Reste que l’on doit prendre réellement conscience de la nécessité de repenser leur collaboration avec les experts de la fabrique de la ville et les décideurs pour mieux anticiper et gérer. Reste également que l’on doit « apprendre à apprendre » des sociétés civiles, de leur capacité à innover, à surprendre et à réagir aux risques et au chaos dans lequel elles sont et seront plongées : une place nouvelle doit leur être faite dans le jeu des acteurs en présence.
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