Plus grand pays d’accueil des réfugiés en Afrique, l’Ouganda fait preuve d’une politique migratoire ouverte et inclusive. Les autorités de la capitale Kampala ont mis en place un projet innovant de gestion compréhensive des besoins des migrants comme des populations hôtes. Rassemblant autorités locales et nationales, ONG internationales et associations locales, il a bénéficié du soutien du think tank IMPACT Initiatives.
Les dernières années, la détresse causée par l’arrivée des réfugiés se dirigeant vers le Nord a fait la une des actualités et du débat public. Les images des migrants arrivant sur les côtes et aux frontières de l’Europe ont largement éclipsé les efforts des États africains et de leurs villes face à des flux migratoires bien plus importants. Selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), 85 % des populations déplacées trouvent refuge dans les pays en développement[1]United Nations High Commissioner for Refugees, “Global Trends: Forced Displacement in 2017”, 2018, p.2, http://www.unhcr.org/5b27be547.pdf et la majorité d’entre elles se dirigent vers les villes au lieu de rester dans les camps qui leur sont dédiés. Cela signifie que les impacts du déplacement et de la migration urbaine sont subis en plus grande partie par les municipalités des pays en développement. Ceci est particulièrement vrai en Afrique, continent qui recense un des taux d’urbanisation le plus rapide et une hausse fulgurante du nombre de réfugiés et de migrants[2]United Nations Population Division, “United Nations World Urbanization Prospects 2018: Key Facts”, 2018, https://population.un.org/wup/Publications/Files/WUP2018-KeyFacts.pdf. Toutefois, ces processus, qui s’influencent entre eux, demeurent peu étudiés.
Les déplacements s’urbanisent, tout comme les approches humanitaires
Ce phénomène ne saurait être mieux illustré que par ce que l’on peut observer en Ouganda. Le plus grand pays d’accueil du continent[3]United Nations High Commissioner for Refugees, “Uganda 2019-2020 Country Refugee Response Plan”, 2018, p.6, http://reporting.unhcr.org/sites/default/files/Uganda Country RRP 2019-20 %28January … Continue reading est salué par sa politique de portes ouvertes, qui offre aux réfugiés une liberté de mouvement leur donnant la possibilité de s’installer dans les centres urbains. Les mouvements observés en Ouganda révèlent que, pour les populations déplacées de force, trouver la sécurité et un refuge dans un pays étranger n’implique pas forcément la fin de la mobilité à l’intérieur des frontières[4]AGORA, “Understanding the Needs of Urban Refugees and Host Communities Residing in Vulnerable Neighbourhoods of Kampala”, July 2018, p.2, … Continue reading.
La migration étant de plus en plus enracinée dans les zones urbaines et de plus en plus durable, les personnes déplacées de force sont obligées de s’intégrer dans les communautés d’accueil. Ces dynamiques ont aussi incité les organisations humanitaires à s’adapter à l’évolution de la nature du déplacement. Au cours des dernières années, les organisations humanitaires ont redoublé leurs efforts pour s’adapter aux dynamiques communautaires et collaborer avec les organisations locales. Pourtant, elles continuent de négliger les autorités municipales comme partenaires viables pour la réponse humanitaire. Or ce manque d’engagement fait rapidement obstacle à l’élaboration de programmes d’intervention durables, réalisables et évolutifs.
Quand les gens fuient leur foyer et cherchent un refuge dans les villes, ils le font en quête de sécurité, d’accès aux services et de moyens de subsistance, tous pris en charge par les autorités locales. Malgré les besoins locaux des personnes déplacées, la responsabilité de la gestion et de la réponse au déplacement est généralement considérée comme étant un enjeu de politique nationale. Paradoxalement, les municipalités du Sud sont en première ligne, mais n’ont pas d’accès direct aux ressources financières, à l’expertise technique, ni parfois à un mandat politique pour faire face aux besoins spécifiques des personnes déplacées parmi leurs résidents. La vulnérabilité urbaine touche en effet aussi les ressortissants du pays.
Kampala est un excellent exemple de ce phénomène. Les migrants urbains vulnérables ne peuvent s’installer que dans les bidonvilles informels et déjà appauvris des capitales, où les informations, les financements publics et les ressources nécessaires pour répondre aux services de base sont limités depuis des décennies. Ces défis croissants ne sont cependant pas passés sous silence. L’Autorité de la capitale Kampala (Kampala Capital City Authority, KCCA) – l’entité gouvernementale qui dirige la ville – reconnaît de plus en plus que les nouveaux arrivants peuvent être bénéfiques au développement de la ville sur le long terme. En parallèle, la communauté humanitaire locale démontre sa volonté de repenser ses modalités d’intervention dans la ville[5]European civil protection and humanitarian aid operations, Humanitarian action in urban crisis, February 2018, … Continue reading, ce qui offre à la KCCA de nouvelles opportunités d’utiliser le potentiel de la réponse humanitaire pour faire avancer son programme social, en vue d’accueillir les migrations urbaines et d’élargir les services de base. L’expérience récente de Kampala, réunissant les partenaires humanitaires et le secteur public, démontre comment une gestion adéquate de l’information et un dialogue intersectoriel peuvent contribuer à éclairer la gestion des migrations urbaines.
L’Ouganda, une île de stabilité; Kampala, une ville de migrations
Avant d’aller plus loin, il est utile de considérer le tableau régional. La région d’Afrique de l’Est – la République démocratique du Congo (RDC), le Soudan du Sud et la Corne de l’Afrique – a été le théâtre de conflits civils et armés depuis plus de trente ans. L’histoire des conflits a fait de cette région l’une des plus instables du monde, avec un grand nombre de populations se déplaçant aussi bien à l’intérieur qu’au-delà des frontières[6]Internal Displacement Monitoring Centre, Reducing Displacement Risk in the Greater Horn of Africa, Thematic report, October 2017, … Continue reading.
L’Ouganda a été l’exception régionale. Le pays a bénéficié d’une période de calme relatif, ayant surmonté les violents conflits armés et civils qui ont affligé le pays pendant la plus grande partie de son histoire postcoloniale. Au cours des dernières années, le pays a développé des politiques progressistes d’accueil des réfugiés, basées sur une approche de portes ouvertes sans distinction de nationalité ou d’ethnicité, accordant le droit de circuler librement et de chercher un emploi, et en octroyant une parcelle de terre à chaque famille de réfugiés pour son propre usage agricole[7]Government of Uganda, The Refugees Act 2006, 24 August 2006 ; The World Bank Group, An Assessment of Uganda’s Progressive Approach to Refugee Management, 31 August 2016 … Continue reading. Ces droits et libertés ont incité les gens à s’installer dans le pays pour des périodes variables : près de 1,1 million de réfugiés résident actuellement en Ouganda[8]REACH, Uganda Joint Multi Sector Needs Assessment, Identifying Humanitarian needs among refugee and host communitiy populations in Uganda, August 2018..
Si les réfugiés sont en majorité accueillis dans des camps dédiés, les longs trajets et les opportunités limitées dans les zones rurales où sont situés les camps les amènent inévitablement à se déplacer vers les centres urbains, en priorité la capitale, Kampala. En novembre 2018, le HCR et le Bureau du Premier ministre ont enregistré plus de 50 000 réfugiés dans la ville[9]Uganda Comprehensive Refugee Response Portal,http://www.ugandarefugees.org/en/country/uga. Malgré les chiffres officiels, il est essentiel de noter que ces réfugiés urbains ne sont pas les seuls à contribuer à la migration urbaine. Les chiffres doivent aussi refléter les étrangers qui se sont installés par eux-mêmes, les réfugiés enregistrés dans les camps mais qui résident à Kampala, les migrants économiques internes qui viennent d’autres régions pour s’installer en ville et tous les migrants qui s’installent en marge de la capitale. La KCCA estime à un million le nombre total des nouveaux résidents. Kampala est en effet une ville de migrants, 70 % des résidents étant citoyens depuis moins de trois générations[10]Uganda Bureau of Statistics, 2017..
L’urgence d’une réponse ne se traduit pas en ressources
Les facteurs d’incitation de Kampala n’ont pas été sans poser de sérieux défis. La ville a dû faire face à l’incapacité de gérer la croissance rapide de sa population et à un manque de ressources. Les stratégies nationales pour la gestion des réfugiés et des migrants n’ont pas été répercutées aux niveaux inférieurs du gouvernement, ce qui s’est traduit par un soutien international massif des plans stratégiques nationaux[11]Government of Uganda, United Nations, The World Bank, ReHoPE – Refugee and Host Population Empowerment: Strategic Framework, June 2017 ; UNHCR, Comprehensive Refugee Response Framework, … Continue reading, laissant peu de moyens pour leur mise en œuvre aux échelons inférieurs du gouvernement. Bien que la KCCA n’ait pas le mandat de gérer les réfugiés urbains et qu’elle ne dispose pas de ressources suffisantes pour atténuer la pauvreté urbaine, elle a conscience des impacts de la migration sur ses services sous pression et des besoins croissants du tiers de la population habitant les bidonvilles. Les premières mesures de la KCCA pour démêler la situation ont été de reconnaître le besoin de disposer de données et d’élaborer une réponse et des actions sur des informations probantes.
Les besoins des réfugiés et des migrants urbains vivants à Kampala ont longtemps été négligés. Vivant dispersés dans des quartiers déjà culturellement mixtes, les déplacés sont plus difficiles à identifier et à atteindre. L’accent est mis sur l’assistance dans les camps et un postulat d’autosuffisance en milieu urbain. Cette situation a été exacerbée par le manque de données fiables sur la pauvreté et la migration urbaine, entraînant une reconnaissance limitée des besoins des populations urbaines vulnérables. Ce déficit de données a aussi empêché les organisations humanitaires et les autorités urbaines de hiérarchiser les interventions. C’est pour cela que la KCCA a pris l’initiative de rassembler des informations pour mettre tous les acteurs en phase et encourager une collaboration réciproque entre acteurs publics et humanitaires.
Lier réponse humanitaire et action politique
Au début de l’année 2018, IMPACT Initiatives a proposé d’appuyer la KCCA pour mener une évaluation locale des vulnérabilités urbaines, en analysant les lacunes des politiques et de la réponse humanitaire pour les réfugiés et les communautés d’accueil, ainsi que les enjeux structurels liés à l’accès aux services de base dans les bidonvilles de la capitale. S’appuyant sur l’expertise d’IMPACT en matière d’analyse des besoins des populations vulnérables et grâce à la connaissance de la KCCA de l’écosystème local, l’évaluation[12]AGORA, Understanding the Needs…, op. cit. a fourni une analyse décomposée sur différents niveaux et permis d’identifier des modèles de vulnérabilité sociale et territoriale.
L’évaluation a montré que les itinéraires de déplacement sont particulièrement variés à Kampala, les réfugiés urbains étant loin de composer un groupe homogène. Réunissant pas moins de vingt-cinq nationalités différentes dispersées à travers la ville, les réfugiés et les migrants présentent des niveaux très variables de résilience socio-économique, de liens sociaux au sein de la communauté d’accueil et de compréhension de leurs droits et devoirs en tant que résidents urbains. L’évaluation a aussi révélé que, contrairement au discours global sur les réfugiés, les communautés d’accueil sont presque aussi vulnérables qu’eux. Selon un a priorilargement répandu, les réfugiés sont même considérés comme plus riches que les ressortissants nationaux.
D’une part, ces attitudes et suppositions encouragent les propriétaires à demander aux réfugiés un loyer d’en moyenne 1,5 % supérieur à celui des ressortissants nationaux, ce qui perturbe un marché immobilier déjà sous-réglementé. D’autre part, les réfugiés peuvent facilement se voir refuser la protection et les aides, puisque les communautés d’accueil et les prestataires de service ignorent souvent les lois relatives aux droits des réfugiés. Cela souligne également l’attention qu’il convient d’accorder aux choix individuels et aux stratégies de subsistance. La grande majorité des habitants des bidonvilles, et parmi eux des réfugiés, ont recours à des moyens informels pour gagner leur vie. Si la plupart des interventions humanitaires sont pleinement conscientes du rôle crucial de l’aide à la subsistance des habitants urbains pauvres, de telles initiatives ont du chemin à faire pour aider les bénéficiaires à formaliser leurs entreprises. En effet, il existe des réglementations locales concernant l’économie urbaine que la KCCA s’efforce d’appliquer. Ces constats soulignent le besoin pour les acteurs humanitaires d’apporter une réponse ciblée et cohérente avec les réglementations municipales en vigueur.
Plaider en faveur d’une expertise et d’un dialogue transversaux
Les résultats ont démontré que, dans la ville, le déplacement urbain et les vulnérabilités socio-économiques sont étroitement liés. Il s’agissait là d’une étape importante pour plaider en faveur d’une collaboration approfondie et engagée entre acteurs publics et acteurs non gouvernementaux, dont les expertises sont complémentaires. Du point de vue de la prestation de services, la réalité observée dans la ville appelle à une approche transversale et inclusive de l’intervention à la fois politique et humanitaire. La diversité des types de vulnérabilité plaide en faveur d’actions qui ciblent principalement les bénéficiaires en fonction des critères d’accès aux filets de sécurité socio-économiques, plutôt que de se concentrer sur le statut de déplacé. Cette affirmation est particulièrement bien reflétée dans la façon dont la KCCA conçoit son mandat de supervision des prestations des services publics, à savoir uniquement sur le fait d’être résident de Kampala. Le hashtag phare de la ville, #KampalaForAll, montre que l’inclusion est un objectif croissant.
En 2018, la KCCA manquait encore de ressources humaines et de capacités directement affectées aux interventions en faveur des réfugiés et des migrants. Cela a renforcé la nécessité d’obtenir des financements et des expertises externes pour atteindre l’objectif de répondre aux besoins des résidents vulnérables. L’évaluation menée par IMPACT ayant permis d’éclairer les lacunes en la matière[13]Ibid., la priorisation et le ciblage sont devenus des options pour la KCCA. Sous l’impulsion initiale d’un noyau d’organisations humanitaires[14]Y compris International Rescue Committee (IRC), l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et IMPACT Initiatives., l’institution a poursuivi ses efforts en établissant une plate-forme de coordination au niveau de la ville, le « Forum de coordination de Kampala pour les déplacements, la migration et les réfugiés urbains » (en anglais, le Kampala Coordination Forum for Displacement, Migration and Urban Refugees), qui se concrétisa par le lancement d’une première « Réponse stratégique aux déplacements, à la migration et à la réinstallation » (en anglais, Strategic Response to Displacement, Migration and Resettlement) par la KCCA[15]Kampala Capital City Authority, Press statement: KCCA moving to improve the plight of migrant, 10 April 2018 http://www.kcca.go.ug/news/280 – .XGGi_1VKhEY.
Le Forum de coordination s’est rapidement avéré une véritable coalition, où les professionnels de la gestion urbaine des secteurs de l’humanitaire, du développement et du politique pouvaient évoquer des préoccupations pratiques concernant les bidonvilles, allant de la protection à l’accès aux services publics. Le caractère unique de cette initiative repose autant sur le fait qu’elle a été menée par la mairie que sur la diversité des acteurs qu’elle a réussi à rassembler. Les institutions publiques, les agences de développement multilatérales, les ONG nationales et internationales, les entreprises, les établissements de recherche et les associations de réfugiés ont tous salué les efforts de la KCCA. Grâce à la plate-forme créée par le Forum, les organisations humanitaires ont eu accès aux principaux représentants de l’État qui, à leur tour, se sont fait l’écho de la richesse du tissu associatif. En formalisant un réseau déjà actif de professionnels de la gestion urbaine, le Forum a défini un espace privilégié au sein duquel les partenaires de mise en œuvre ont été invités à contribuer à l’agenda politique. Cette situation a permis l’émergence d’idées innovantes et réalistes pour répondre à des préoccupations communes, difficiles à résoudre au cas par cas.
Le plan stratégique de la KCCA pour la migration urbaine est donc le fruit d’un effort collectif. Par exemple, sur la base des données et des expériences de terrain, les participants ont reconnu qu’il existe encore des enjeux de protection préoccupants pour les réfugiés à Kampala. Les cas de réfugiés non enregistrés à qui l’on demande de payer les frais d’inscription au registre des réfugiés, un service gratuit, ou de payer des frais des soins de santé supérieurs aux tarifs normaux ne sont pas rares. En réponse, des solutions proposent de concentrer les efforts sur l’amélioration de l’accès à l’information civique pour tous, afin que ni les réfugiés, ni les prestataires de service, ni les aînés de la communauté ne puissent ignorer les conditions d’accès aux services sociaux de base.
Possibilités inexploitées et points d’amélioration
L’absence de gestion conjointe de l’information et de coordination entre les organisations humanitaires et les autorités locales est l’un des principaux obstacles à l’efficacité de l’action humanitaire globale sur le long terme. À Kampala, ce problème est abordé de façon exemplaire, grâce à l’engagement réciproque des deux acteurs. Il reste néanmoins des obstacles à surmonter pour combler le fossé entre les paroles et les actes. Répondre simultanément aux besoins à court et à long terme reste un défi important, en partie à cause de l’architecture du financement humanitaire qui demeure en grande partie sectoriel et rigide.
La ville de Kampala a expérimenté un cadre de collaboration innovant dans lequel l’autorité municipale et ses partenaires d’aide ont commencé à identifier des intersections et des pistes d’actions complémentaires. Des progrès ont aussi été réalisés au niveau national puisque le Plan d’intervention 2019-2020 pour les réfugiés, codirigé par le cabinet du Premier ministre et le HCR[16]United Nations High Commissioner for Refugees, Uganda 2019-2020 Country Refugee Response Plan, 2018, p.6, … Continue reading, a inscrit l’action en faveur des réfugiés urbains parmi ses principaux piliers d’intervention. En ce sens, Kampala est en phase avec la communauté internationale qui s’est engagée à reconnaître et à soutenir le rôle d’accueil des municipalités[17]United Nations Habitat III, The New Urban Agenda, 2017..
Traduit de l’anglais par Juliet Powys
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-476-4