Pour ouvrir ce dossier, Gilles Pison nous propose une vision d’ensemble s’appuyant sur les évolutions passées pour mieux appréhender celles à venir. Si la population mondiale devrait continuer d’augmenter pour atteindre 8 milliards vers 2023, la croissance démographique décélère. Le taux d’accroissement devrait continuer de baisser jusqu’à la quasi-stabilisation de la population mondiale dans un siècle autour de 11 milliards d’habitants. L’un des grands changements à venir est le formidable accroissement de la population de l’Afrique qui pourrait quadrupler d’ici un siècle, pour atteindre plus de 4 milliards en 2100.
L’humanité s’accroît rapidement, suscitant la crainte de la surpopulation. Les projections des démographes annoncent une poursuite de la croissance pendant encore quelques décennies, mais à un rythme décélérant d’année en année. L’humanité n’échapperait pas à un surcroît de 2 à 4 milliards d’habitants d’ici un siècle, mais elle ne devrait probablement plus guère alors augmenter. Sur quoi repose ce pronostic Une fois le total mondial arrivé à 11 milliards, la situation sera-t-elle ensuite figée partout ? Tentons ici de faire la part des certitudes et des interrogations.
L’évolution démographique mondiale : les leçons du passé
Pour explorer le futur, il est utile d’avoir en tête les évolutions passées. La population mondiale se compte en milliards d’habitants et ne s’accroît rapidement que depuis deux siècles. Pendant presque toute son histoire, elle n’en a compté que quelques centaines de milliers ou quelques millions, et elle n’a augmenté que très lentement. Approchant du milliard à la fin du XVIIIe, c’est seulement alors qu’elle se met à augmenter rapidement. Elle franchit le milliard vers 1800, puis atteint 2 milliards en 1927, 3 milliards en 1960, 4 milliards en 1974, 5 milliards en 1987, 6 milliards en 1999, 7 milliards en 2011 (figures 1 et 2). À la fin de la décennie 2010, elle augmente chaque année de 82 millions (1,1 %), en raison des 141 millions de naissances (386 000 par jour, 4,5 par seconde) auxquelles il faut retrancher 59 millions de décès (161 000 par jour, 1,9 par seconde).
À ce rythme (1,1 % par an), la population double en près de soixante ans. S’il se maintenait, les 7 milliards de 2011 deviendraient 14 milliards en 2071, 28 milliards en 2131, etc. Si les Nations unies prévoient dans leur projection moyenne que la population mondiale sera « seulement » de 11 milliards en 2100 (les scénarios haut et bas encadrant ce scénario moyen conduisant respectivement à 16 et 7 milliards en 2100 – figure 2) et qu’elle pourrait se stabiliser à terme, c’est qu’elles supposent que tous les pays vont connaître la transition démographique (voir plus loin) selon un modèle qui implique la stabilisation de la population après une phase de croissance rapide (figure 3). Penchons-nous sur ce modèle qui rend compte des évolutions observées dans les pays du Nord.
D’un équilibre à l’autre : la transition démographique
La population n’augmentait pas ou que très faiblement jusqu’il y a deux siècles, en raison d’un quasi-équilibre entre les naissances et les décès. De violentes crises de mortalité, au gré des guerres, des épidémies et des famines, faisaient osciller la durée de vie moyenne entre 20 et 25 ans, en raison notamment d’une très forte mortalité infantile. Il fallait, pour équilibrer cette mortalité, une fécondité moyenne élevée, de l’ordre de 6 enfants par femme. Cet équilibre a été rompu il y a deux siècles dans le monde occidental. Avec l’essor économique, les premiers progrès de l’hygiène et de la médecine, ainsi que la mise en place des grands États modernes, les épidémies et les famines disparaissent progressivement d’Europe et d’Amérique du Nord. La mortalité, notamment infantile, diminue. Les familles étant toujours aussi nombreuses, les naissances excèdent dorénavant les décès et la population s’accroît (figure 3). Après une ou plusieurs générations, les adultes prennent conscience que la plupart des enfants échappent désormais à la mort. Les enfants deviennent par ailleurs une charge dès lors qu’il faut les envoyer à l’école jusqu’à un âge croissant. Avec la diffusion des idées du siècle des Lumières, qui prônent l’individualisme et la critique des contraintes religieuses, un nouveau comportement se répand à travers l’Europe et l’Amérique du Nord : la limitation volontaire des naissances. Le nombre d’enfants par femme diminue. Mais la mortalité poursuivant sa baisse, les naissances restent supérieures aux décès et la population continue de croître. Ce n’est que dans les générations ultérieures que cette croissance se ralentit progressivement, lorsque le nombre de décès se stabilise et qu’il est rejoint par celui des naissances. La transition démographique[1]La « transition démographique » désigne « le passage d’un régime traditionnel où la fécondité et la mortalité sont élevées et s’équilibrent à peu près, à un régime où la … Continue reading est alors terminée. Dans l’équilibre théorique moderne, qui n’a été observé dans aucun pays, mais vers lequel tendent les pays développés, la fécondité serait proche de 2 enfants par femme, la durée de vie moyenne égale ou supérieure à 70 ans. Les naissances égaleraient à peu près les décès.
Cette histoire que les pays aujourd’hui développés ont connue, les autres pays la vivent à leur tour, ce qui explique que leur population soit en pleine expansion et alimente la croissance démographique mondiale.
La croissance démographique va se poursuivre tout en décélérant
La population mondiale continue d’augmenter, mais à un rythme de plus en plus faible (figure 4). La croissance démographique a atteint un maximum de plus de 2 % par an il y a cinquante ans, elle a diminué de moitié depuis (1,1 % en 2019) et devrait continuer de baisser jusqu’à la quasi-stabilisation de la population mondiale dans un siècle autour de 11 milliards d’habitants d’après le scénario moyen des Nations unies (figure 2).
L’accélération de la croissance démographique depuis deux siècles tient à l’entrée successive des différentes régions du monde dans la transition démographique. Le maximum d’il y a cinquante ans correspond à une période où la fécondité était encore élevée dans tous les pays du Sud, les femmes y mettant au monde entre 5 et 7 enfants en moyenne chacune. Ces pays avaient vu leur mortalité baisser depuis quelques années ou décennies en raison des avancées de l’hygiène et de la médecine et des progrès socio-économiques, même si elle restait beaucoup plus élevée que dans les pays du Nord. Il en résultait un excédent des naissances sur les décès qui alimentait une croissance démographique soutenue. Ce phénomène était connu à l’époque des démographes, le grand public n’en ayant pris conscience que quelques années plus tard lorsqu’il lui a été présenté comme une « explosion démographique ». Plus justement, c’était le signe que les pays du Sud entraient à leur tour dans la transition démographique, de façon plus rapide que les pays du Nord quelques décennies ou un siècle auparavant. Des taux d’accroissement de l’ordre de 3 % par an (doublement en vingt-trois ans) n’étaient pas rares, alors que dans l’Europe de 1880 à 1914, ceux qui restaient durablement autour de 1,5 % par an étaient exceptionnels.
Les démographes anticipaient le fait que la baisse de la mortalité dans les pays du Sud serait suivie tôt ou tard d’une baisse de la fécondité, comme cela avait été le cas dans les pays riches. La limitation volontaire des naissances avait mis du temps à se diffuser en Occident : apparue dès la fin du XVIIIe siècle dans certains pays, bien avant la contraception moderne, elle n’a touché l’ensemble de la population que dans la deuxième partie du XXe siècle. Les démographes pensaient qu’il en serait de même dans les pays du Sud, même avec des programmes de contrôle des naissances. Ils étaient confortés dans cette idée par les ethnologues qui décrivaient les sociétés de ces pays comme très attachées aux familles nombreuses et nullement prêtes à limiter leurs naissances.
Une surprise : la chute rapide de la fécondité en Asie et en Amérique latine
Les démographes ont été surpris quand les enquêtes ont révélé que la fécondité avait commencé à baisser très rapidement dans beaucoup de pays d’Asie et d’Amérique latine dans les années 1960 et 1970. Ils ont dû notamment revoir sensiblement à la baisse leur projection démographique pour ces continents.
Un des résultats est qu’en 2017 la fécondité mondiale n’était plus que de 2,5 enfants en moyenne par femme, soit deux fois moins qu’en 1950 (5 enfants). Mais la moyenne actuelle de 2,5 enfants recouvre une grande diversité de situations (figures 5 et 6). La fécondité est la plus basse à Taïwan (1,2 enfant par femme) et la plus élevée au Niger (7 enfants). Dans la plupart des pays ou territoires du monde incluant bon nombre de régions du Sud et rassemblant au total plus de la moitié de l’humanité, la fécondité se situe en dessous du seuil de remplacement de 2,1 enfants par femme. C’est le cas au Vietnam (1,9 enfant par femme), au Brésil (1,7), en Chine, en Thaïlande et en Iran (1,6). Même en Inde, où la moyenne est de 2,3 enfants par femme, plusieurs États rassemblant au total plusieurs centaines de millions d’habitants (dont l’Andhra Pradesh, le Bengale occidental, le Karnataka, le Kerala, le Maharashtra, le Pendjab et le Tamil Nadu) sont aussi tombés sous ce seuil de remplacement.
Même si la fécondité est basse dans de nombreux pays du Sud, leur population est encore jeune, elle comprend notamment beaucoup d’adultes ayant l’âge d’avoir des enfants, nés lorsque la fécondité était encore élevée, ce qui entraîne un nombre élevé de naissances. Les personnes âgées ou très âgées sont en revanche peu nombreuses, et même si l’espérance de vie n’atteint pas les niveaux élevés des pays développés, le nombre annuel de décès est faible. La population de ces pays va donc encore croître pendant quelques décennies, le temps que leurs populations vieillissent. La Chine illustre bien ce phénomène d’inertie démographique : en 2015, comme indiqué plus haut, on estime que la fécondité était de 1,6 enfant en moyenne par femme, soit nettement en dessous du seuil de remplacement des générations, et l’espérance de vie à la naissance de 76 ans. Dix-sept millions d’enfants y sont nés cette année-là et 10 millions de personnes y sont mortes, la population augmentant de 7 millions d’habitants, soit 0,5 % de la population totale (1,4 milliard d’habitants). Selon les projections moyennes des Nations unies, la population devrait augmenter encore jusqu’à un plafond de 1,46 milliard vers 2030, puis diminuer ensuite pour atteindre 1,40 milliard en 2050. À noter qu’elle serait alors devancée par celle de l’Inde, plus nombreuse. L’Inde est l’exemple de pays où la fécondité, 2,3 enfants en moyenne par femme en 2015 comme indiqué plus haut, se situe encore nettement au-dessus du seuil de remplacement des générations. Depuis 1975, il naît chaque année plus de petits Indiens que de petits Chinois, en 2015, 25 millions contre 17 (tableau 1). La population de l’Inde – 1,3 milliard d’habitants en 2015 – devrait dépasser celle de la Chine vers 2025. Une fécondité encore au-dessus du seuil de remplacement, combinée à une population encore très jeune, assure à l’Inde comme aux autres pays de ce type une croissance démographique importante pendant encore plus d’un demi-siècle.
Au milieu des années 2010, parmi les régions à (encore) forte fécondité, supérieure à 3 enfants par femme, on trouve presque toute l’Afrique et les régions se situant dans une bande allant de l’Afghanistan jusqu’au nord de l’Inde en passant par le Pakistan. Il s’agit pour la plupart des régions les moins développées de la planète. C’est là que l’accroissement de population sera le plus important au cours de ce siècle, même si la limitation volontaire des naissances devrait s’y généraliser à terme comme partout ailleurs.
Le reclassement prévisible des pays
Comme pour les deux géants que sont la Chine et l’Inde, le classement va bouger d’ici 2050 parmi les autres pays les plus peuplés. Le Brésil, cinquième pays du monde par la population avec 204 millions d’habitants en 2015, devrait être dépassé à terme par le sixième, le Pakistan (199 millions), et le septième, le Nigeria (181 millions) (tableau 1). Le reclassement est là encore annoncé par les nombres respectifs de naissances aujourd’hui dans ces différents pays. D’ici 2050, le Nigeria devrait lui-même dépasser le Pakistan et l’Indonésie, et même les États-Unis, actuel troisième pays le plus peuplé (321 millions d’habitants en 2015), pour prendre la place de troisième pays le plus peuplé avec 401 millions d’habitants en 2050. Au milieu des années 2010, il est né en effet plus de 7 millions de petits Nigérians chaque année, soit nettement plus que de petits Américains (moins de 4 millions).
Quant à l’Europe, pionnière dans la transition, sa population s’est fortement accrue au XIXe siècle, sa part dans la population mondiale augmentant jusqu’à représenter un humain sur quatre en 1900. C’était un sommet qu’elle n’avait sans doute jamais atteint auparavant. L’entrée des autres continents dans la transition et l’essor démographique qui en a résulté, alors que dans le même temps l’Europe terminait sa transition, a ramené la part de celle-ci à un humain sur huit en 2000. Elle devrait continuer à diminuer pour atteindre peut-être un sur seize en 2100. L’Asie de son côté, qui rassemble depuis longtemps autour des deux tiers de l’humanité, a vu sa part légèrement diminuer depuis deux siècles en raison de la montée démographique de l’Europe, puis de l’Amérique du Nord et de l’Amérique latine. Mais sa population a fortement augmenté aussi, et ce continent devrait continuer à abriter demain la majorité de l’humanité (entre 50 et 60 % du total mondial).
La décélération de la croissance démographique asiatique
L’Asie étant maintenant bien engagée dans la transition démographique, l’avenir de sa population semble tracé : décélération rapide de la croissance démographique, vieillissement démographique et urbanisation également rapides. Le classement des pays par la population est certes amené à changer à l’intérieur de l’Asie, en fonction de leur degré d’avancement dans la transition. Les reclassements et les effectifs en 2050 sont prévisibles comme évoqué plus haut. L’Indonésie, le Pakistan et le Bangladesh pourraient ainsi compter chacun entre 190 et 340 millions d’habitants en 2050. Les Philippines et le Vietnam en auraient respectivement 151 et 115 millions, contre 102 et 94 en 2015. Un pays voisin actuellement presque aussi important démographiquement, la Thaïlande (69 millions d’habitants en 2015), en compterait en revanche un peu moins en 2050 (65 millions). Ce pays a pratiquement la même population que la France aujourd’hui, et il pourrait être moins peuplé qu’elle en 2050. Le recul annoncé de son poids démographique par rapport à ses voisins tient à ce que la fécondité y a baissé tôt, dès la deuxième moitié des années 1960, et très rapidement, comme en Chine, se maintenant depuis 1990 en dessous du seuil de remplacement (1,5 enfant par femme en 2015). L’Afghanistan est le type de pays asiatique qui a au contraire un fort potentiel d’accroissement démographique en raison de la fécondité élevée (de l’ordre de 5 enfants par femme). La mortalité a beau y atteindre des records – l’espérance de vie n’y serait que de 63 ans en 2015, soit parmi les niveaux les plus faibles au monde, que l’on ne retrouve qu’en Afrique subsaharienne –, sa population pourrait presque doubler d’ici 2050, passant de 34 millions d’habitants (en 2015) à 62 millions.
La baisse très rapide de la fécondité en Chine dans les années 1970 est souvent attribuée à la politique de l’enfant unique. Des baisses aussi rapides ont pourtant été observées dans des pays comme la Thaïlande qui n’ont pas connu de telle politique coercitive. Les politiques de contrôle des naissances jouent certes un rôle important, mais elles ne sont efficaces que si elles rencontrent un certain souhait des couples. Si la fécondité chinoise a baissé si vite dans les années 1970, c’est parce que la politique officielle a coïncidé avec une modification des désirs des familles qui voulaient moins d’enfants. Les premières politiques indiennes de contrôle des naissances, dans les années 1950, 1960 et 1970, ont d’ailleurs été un échec en partie parce que les familles n’étaient pas prêtes au changement à cette époque. Plus récemment, la baisse très rapide de la fécondité en Iran, de 6,5 enfants par femme en 1980 à 2,2 en 2000, soit une division par trois en vingt ans, a surpris dans un État musulman dirigé par un régime autoritaire, celui des mollahs. Mais celui-ci n’a rien contre le contrôle des naissances. Et concernant le rôle des religions, à supposer qu’elles aient une doctrine en la matière, ce qui n’est pas le cas de l’islam, elles ne peuvent aller contre les préférences des couples lorsqu’ils souhaitent une famille de petite taille.
Plus de garçons que de filles en Asie
L’une des incertitudes concernant les évolutions démographiques futures en Asie vient du déséquilibre des sexes à la naissance dans un nombre important de pays. Il naît normalement un peu plus de garçons que de filles, 105 pour 100 filles en moyenne. Pourtant, la proportion de garçons chez les nouveau-nés a augmenté depuis les années 1980 dans plusieurs pays, notamment en Corée du Sud et en Chine (figure 7). Dans ce dernier pays, elle a atteint 120 garçons pour 100 filles en 2005. La hausse s’observe dans des pays partageant deux traits en commun. D’abord, une société fortement patrilinéaire où la place des femmes est réduite, ce qui fait que les familles tiennent beaucoup à avoir au moins un enfant mâle. Ensuite, une fécondité qui a diminué pour atteindre deux enfants en moyenne par femme, voire moins, comme en Chine (1,6 en 2015), en Corée du Sud (1,3) ou au Vietnam (1,9). Lorsque la fécondité était élevée, une famille se retrouvait rarement sans aucun garçon. Avec un ou deux enfants seulement, la probabilité de ne pas en avoir est plus importante. Désireux d’avoir moins d’enfants tout en ayant au moins un garçon, les couples ont cherché à s’affranchir du hasard pour déterminer le sexe des enfants.
Choisir le sexe de son enfant est un vieux rêve. Aucune technique cependant ne permet encore d’en décider lors de sa conception ou d’augmenter sensiblement les chances que ce soit un garçon ou une fille. La méthode utilisée dans les pays où la proportion de garçons a augmenté consiste à déterminer le sexe de l’embryon pendant la grossesse et à avorter s’il n’est pas celui désiré. La méthode n’est pas efficace à 100 % : elle permet d’éviter la naissance d’une fille, mais n’assure pas la naissance d’un garçon. Plusieurs grossesses et plusieurs avortements successifs peuvent donc précéder la naissance d’un garçon, certains couples ne réussissant toujours pas au bout de plusieurs tentatives. La méthode suppose en outre que l’on puisse déterminer le sexe du fœtus pendant la grossesse. C’est possible depuis que l’échographie est devenue accessible au plus grand nombre dans les années 1980. L’examen permet de connaître le sexe sans trop d’erreurs à partir de 3 à 4 mois de grossesse.
On attribue là aussi parfois la responsabilité de l’augmentation de la proportion de garçons en Chine à la politique coercitive de l’enfant unique. Il est vrai que les familles répugnaient à avoir une fille unique, mais comme déjà mentionné, la politique officielle correspondait aussi à leur souhait d’avoir peu d’enfants. D’ailleurs, un déséquilibre des sexes similaire à celui de la Chine est apparu à la même époque en Corée du Sud et à Taïwan, sans politique de l’enfant unique. Il est apparu aussi à Hong Kong avant le retour à la Chine. L’augmentation de la masculinité des naissances depuis les années 1980 tient en réalité à la conjonction de trois phénomènes : la réduction de la taille des familles, la volonté d’avoir un garçon à tout prix et la diffusion de l’échographie.
Le rapport de masculinité à la naissance a également augmenté en Inde, mais sans encore atteindre les niveaux chinois : le recensement indien de 2011 a dénombré 109 garçons pour 100 filles parmi les enfants de moins 7 ans, contre 108 en 2001, 106 en 1991 et 104 en 1981. Le déséquilibre des sexes affecte surtout pour l’instant les États du nord-ouest de l’Inde, notamment le Pendjab et l’Haryana où le recensement de 2001 a trouvé près de 125 garçons pour 100 filles parmi les moins de 7 ans. D’autres pays d’Asie sont touchés comme le Vietnam (112 garçons pour 100 filles en 2013), ou les trois pays du Caucase (Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan) où le rapport de masculinité à la naissance atteignait près de 118 garçons pour 100 filles en 2001. Même l’Europe n’est pas épargnée avec 110 naissances de garçons pour 100 filles au début des années 2010 dans quelques pays des Balkans (Albanie, Monténégro, Kosovo, Macédoine). En Asie, le phénomène pourrait s’étendre dans des pays comme le Bangladesh et le Pakistan, quand leur fécondité aura suffisamment baissé. Mais tous les pays ne sont pas touchés : la Thaïlande, où la fécondité est basse (1,6 en 2010), ou l’Indonésie (2,1) ne connaissent pas le phénomène, sans parler du reste du monde (Amérique latine, Afrique, Amérique du Nord, la plupart des régions d’Europe) où là aussi le rapport de masculinité est resté normal jusqu’ici. Cependant, même si le phénomène doit rester limité à quelques pays, il a une dimension planétaire en raison du poids démographique de deux d’entre eux – la Chine et l’Inde regroupent 38 % de la population mondiale et le tiers des naissances mondiales.
Le déséquilibre va-t-il s’aggraver ? Tous les États de l’Union indienne ne sont pas encore touchés, ceux à fécondité élevée sont en particulier restés à l’écart ; le phénomène peut donc encore s’étendre dans ce pays et le déséquilibre des sexes se creuser. Mais il pourrait aussi régresser comme en Corée du Sud (figure 7). Ayant pris la mesure du problème que posait le déséquilibre des sexes, les autorités coréennes ont comme d’autres pays interdit les examens visant à déterminer le sexe du fœtus pendant la grossesse et les avortements sélectifs, prévoyant de fortes peines pour les médecins fautifs ; des médecins ont été effectivement lourdement condamnés. La répression s’est accompagnée de campagnes visant à changer les mentalités et à rehausser le statut des femmes. Ces mesures prises au début des années 1990 semblent avoir eu de l’effet puisque le rapport de masculinité, après avoir atteint un pic de 116 garçons pour 100 filles en 1990, a diminué ensuite pour revenir à un niveau quasi normal en 2016 (105) (figure 7). Le rapport diminue aussi en Chine depuis 2005 même s’il n’a pas encore retrouvé son niveau normal comme en Corée du Sud.
Les conséquences du déséquilibre des sexes : une décélération plus rapide de la croissance à terme ?
Le déséquilibre des sexes à la naissance va-t-il durer dans les pays touchés, ainsi que dans ceux qui vont l’être, ou ne sera-t-il que temporaire, avec un retour à la normale au bout de dix à vingt ans, comme en Corée du Sud ? Même dans ce cas, des générations d’enfants sont déjà nées avec une surreprésentation de garçons. Ils risquent d’en subir les effets tout au long de leur vie, notamment lorsqu’ils auront l’âge de se mettre en couple : les filles, minoritaires, n’auront pas de difficultés à trouver un conjoint, alors qu’une partie des garçons se retrouveront sans partenaire. Le marché matrimonial pourrait s’adapter par un célibat plus important des hommes par rapport aux femmes et un creusement de l’écart d’âge entre conjoints, les hommes se mariant plus tard, avec des femmes appartenant à des générations plus jeunes qu’eux, alors que les femmes se marieraient au contraire plus tôt. La tendance actuellement en Asie, comme presque partout sur la planète, est au recul de l’âge au mariage et à la première naissance, les jeunes souhaitant faire des études et avoir un emploi avant de fonder une famille. Les contraintes liées au déséquilibre des sexes pourraient contrecarrer ces évolutions chez les femmes.
Quant aux perspectives démographiques, elles sont à revoir : lorsque les générations touchées par le phénomène arrivent à l’âge d’avoir des enfants, ce qui a déjà commencé pour les plus anciennes, les femmes, peu nombreuses, ne mettront que peu d’enfants au monde au total, insuffisamment pour remplacer leur génération – avec 105 garçons pour 100 filles, il faut déjà 2,1 enfants en moyenne par femme pour assurer le remplacement, avec 120 garçons pour 100 filles, il en faut 2,25. La croissance démographique des pays concernés ralentira plus vite qu’annoncé et le vieillissement démographique y sera plus rapide.
L’essor démographique de l’Afrique malgré le sida
L’un des grands changements démographiques à venir est le formidable accroissement de la population de l’Afrique qui, Afrique du Nord comprise, pourrait plus que quadrupler en un siècle, passant d’un milliard d’habitants en 2010 à 4,3 milliards en 2100 d’après le scénario moyen des Nations unies déjà mentionné. Alors qu’un homme sur six vit aujourd’hui en Afrique, ce sera probablement un sur quatre en 2050 et peut-être un sur trois en 2100. L’accroissement devrait être particulièrement important en Afrique au sud du Sahara où la population pourrait passer d’un milliard d’habitants en 2017 à 4 milliards en 2100 d’après ce même scénario.
Comment est-ce possible dans cette région ravagée par l’épidémie de sida ? La mortalité a effectivement temporairement augmenté en Afrique au sud du Sahara et l’espérance de vie diminué. Mais la fécondité y est encore élevée, assurant un excédent des naissances sur les décès important malgré la hausse de la mortalité. Les démographes prennent bien en compte dans leurs projections la hausse de la mortalité dans cette région, ainsi que le retour progressif à une meilleure situation au fur et à mesure des progrès dans la lutte contre l’épidémie. Le lourd tribut payé par l’Afrique à l’épidémie de sida n’aura au total guère remis en cause sa vitalité démographique, et même avec une croissance un temps ralentie, elle ne devrait pas échapper à une multiplication de sa population d’ici un siècle comme déjà mentionné.
Les projections de population publiées par les Nations unies en 1981 annonçaient 10,5 milliards d’êtres humains sur la planète en 2100 dans leur scénario moyen. Les dernières projections publiées en juin 2019 en annoncent 10,9, soit 0,4 de plus. Le total est un peu plus élevé, mais le véritable changement est dans la répartition par continent : l’Asie, 5,9 milliards d’habitants en 2100 d’après les projections publiées en 1981, n’en a plus que 4,7 à cet horizon dans celles publiées en 2019 (20 % de moins). La révision est également à la baisse et de façon encore plus importante pour l’Amérique latine : 680 millions en 2100 au lieu de 1 187 (43 % de moins). À l’inverse, l’Afrique, 2,2 milliards d’habitants en 2100 d’après les projections de 1981, en a presque le double, 4,3 milliards, dans celles publiées en 2019 (figure 8).
Première surprise déjà mentionnée plus haut : la fécondité s’est mise à baisser très rapidement il y a trente à quarante ans dans beaucoup de pays d’Asie et d’Amérique latine, d’où la révision des projections démographiques à la baisse pour ces continents.
Autre surprise, plus récente, venue de l’Afrique intertropicale : on s’attendait à ce que sa fécondité baisse plus tardivement qu’en Asie et en Amérique latine, du fait de son retard en matière de développement socio-économique, mais on imaginait un simple décalage dans le temps, avec un rythme de baisse similaire aux autres régions du Sud une fois qu’elle serait engagée. C’est bien ce qui s’est passé en Afrique du Nord et en Afrique australe, mais pas en Afrique intertropicale où la baisse de la fécondité, bien qu’entamée aujourd’hui, s’y effectue plus lentement. D’où un relèvement des projections pour l’Afrique qui pourrait donc rassembler plus d’un habitant de la planète sur trois en 2100.
Pourquoi la fécondité ne baisse-t-elle pas plus vite en Afrique intertropicale ?
La fécondité diminue bien en Afrique intertropicale, mais dans les milieux instruits et en ville plus que dans les campagnes où vit encore la majorité de la population. Plusieurs facteurs pourraient expliquer que la baisse de la fécondité y soit pour l’instant plus lente que celle observée il y a quelques décennies en Asie et en Amérique latine (figure 6).
L’Afrique se développe sur le plan économique, mais lentement, et sans encore avoir atteint le niveau des pays asiatiques ou latino-américains à l’époque où leur fécondité a commencé à diminuer fortement. Or le développement économique et la baisse de la fécondité vont souvent de pair, la seconde étant souvent considérée comme une conséquence du premier. L’instruction des femmes est un facteur-clé dans ce processus : celles étant allées à l’école mettent moins d’enfants au monde que celles qui n’y sont pas allées. Les pays asiatiques et latino-américains ont beaucoup investi dans l’éducation pour tous il y a quelques décennies. Si l’éducation progresse en Afrique intertropicale, notamment chez les femmes, elle n’atteint toujours pas les niveaux observés en Asie et en Amérique latine lorsque la baisse de la fécondité s’est enclenchée dans ces continents.
Un autre facteur évoqué pour expliquer cette moindre baisse de la fécondité en Afrique est le partage des coûts pour élever les enfants. En Afrique, une partie des enfants est élevée par d’autres adultes que les parents – un grand-parent, un oncle, une tante –, ceux-ci prenant en charge les frais pour les nourrir, les habiller et les envoyer à l’école. Les coûts pour élever les enfants n’incombent donc pas aux seuls parents et sont partagés au sein de la famille étendue. Partout dans le monde, les humains font progressivement le choix d’avoir peu d’enfants, investissant sur chacun d’eux pour leur assurer une vie longue et de qualité, ce qui n’est pas possible quand il y en a beaucoup. Mais si avoir un enfant de plus n’entraîne pas de dépenses accrues du fait qu’il sera pris en charge par d’autres, l’incitation à avoir peu d’enfants est moindre.
La fécondité baisse plus lentement en Afrique qu’en Asie et en Amérique latine il y a quelques décennies, mais cela ne vient pas d’un refus de la contraception chez les Africains. La plupart des familles rurales ne se sont certes pas encore converties au modèle à deux enfants, mais elles souhaitent avoir moins d’enfants et notamment plus espacés. Elles sont prêtes pour cela à utiliser la contraception, mais ne bénéficient pas de services adaptés pour y arriver. Les programmes nationaux de limitation des naissances existent mais sont peu efficaces, manquent de moyens, et surtout souffrent d’un manque de motivation de leurs responsables et des personnels chargés de les mettre en œuvre sur le terrain. Parmi les rares exceptions se trouvent le Rwanda, l’Éthiopie, et le Malawi, pays où les autorités sont très engagées en faveur de la famille de petite taille et ont fait de la diminution de la fécondité une de leurs priorités. Au Rwanda, celle-ci a connu l’une des plus fortes baisses du continent, y diminuant de plus de 20 % en une décennie (elle est passée de 5,4 enfants par femme au début des années 2000 à 4,2 au début des années 2010). Mais dans la plupart des autres pays d’Afrique intertropicale, les responsables et les élites ne sont pas persuadés de l’intérêt de limiter les naissances y compris au plus haut niveau de l’État, même si ce n’est pas le discours officiel tenu aux organisations internationales. C’est là encore l’une des différences avec l’Asie et l’Amérique latine des années 1960 et 1970.
« Dividende démographique » : une carotte pour convaincre, mais n’est-elle pas trompeuse ?
Pour convaincre les gouvernements africains de faire de la limitation des naissances une de leurs priorités, certains leur font miroiter un « dividende démographique ». En effet, quand la fécondité chute rapidement dans un pays, la part des jeunes diminue fortement sans que la part des personnes âgées augmente sensiblement au début (figure 9 illustrant le cas de la Chine). En conséquence, la part de la population d’âge actif augmente beaucoup, offrant une opportunité au pays de se développer économiquement. Cette situation favorable ne dure qu’un moment. Quelques décennies après, les personnes d’âge actif très nombreuses ont vieilli et augmentent alors considérablement le poids de la population âgée. Si cette fenêtre d’opportunité est mise à profit, il peut en résulter un surcroît de croissance économique appelé « dividende démographique ». On estime qu’un certain nombre de pays asiatiques, dont la Chine, ont bénéficié de ce dividende et qu’il a pu représenter jusqu’à 10 à 30 % de leur croissance économique. En revanche, les pays d’Amérique latine n’en auraient pas bénéficié pour la plupart, faute d’emplois créés en quantité suffisante pour occuper le surcroît de personnes d’âge actif.
Mais si l’Asie et l’Amérique latine se sont engagées dans la famille de petite taille, ce n’est pas en espérant bénéficier d’un dividende démographique – on n’en parlait pas à l’époque. Les gouvernements ont développé des politiques de limitation des naissances pour réduire la croissance de la population jugée trop rapide pour un bon développement du pays. Dans le cas de l’Afrique, les conditions pour qu’un dividende démographique ait lieu ne sont pas réunies : la fécondité baisse à un rythme trop lent ; et à supposer qu’elle se mette à baisser rapidement, les perspectives de croissance des emplois sont modestes et ne permettront sans doute pas d’absorber la main-d’œuvre supplémentaire. Au cas peu probable où il y aurait un dividende démographique, celui-ci n’est qu’une perspective lointaine, dans quelques décennies.
L’urbanisation croissante de l’humanité
L’humanité a franchi un seuil historique en 2007. Désormais, la majorité des humains vit en ville, alors que jusque-là, ils étaient une minorité. Seulement un homme sur dix vivait en ville en 1900, et trois sur dix en 1950. De cinq sur dix en 2007, ils devraient être six sur dix en 2030. L’urbanisation progressive du monde devrait se poursuivre. Tout l’accroissement démographique à venir devrait être absorbé par les villes, de plus en plus nombreuses et de plus en plus grandes. Pour ce qui est de la campagne, la population humaine y vivant ne devrait plus guère augmenter, elle pourrait même diminuer (figure 10).
L’urbanisation est plus ou moins avancée selon les continents : les plus développés, l’Europe, l’Amérique du Nord sont aussi les plus urbanisés (74 à 82 % de la population y vit en ville en 2018), mais l’Amérique latine, quoique moins développée, est également très urbanisée (81 %). L’Asie compte autant d’urbains que de ruraux en 2018 et les ruraux sont encore majoritaires en Afrique (57 %). Mais les urbains devraient bientôt y être plus nombreux que les ruraux comme ailleurs, et l’Asie et l’Afrique, continents demain les plus peuplés, abriteront la majorité des grandes cités du monde[2]Sur la question de l’urbanisation et de ses implications en termes humanitaires, voir le dossier que nous lui avons consacré : Alternatives Humanitaires, Focus « La bombe urbaine : quel impact … Continue reading.
L’avenir de la population mondiale est en grande partie tracé à court terme. Les projections démographiques sont en effet relativement sûres lorsqu’il s’agit d’annoncer l’effectif de la population dans les dix, vingt ou trente prochaines années. La plupart des hommes qui vivront alors sont en effet déjà nés, on connaît leur nombre et on peut estimer sans trop d’erreurs la part de ceux actuellement en vie qui ne le seront plus. Concernant les nouveaux-nés qui viendront s’ajouter, leur nombre peut également être estimé, car les femmes qui mettront au monde des enfants dans les vingt prochaines années sont déjà nées, on connaît leur effectif et on peut faire également une hypothèse sur leur fécondité. Au-delà des cinquante prochaines années, l’avenir est en revanche plein d’interrogations, sans modèle sur lequel s’appuyer. Celui de la transition démographique, qui a fait ses preuves pour les évolutions des deux derniers siècles, ne nous est plus guère utile à cet horizon lointain.
Si les hommes peuvent dès maintenant réfléchir à l’équilibre à trouver à long terme, l’urgence est au court terme – les cinquante prochaines années. Il est illusoire de penser pouvoir beaucoup agir sur le nombre des hommes à cet horizon. S’il augmente, c’est à un rythme décélérant de lui-même, les hommes ayant fait le choix d’avoir peu d’enfants tout en leur assurant une vie longue et de qualité. L’humanité n’échappera cependant pas à un surcroît de 2 à 3 milliards d’habitants d’ici un demi-siècle, en raison de l’inertie démographique que nul ne peut empêcher. Il est possible d’agir en revanche sur les modes de vie, et ceci sans attendre, afin de les rendre plus respectueux de l’environnement et plus économes en ressources. La vraie question, celle dont dépend la survie de l’espèce humaine à terme, est finalement moins celle du nombre des hommes que celle de leur mode de vie.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-576-1 |