Si désormais nous sommes tous devenus épidémiologistes amateurs, nous avons aussi touché du doigt les effets néfastes induits par le néolibéralisme. Dans un parallèle aussi pertinent que jubilatoire, les deux auteurs retracent l’émergence, puis la dissémination de cette pandémie qui n’est sans doute pas sans lien avec celle que nous vivons. Laquelle survivra à l’autre ?
La première partie de l’année 2020 aura été marquée au fer rouge par l’actualité de la Covid-19. Plus de la moitié de la population mondiale a déjà été confinée. Avec des conséquences sanitaires parfois sévères pour certains pays, certainement dramatiques sur le plan économique et social, et, parfois, une remise en cause des libertés pour une large partie des populations. Si les citoyens sont désormais familiarisés avec le lexique médical du registre épidémique, ils ne le sont guère encore avec ce qu’il est permis d’appeler la pandémie néolibérale que nous connaissons depuis près de quarante années et qui pourrait, souhaitons-le, s’éteindre. Les sommités en infectiologie avouent leur impuissance à prédire l’apparition de pandémies virales de la famille des coronavirus, de même que leur disparition naturelle. En science politique, prédire l’apparition de nouvelles idéologies reste souvent du domaine de la science-fiction. En revanche, il est possible a posteriori de retracer leur origine, leur évolution épidémiologique, et leur impact, y compris sanitaire.
On se demande encore si la Covid-19 a une origine naturelle et animale à partir d’un marché de Wuhan, ou si elle sort d’un laboratoire du même Wuhan. Il est en revanche certain que le néolibéralisme est une pure création humaine. Un de ses premiers laboratoires est la réunion en 1947, au Mont-Pèlerin en Suisse, d’une trentaine d’intellectuels, dont les économistes Friedrich von Hayek, Milton Friedman ou le philosophe Karl Popper. De ce premier laboratoire vont sortir des idées virales qui, de mutation en mutation, prendront au moins six formes principales (comparables aux SRAS-CoV et au MERS-CoV). La première est que l’appât du gain est une bonne chose (greed is good) ; la deuxième, que le marché est en conséquence la seule forme de coordination efficace et légitime entre les humains, et qu’il s’autorégule (marché financier et spéculatif compris) ; la troisième, que la société n’existe pas (there is no such thing as society), qu’il n’y a que des individus ; la quatrième, que par un effet de ruissellement, plus les riches (les premiers de cordée) s’enrichissent et mieux c’est pour tout le monde ; que toujours plus c’est toujours mieux : et, enfin, qu’il n’y a pas d’alternative. Pas d’alternative, cela veut dire qu’il nous faudrait vivre jusqu’à la fin des temps sous le règne du néolibéralisme, de même qu’on nous laisse entendre que nous devrons désormais apprendre à vivre indéfiniment avec des masques, des gestes barrières et des re-confinements périodiques.
Les premiers virus idéologiques néolibéraux sont restés longtemps confinés dans les chambres froides des universités, laboratoires et autres think tanks néolibéraux. Les patients zéros, ceux qui en raison de leur audience allaient être les premiers disséminateurs à grande échelle, sont les politiques. Il est généralement admis que Margaret Thatcher a été la pionnière dans l’application de la pensée néolibérale dès sa nomination en 1979 : mise au régime sec de l’État, privatisations, mise à l’écart des corps intermédiaires, et notamment des syndicats. Quasiment au même moment, en Chine, Deng Xiaoping prenait les rênes du pouvoir et entreprenait une réforme majeure de l’économie, en proclamant : « Il est glorieux de s’enrichir. » En 1981, Ronald Reagan s’installait à la Maison Blanche et lançait un programme anti-keynésien brutal qui peut assez bien se résumer à sa citation : « L’État n’est pas la solution à nos problèmes. Il est le problème lui-même. » Avec les États-Unis pour le continent américain, la Grande-Bretagne pour l’Europe et la Chine pour l’Asie, l’OMS aurait pu dès 1981 lancer une alerte de début de pandémie. Mais, avant même Margaret Thatcher, Georges Pompidou en France avait dès 1973 interdit à la Banque de France de financer l’État, en l’obligeant à passer par les banques privées !
Il nous faudrait vivre jusqu’à la fin des temps sous le règne du néolibéralisme, de même qu’on nous laisse entendre que nous devrons désormais apprendre à vivre indéfiniment avec des masques, des gestes barrières et des re-confinements périodiques.
La puissance américaine de l’époque était suffisante pour peser sur l’ensemble des institutions internationales (FMI, Banque mondiale, OMC), changer les règles existantes et favoriser la circulation active de la pensée néolibérale. S’en est suivie, de 1979 à 1989, une décennie de l’épidémie dans le monde occidental, avec des politiques de dérégulation financière et de marchandisation ou de quasi-marchandisation managériale des services publics. En 1989, le néolibéralisme triomphe avec l’effondrement de l’URSS qui s’engage dans le chaos, puis vers l’économie de marché livrée à quelques oligarques. Dans les pays en développement, le FMI et la Banque mondiale vont s’évertuer au cours des années 1980 à 1990 à mettre en œuvre des programmes d’ajustement structurel, autrement dit d’austérité publique, pour répondre aux difficultés financières de pays endettés. Qui ne pourront payer leurs dettes qu’en s’endettant toujours plus. Comme si le vaccin financier imposé les fragilisait toujours plus face au virus de la dette.
Une fois le marché totalement libéré, les équations deviennent simples : comment faire consommer au maximum l’individu ? Où aller chercher les ressources encore disponibles sur la planète ? Où produire au moindre coût ? Où héberger les bénéfices à la moindre taxation ? La seule stratégie alors pensable pour tout gouvernement est de faire de son pays une zone attractive. On assiste ainsi à une uniformisation des normes et des modes de gouvernance économique. Très peu de pays se sont tenus à l’écart de ce mouvement général de mondialisation, ce qui a permis au virus de circuler de manière active et hors de contrôle.
Nous savons identifier maintenant certains symptômes caractéristiques du virus néolibéral : la distanciation sociale et géographique que facilite l’utilisation massive des paradis fiscaux, ou encore l’explosion des inégalités de revenus qui confine les plus riches dans des gated communities et les plus pauvres dans des ghettos. La financiarisation des économies et la gestion des activités de biens et services en flux de plus en plus tendus imposent une vision à court terme, une montée des spéculations, et une réduction des principes de précaution et de prévention qui expliquent grandement l’impuissance actuelle face au coronavirus.
Les comorbidités du néolibéralisme peuvent être analysées de manière clinique. Une surconsommation qui débouche sur des montagnes de déchets largement non recyclés. Un état environnemental de la planète surexploitée, en situation que nous pourrions qualifier de cas grave, pour ne pas dire déjà, dans certaines régions, en réanimation. Des pratiques alimentaires modifiées qui débouchent notamment sur une pandémie d’obésité largement imputable à la malbouffe. Une liberté d’entreprendre encensée, mais largement bridée par de nouveaux cartels, en particulier les GAFAM. L’aménagement des territoires est malmené par une concentration des énergies humaines et financières sur les grandes métropoles au cœur des dispositifs mondialisés, entraînant une paupérisation des territoires dits périphériques.
Enfin, et puisque notre actualité est focalisée sur la crise sanitaire de la Covid-19, il est bon de faire l’autopsie des systèmes de santé publique des principaux clusters d’origine. Les États-Unis, avec des dépenses en santé délirantes, ont parmi les plus mauvaises espérances de vie de l’OCDE. Le Royaume-Uni déplore dix ans de moins d’espérance de vie en bonne santé que la Suède, pays qui conserve encore de beaux restes sociaux-démocrates et qui mise depuis longtemps sur une forte prévention institutionnelle en santé. La Chine, où l’espérance de vie avait un temps bondi, a vu celle-ci croître à un rythme faible depuis la fin des années 1970 malgré une expansion économique sans précédent. L’hostilité du néolibéralisme à la prévention implique la forte probabilité d’une espérance de vie en mauvaise santé (physique, mentale et sociale). En matière de santé publique, force est de constater que le néolibéralisme a sérieusement touché les facultés neuronales au point de faire perdre le bon sens.
Le bilan néolibéral n’est donc pas brillant. La démesure (l’hubris) qui lui est consubstantielle génère un dérèglement immunitaire du corps social. La question que nous devons nous poser maintenant est de savoir si nous avons enfin dépassé le pic épidémique et si les citoyens disposent des bons gestes barrières. Les résistances à la pensée néolibérale, les anticorps sont légion, mais ils restent encore dispersés, atomisés. Pourtant, ce ne sont pas les intentions et les idées qui manquent pour proposer des alternatives crédibles et responsables. La préoccupation environnementale était devenue la priorité de nombreux citoyens avant la crise du coronavirus. Le besoin de proximité, de circuits courts, de davantage de convivialité dans la société, le rejet de la malbouffe font leur chemin depuis des années. Les actions altermondialistes, les lanceurs d’alerte, malgré leur dispersion, ont permis de réduire le taux de létalité du néolibéralisme. Individualiste par essence, ne valorisant que l’accumulation de la richesse privée (la pléonexie), le néolibéralisme nie le caractère profondément social de l’individu et aussi son besoin de transmettre une société en meilleur état aux générations suivantes. Face à lui, l’immunité collective gagne sérieusement du terrain, même si l’épidémiologie officielle ne reflète pas pleinement cette situation. Mais il manque encore le bon vaccin qui permettra d’en finir une bonne fois avec le virus néolibéral. Des expérimentations sont en cours dans différents pays du monde sur un nouveau remède : le convivialisme[1]Voir le Second manifeste convivialiste. Pour un monde post-néolibéral, Actes Sud, 2020.. Les tests réalisés in vitro sont prometteurs. Reste à les mener désormais in vivo.
Cet article est paru initialement le 26 mai 2020 dans AOC (Analyse Opinion Critique), « un quotidien d’auteurs. Conçu par des journalistes, il est écrit par des chercheurs, des écrivains, des intellectuels, des artistes et… des journalistes ». Nos sincères remerciements aux deux auteurs et à Sylvain Bourmeau, directeur d’AOC, qui nous a autorisés à reproduire cet article. Pour en savoir plus sur ce média : https://aoc.media
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-708-6 |