Depuis le milieu des années 1990, la santé mentale est reconnue comme une dimension cruciale de la souffrance des personnes dans les crises humanitaires. De nombreuse organisations ont bâti une expertise spécifique aux contextes de crises aigües, sur la base d’années d’expérience et de pratiques développées en Bosnie, au Rwanda, ou encore en Tchétchénie.
Cette attention accrue a permis de mettre en lumière de nouveaux besoins et de formaliser de nouvelles approches couvrant l’ensemble du champ de la santé mentale, des troubles plus ou moins sévères (les syndromes de stress post-traumatique, notamment) aux multiples détresses psychologiques (liées à l’environnement social, culturel ou politique), en passant par la promotion du bien-être et du vivre-ensemble comme éléments constitutifs d’une approche globale de la santé.
En 2001, le rapport de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) sur la « Santé mondiale » mettait précisément en avant la santé mentale, parlant d’une « nouvelle compréhension » et d’un « nouvel espoir ». Ce document marquait une étape décisive dans la reconnaissance de cette problématique et la nécessité de renforcer les pratiques. En 2022, l’OMS publiait un nouveau rapport appelant à « transformer la santé mentale pour tous ». S’il reconnaît de nombreux progrès accomplis en deux décennies, ce rapport nous rappelle aussi que « les recommandations faites [en 2001] restent valables aujourd’hui ». Ce constat en demi-teinte invite les acteurs humanitaires – entre autres – à une claire introspection de leurs pratiques. Au-delà d’un plaidoyer traditionnel en faveur d’un engagement renforcé et d’un financement accru pour un renforcement des soins, des évolutions de rupture sont sans doute nécessaires pour répondre aux évolutions des crises humanitaires, mais aussi pour mieux appréhender les potentialités endogènes.
D’une certaine manière, parce que leur impact sur la santé mentale de toute la population mondiale est reconnu, la pandémie de la Covid-19 et les différentes périodes de confinement ont probablement réactivé cette préoccupation, la sortant des contextes habituels dans lesquels elle était évoquée. Pour autant, la place de la santé mentale au sein d’une vision globale de la santé reste encore relativement marginale.
Au sein des crises humanitaires, il est plus que jamais nécessaire de se questionner sur les raisons objectives de cette moindre considération en comparaison d’autres approches. Est-ce que la polarisation historique de l’aide humanitaire sur le registre « sauver des vies » n’a pas desservi ces autres formes d’intervention, perçues comme moins essentielles ? Les souffrances mentales s’effacent encore trop souvent derrière les atteintes physiques, et ce d’autant plus qu’elles sont moins facilement décelables, souvent stigmatisées, ou même cachées au sein des communautés.
L’évaluation de leur importance au sein d’une société et de leurs impacts sociaux reste un exercice difficile. Le développement d’une véritable épidémiologie de la santé mentale est encore insuffisant. Du fait de la volatilité des situations humanitaires, des modalités innovantes de suivi et d’évaluation capables de prendre en compte des parcours de vie complexes avec des implications à long terme et des enjeux intersectionnels restent à inventer. En d’autres termes, comment une approche de la santé mentale pourrait-elle tendre à construire une pensée systémique tout en restant ancrée dans une pratique de terrain ? Le slogan « Rien sur nous sans nous », prôné par nombre d’organisations de personnes en situation de handicap et aujourd’hui repris par différents groupes, nous invite à réfléchir au rôle de la mobilisation citoyenne. Qu’elle s’exprime dans les contextes humanitaires ou dans le renforcement des services dans des pays préservés de crises aigües, on peut imaginer qu’elle sera un levier essentiel dans la reconnaissance de nouveaux droits en matière de santé mentale. À l’instar de ce que l’on a pu observer, par exemple, dans le combat contre le VIH.
L’ambition de ce nouveau numéro d’Alternatives Humanitaires est de rassembler des contributions venues d’observateurs, d’acteurs et de chercheurs du monde entier pour réfléchir ensemble aux évolutions du secteur humanitaire. Il s’agit aussi de proposer des axes de travail, d’identifier les sujets à explorer plus en profondeur, et d’exposer des pratiques innovantes pour que la santé mentale soit mieux et plus systématiquement prise en compte dans les réponses humanitaires.
Les réflexions déjà bien avancées autour d’une décolonisation de l’aide peuvent nous aider à questionner les approches classiques marquées par nos biais cognitifs historiques et culturels. Il s’agit de mieux prendre en compte leur articulation avec des approches traditionnelles tout en reconnaissant les racines socio-politiques de la souffrance. Ainsi, même en situation de crise, les interventions communautaires font de plus en plus l’objet d’un consensus. Pour autant, les programmes de santé mentale ne laissent que peu de place à des activités d’inclusion et à la promotion d’une participation effective des groupes marginalisés. Par quelles nouvelles expériences la santé mentale peut-elle s’ouvrir à une diversité de voix (donc d’expériences), d’épistémologies (donc de manières de comprendre le monde), de visions du monde (donc de systèmes de valeurs et de relations) ?
Les enjeux auxquels est confrontée l’action humanitaire sont nombreux, rapides et impactants. Pour certains, ils augurent d’un changement de paradigme radical du secteur. Quels seront les contours de la santé mentale 3.0, et comment les avancées technologiques peuvent-elles nous servir à améliorer l’accès aux services, à mieux appréhender et anticiper les pathologies associées ? En somme, comment doit-on considérer la santé mentale dans ce monde en pleine évolution ? Là encore, et dans le sillage de la Covid-19, une problématique planétaire hyper médiatisée peut nous offrir un contrepoint intéressant : il s’agit du changement climatique. De plus en plus de recherches analysent ses impacts en termes de santé mentale. Dans les contextes occidentaux, le terme d’éco-anxiété est ainsi progressivement rentré dans le vocabulaire commun avant même qu’ait été posée une définition scientifique. Néanmoins, et sans négliger sa dynamique dévastatrice, il doit nous interpeler sur les inégalités dans l’expérience de l’impact du changement climatique : comment cette problématique raisonne-t-elle dans des contextes de crise humanitaire, mais aussi de mal-développement ou d’États faillis dans lesquels les (in)certitudes liées aux catastrophes d’origine climatique affectent directement les mécanismes de survie des communautés ?
C’est dire si ce numéro ne prétend pas à l’exhaustivité en matière de santé mentale, mais il nous invite sans aucun doute possible à penser cette thématique dans sa dimension globale et en termes de prospective.