Le storytelling, autrement dit la mise en récit, est désormais bien intégrée aux techniques de communication des organisations humanitaires. Au point que le terme anglais y a pris toute sa place au-delà de son aire anglo-saxonne de création. L’auteure, doctorante, postule ici que la pandémie actuelle pourrait – devrait ? – aider à en réinventer les ressorts. En somme, c’est peut-être maintenant que s’inventent les futures manières de raconter le monde et ses souffrances.
Les récits de la pandémie de Covid-19 continuent de monopoliser quotidiennement nos écrans. Ces histoires mettent en lumière la détresse des plus vulnérables, elles parlent de notre humanité et de nos responsabilités communes, et des réalités complexes auxquelles est confrontée la communauté des travailleurs humanitaires. Mais quel rôle devrait jouer le storytelling dans le monde d’après la Covid-19 et quelles opportunités offre-t-il ?
Alors que les effets dévastateurs et, de façon plus durable, les effets sociaux, économiques et environnementaux de la Covid-19 ne sont pas encore pleinement établis, la manière dont les acteurs humanitaires choisissent de faire le récit de la pandémie et des problèmes les plus urgents auxquels ils font face est devenue essentielle pour le long terme. Dans le cadre de mes recherches doctorales qui interrogent le storytelling des organisations d’aide et de développement, j’étudie la possibilité pour le storytelling de mettre en avant des voix ou des points de vue divers lorsqu’on traite des enjeux pluriels d’une crise[1]Dans cet article, la notion de storytelling est considérée au sens large. Il s’agit ici des différentes formes de supports ou documents de communication publique centrés sur la mise en récit … Continue reading. À partir de cette idée, j’explique que, à la faveur de la Covid-19, il est nécessaire que le storytelling humanitaire intègre des narrations multiples ou des points de vue pluriels, en y incluant la voix des plus vulnérables comme celles des partenaires locaux, des décideurs politiques, des chercheurs et des acteurs humanitaires. Alors que ces derniers se projettent dans la période post-Covid-19, il est important d’utiliser le storytelling pour créer un dialogue entre ces voix diverses et souvent en désaccord, lorsqu’on aborde des questions difficiles ou négligées.
Il est nécessaire que le storytelling humanitaire intègre des narrations multiples ou des points de vue pluriels.
L’importance du storytelling
La Covid-19 met en lumière et renforce les inégalités qui existent dans les pays et entre eux[2]Nations unies, Cadre des Nations unies pour la réponse socioéconomique immédiate à la Covid-19, avril 2020, … Continue reading. Alors que les effets de la pandémie sont ressentis dans le monde entier, ce sont les plus vulnérables qui vont subir beaucoup des difficultés qu’elle aura créées. Les Nations unies ont mis en garde contre le risque que la pandémie compromette les progrès réalisés dans des domaines comme la réduction de la pauvreté et la lutte contre la faim dans certaines des communautés parmi les plus vulnérables[3]United Nations, “As Covid-19 reveals widespread inequality, joint action is key to preserve development gains, Secretary-General warns at Economic and Social Council Integration Segment”, 6 July … Continue reading. Ces vulnérabilités sont encore renforcées par l’impact de la pandémie sur le financement des actions humanitaires, qui conduit les bailleurs de fonds et les organisations humanitaires à réorganiser leur travail et leurs priorités à court et à long terme[4]B. Ramalingam et al., “Responding to Covid-19: Guidance for humanitarian agencies”, ALNAP, London, https://www.alnap.org/help-library/responding-to-Covid-19-guidance-for-humanitarian-agencies, ce qui peut aussi avoir un effet sur le travail de communication. Dans ce contexte, il faudra que les récits faits par les acteurs humanitaires dans la période de l’après Covid-19 soient différents des histoires racontées auparavant.
D’une manière générale, le storytelling a des fonctions variées. Les récits sont essentiels pour partager des connaissances et sensibiliser le grand public sur les effets d’une crise et l’impact des réponses humanitaires. Ces récits sont généralement centrés sur les personnes ou les communautés affectées et montrent l’impact de l’aide humanitaire sur celles-ci. En même temps, le pouvoir du storytelling vient de sa capacité à connecter les gens et à générer de l’empathie et de la compréhension envers une personne lointaine qui souffre. Ces fonctions resteront importantes pour susciter la solidarité et sensibiliser aux vulnérabilités propres à la période post-Covid-19.
En étudiant le rôle du storytelling, il est possible de tirer des leçons des débats académiques sur la communication humanitaire et la diffusion de messages de crise, même si ces débats portent sur les appels à dons, les images et le storytelling produits pendant et à la suite de conflits et de catastrophes. Un débat académique essentiel porte sur les objectifs de collecte de fonds ou de plaidoyer du storytelling humanitaire[5]Voir également , dans ce numéro, l’article de François Sennesael, « Représentation d’autrui faussée, modernité négligée et partenariat tronqué : pourquoi il faut décoloniser le … Continue reading, avec une distinction faite entre les représentations « négatives » et « positives » des personnes vulnérables en souffrance. Les premiers messages humanitaires ont été critiqués pour leurs représentations « négatives », dans lesquelles les personnes vulnérables étaient présentées comme des victimes passives et impuissantes ayant besoin d’être sauvées par l’Occident[6]Shani Orgad, “Visualizers of solidarity: organizational politics in humanitarian and international development NGOs”, Visual Communication, 12/3, 2013, p.295-314.. Ce type de représentations, qui n’individualisent pas les personnes et ne montrent pas la simple réalité de leur souffrance, étaient perçues comme déshumanisantes et avaient pour objectif de susciter des sentiments de culpabilité, de honte et de sympathie de la part du public occidental envers de lointaines personnes en souffrance[7]Lilie Chouliaraki, “Post-humanitarianism: humanitarian communication beyond a politics of pity”, International journal of cultural studies, 13(2), 2010, p.107-126, … Continue reading. Elles étaient cependant considérées comme efficaces pour répondre aux objectifs à court terme de collecte de fonds des organisations humanitaires[8]Ibid.. Mais le risque de ce genre de storytelling vient du fait qu’il crée des stéréotypes et ne raconte qu’une histoire singulière et incomplète de la catastrophe[9]This notion of creating stereotypes and the singular story is drawn from Chimamanda Ngozi Adichie, “The Danger of a single story” TED, 2016, … Continue reading. C’est pourquoi il est vraiment nécessaire d’éviter ces représentations stéréotypées et indignes dans le storytelling post-Covid-19. Et c’est peut-être l’une des vertus qu’aura eues cette crise sans précédent.
Des représentations positives, qui évitent de susciter la lassitude et la confusion
Des représentations « positives » de l’action humanitaire souligneraient l’autonomie, l’espoir et la résilience des personnes vulnérables. La représentation des personnes vulnérables comme des personnes déterminées, qui travaillent dur et méritent d’être aidées est presque devenue un cliché habituel dans le storytelling humanitaire[10]Nandita Dogra, Representations of Global Poverty: Aid, Development and International NGOs, I.B.Tauris & Co Ltd, 2012, p.131.. Mais continuer à représenter les personnes vulnérables de cette manière avec leur dignité et leur libre arbitre sera important pour faire entendre leurs voix ou leurs points de vue.
Il est vraiment nécessaire d’éviter ces représentations stéréotypées et indignes dans le storytelling post-Covid-19.
Cependant, les acteurs humanitaires doivent être attentifs au fait que ces représentations « positives » ont tendance à trop simplifier et à minimiser la souffrance. Une telle simplification à outrance peut conduire à ce que l’action, les besoins et les réalités du terrain ne soient pas reconnus, et mener à l’inaction et aux soupçons si tous les problèmes ont l’air d’être déjà réglés[11]Lilie Chouliaraki, “Post-humanitarianism…”, art. cit.. Un autre élément auquel il faut être attentif est le risque de lassitude compassionnelle de la part des publics occidentaux qui font habituellement des dons pour des causes humanitaires, face à des récits répétés centrés sur la souffrance. Dans le contexte actuel, il est possible que cette lassitude soit renforcée par les effets économiques de la pandémie sur les publics occidentaux eux-mêmes. Par conséquent, dans les récits post-pandémiques, il sera encore plus important de représenter « le manque dans la dignité », en trouvant un équilibre entre la description des succès, la garantie de la dignité des populations vulnérables et la mise en avant de leurs besoins[12]L’expression « le manque dans la dignité » est tirée du travail de Nandita Dogra, Representations of Global Poverty…, op. cit., p.131..
Des récits multiples
Alors que les acteurs humanitaires se penchent déjà sur le storytelling de la période post-Covid-19, il faut aussi qu’ils repensent les objectifs du storytelling pour faire face aux problèmes pluriels les plus complexes qui auront été créés ou amplifiés par la pandémie. Les communautés les plus durement touchées sont celles qui sont confrontées à des formes multiples de difficultés et d’inégalités. Les réfugiés et les personnes déplacées, les personnes touchées par les conflits, les populations vivant dans des États fragiles et les personnes pauvres et marginalisées sont parmi les populations les plus atteintes par la pandémie. Les Nations unies reconnaissent aussi que « les femmes et les hommes, les enfants, les jeunes et les personnes âgées, les réfugiés et les migrants, les pauvres, les personnes en situation de handicap, les personnes en détention, les minorités, les personnes LGBTI, et bien d’autres, sont tous affectés d’une manière différente[13]United Nations, “Covid-19 and human rights: we are all in this together”, April 2020, p.2-3, … Continue reading ». Par conséquent, il est aussi important de reconnaître dans le storytelling la diversité qui existe dans les différents groupes et communautés, afin de comprendre les différents contextes et vulnérabilités. En mettant en avant ces perspectives diverses, on commence à faire émerger des récits multiples de la pandémie.
Utiliser les médias numériques pour mettre en lumière les vulnérabilités du quotidien
Les agences des Nations unies, les organisations internationales et d’autres organisations humanitaires du monde entier utilisent déjà des méthodes innovantes et intéressantes de storytelling dans le cadre de leurs efforts de communication autour de la pandémie. Beaucoup de ces méthodes de storytelling intègrent des textes, des images et des vidéos, ce qui rend ces récits attirants visuellement. Par exemple, cette année, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a lancé un concours artistique auprès des jeunes puis transformé les propositions gagnantes en dessins animés. Ces dessins et animations portent sur la gentillesse et la solidarité envers les réfugiés en période de pandémie et sont accompagnés de courts textes écrits par les artistes[14]HCR, « De jeunes artistes ont dessiné un monde où la bienveillance l’emporte sur le Covid-19 – et nous avons mis leurs créations en mouvement », 22 juillet 2020, … Continue reading. L’ONU en Argentine met en lumière les actes quotidiens de gentillesse individuelle au cours de la pandémie dans de courtes vidéos[15]United Nations, “UN Argentina highlights everyday heroes spreading solidarity amid pandemic”, … Continue reading. Au Sri Lanka, les agences des Nations unies utilisent les plateformes des réseaux sociaux, en particulier Facebook, Twitter et Instagram, pour partager les histoires de héros du quotidien, en utilisant le hashtag #HumansOfHopeSL[16]United Nations, “UN Sri Lanka highlights everyday heroes spreading solidarity amid pandemic”, … Continue reading.
Ce qui est significatif dans ces initiatives, c’est qu’elles vont au-delà des formes habituelles de storytelling humanitaire qui sont centrées sur la communication des impacts des efforts humanitaires, pour fournir une plateforme à une pluralité de points de vue qui s’expriment sur des thèmes liés au travail de l’organisation. L’utilisation des plateformes des médias en ligne peut permettre que ces récits touchent une part plus importante du public et de communiquer davantage sur ces vulnérabilités auprès de celui-ci. Parce que ces histoires sont courtes et simples, elles touchent des publics variés. De plus, le fait d’impliquer les communautés locales et de leur donner les moyens de raconter leur propre histoire peut contribuer à créer un storytelling plus authentique qui donne davantage de crédibilité au travail des organisations sur le terrain. Et en même temps, la publication de récits individuels à la première personne peut aider les personnes à s’approprier leur histoire et donc donner encore plus d’autonomie aux communautés locales.
Intégrer les points de vue des experts
Dans l’urgence de la pandémie, les bailleurs de fonds et les organisations humanitaires travaillent à limiter la propagation de la Covid-19, en particulier pour les populations et les États fragiles touchés par des conflits[17]NRC, “The humanitarian impact of Covid-19 on displaced communities”, 30 April 2020, https://www.nrc.no/resources/reports/the-humanitarian-impact-of-Covid-19-on-displaced-communities. Les Nations unies ont aussi élargi leurs efforts et leurs engagements pour répondre de façon urgente aux effets socio-économiques de la pandémie. Cependant, la Banque mondiale estime que la pandémie va provoquer une des pires récessions mondiales depuis la Seconde Guerre mondiale[18]Banque mondiale, « La pandémie de Covid-19 plonge l’économie planétaire dans sa pire récession depuis la Seconde Guerre mondiale », 8 juin 2020, … Continue reading. Cela va réduire des gens à une extrême pauvreté, tout en exacerbant les vulnérabilités existantes, notamment en matière de sécurité alimentaire, d’inégalités liées au genre, d’accès aux services de base et de systèmes de protection sociale, ainsi que les questions de justice et de droits humains.
Il est aussi essentiel de faire entendre la voix des experts, pour partager ce que l’on sait de ces vulnérabilités. Par exemple, sur son blog intitulé Humanitarian Law and Policy, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) met en avant les points de vue de divers experts, notamment issus de la communauté des acteurs humanitaires et des chercheurs[19]ICRC, “Covid-19 and conflict”, Humanitarian Law and Policy, https://blogs.icrc.org/law-and-policy/category/special-themes/Covid-19-and-conflict. Ces publications de blog traitent des problèmes cruciaux causés par la Covid-19 dans des États et des communautés touchés par des conflits et proposent des éclairages essentiels. Cependant, il faut mettre l’accent sur les analyses et les connaissances que peuvent apporter des experts venant de tous les secteurs et disciplines. Il faut aussi aller chercher des experts locaux ou nationaux. C’est essentiel pour garantir que des solutions propres à chaque pays soient proposées à travers ce type de storytelling.
Intégrer les points de vue des partenaires locaux
Sensibiliser à et aborder certains des enjeux de plus long terme, comme les droits humains, la justice et les implications de la protection contre la pandémie peut être complexe. C’est sur ces sujets en particulier que l’intégration de points de vue pluriels a d’autant plus de valeur. Le Cadre des Nations unies pour la réponse socio-économique immédiate à la Covid-19 met l’accent sur l’importance qu’il y a à reconnaître et à travailler en lien étroit avec les gouvernements nationaux, les communautés locales et les autres partenaires locaux pour appliquer des mesures qui répondent aux vulnérabilités les plus grandes[20]Nations unies, Cadre des Nations Unies…, op. cit.. Mais cela ne doit pas être uniquement l’objectif des programmes des organisations humanitaires, cela doit se refléter dans le storytelling humanitaire. Les points de vue du personnel gouvernemental local sont largement absents de la communication humanitaire. Une initiative de l’Organisation internationale du travail (OIT) intitulée « Témoignages du Covid-19 » (“First person : Covid-19 stories” en anglais) est un exemple notable de ce que pourrait être cette communication. Il s’agit d’une série de vidéos dans lesquelles des personnes partagent leur point de vue sur l’impact de la pandémie dans le monde du travail et les réponses de leur pays jusqu’ici[21]OIT, « Témoignages du Covid-19 », https://www.ilo.org/Covid-19-stories/fr. Ce qui est important, c’est que ces vidéos montrent des représentants du gouvernement, des entrepreneurs, des employés d’organisations non gouvernementales internationales, des travailleurs essentiels, des jeunes et des étudiants, et bien d’autres, dans le monde entier, et transmettent donc des points de vue divers et singuliers sur certains des problèmes essentiels auxquels sont confrontées les communautés. Le fait d’intégrer les points de vue des gouvernements et d’autres partenaires locaux peut permettre de mettre en avant la relation de partenariat qui existe entre les organisations humanitaires et les acteurs locaux et de donner plus de crédibilité aux efforts humanitaires. C’est aussi important pour éviter le cliché du « sauveur blanc » dans le storytelling humanitaire.
Dans le monde de l’après Covid-19
Faire dialoguer entre eux les points de vue divers des personnes vulnérables, des partenaires locaux et des acteurs humanitaires est difficile. Cela demande d’investir du temps et de l’argent. Mais cela vaudra la peine d’intégrer des histoires multiples au storytelling du monde de l’après Covid-19. Elles permettront de mettre en avant la nature plurielle des problèmes auxquels fait face la communauté humanitaire, tandis que permettre aux populations vulnérables et aux communautés locales de raconter leur propre histoire peut aussi aider à renforcer leur autonomie. Il est particulièrement utile d’intégrer les points de vue des gouvernements locaux pour aborder certains des enjeux les plus complexes de la pandémie. Cependant, en produisant ce type de récits, il est essentiel de prendre en compte le contexte du pays pour comprendre quels sont les voix ou les points de vue qu’il faudrait intégrer. Cela demande de travailler en lien étroit avec des partenaires et d’autres acteurs locaux. En même temps, il est nécessaire que les acteurs humanitaires s’assurent que l’intégration d’histoires multiples dans le storytelling ne fasse pas disparaître les voix des plus vulnérables derrière des points de vue plus larges, mais contribue à la production de récits plus inclusifs qui peuvent aider à renforcer la crédibilité et la solidarité dans l’ère de l’après Covid-19.
Traduit de l’anglais par Lucile Guieu
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-751-2 |