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Comment coproduire une palette de connaissances transdisciplinaires pour résoudre des problèmes humanitaires complexes ? Une illustration en République démocratique du Congo

Camille Maubert
Camille MaubertCamille Maubert termine un doctorat en développement international au Centre d’études africaines de l’université d’Édimbourg, en Écosse. Elle travaille sur le changement social dans le cadre des projets de prévention de la violence basée sur le genre dans les contextes de conflit. À travers le cas de la République démocratique du Congo, elle analyse les modalités de transformation des comportements individuels et collectifs, notamment en examinant les résistances au changement, la complexité des normes de genre et la manière dont elles déterminent l’adhésion continue des personnes à des comportements violents. Parallèlement, Camille travaille comme praticienne du développement et consultante dans le cadre de la recherche sur la masculinité positive, la protection des personnes vulnérables, et la participation des femmes dans la paix pour des organisations telles que Save the Children, Translators Without Borders, ou l’UNICEF.
Jeremy Allouche
Jeremy AlloucheProfesseur chargé de recherche à l’Institute of Development Studies (IDS) au Royaume-Uni, codirecteur de l’Humanitarian Learning Centre et chercheur principal du projet Islands of Innovation in Protracted Crisis financé par le GCRF et du projet New Community-Informed Approaches to Humanitarian Protection and Restraint financé par l’AHRC/le DFID. Jeremy travaillait auparavant à l’université d’Oxford, au Massachusetts Institute of Technology, à l’EPFL de Lausanne, à l’Institut de hautes études en administration publique et à l’Institut universitaire de hautes études internationales et du développement à Genève. Il possède une vaste expérience sur le terrain en Afrique subsaharienne, où il s’est notamment investi dans la recherche avec des donateurs internationaux, des agences d’aide, des organisations non gouvernementales internationales engagées dans la consolidation de la paix, des groupes de la société civile locale et des défenseurs des droits humains. Son expérience en tant que consultant comprend des travaux pour Conciliation Resources, le DFID, IrishAid, la DDC, le HCR et le Programme alimentaire mondial. Il est membre du comité de rédaction de l’International Peacekeeping Journal.

Camille Maubert et Jeremy Allouche nous permettent d’aller plus avant dans la mise en lumière des tensions et dilemmes. À ceux inhérents au conflit de cultures entre acteurs et chercheurs s’ajoutent les inégales considérations et conditions dont bénéficient chercheurs des Suds et des Nords. La crise complexe que connaît la République démocratique du Congo offre un ancrage incomparable à l’analyse des auteurs.

La crise humanitaire sévissant en République démocratique du Congo (RDC) est l’une des plus longues et des plus complexes de la région des Grands Lacs, entremêlant questions de gouvernance, d’urgences alimentaire et sanitaire, d’insurrections, d’enjeux de ressources naturelles et de conflits fonciers. Les humanitaires et les chercheurs (qu’ils soient universitaires ou non[1]La recherche n’est pas seulement menée au sein des universités, mais aussi par de nombreuses autres entités telles que des organisations non gouvernementales, des associations caritatives, des … Continue reading) travaillent depuis des décennies à comprendre les causes de ces problèmes, et à élaborer des solutions globales et multisectorielles. Toutefois, à Goma, capitale de la province du Nord-Kivu où sont basés la plupart des humanitaires, les limites des secteurs humanitaire et de la recherche sont devenues très claires. L’impact et la pertinence d’une action humanitaire qui mobilise plusieurs millions de dollars restent en effet minimes, tandis que l’applicabilité des études universitaires est également remise en question. Ces deux critiques sont à rattacher au manque (ou à l’absence) de partenariats entre les humanitaires et les chercheurs d’une part, et à la collaboration difficile entre les pays du Nord et les praticiens et chercheurs congolais d’autre part.

Dans cet article, nous examinons les difficultés liées au développement de partenariats humanitaires et de recherche à travers les questions suivantes : Quels sont les obstacles normatifs et systémiques à la coproduction de connaissances et à la mise en place de partenariats égalitaires dans le cadre de projets de recherche humanitaire ? Quelle est l’incidence de la longue domination épistémologique des pays du Nord (c’est-à-dire leur ascendant sur les autres régions en tant que sources et surtout vecteurs d’idées et de normes intellectuelles) sur les projets de collaboration internationale ? Nous soutenons que les crises complexes nécessitent des solutions fondées sur une palette de connaissances et des partenariats transdisciplinaires plus solides. La transdisciplinarité vise à atteindre un haut niveau d’« interaction entre les universitaires et les praticiens afin de promouvoir un processus d’apprentissage mutuel[2]Gerald Steiner and Alfred Posch, “Higher education for sustainability by means of transdisciplinary case studies: an innovative approach for solving complex, real-world problems”, Journal of … Continue reading ». Dans le contexte de l’action humanitaire, les contributions de toutes les disciplines et des différents acteurs sociétaux sont essentielles pour produire des connaissances socialement robustes et trouver des moyens créatifs et collaboratifs permettant de résoudre des problèmes[3]Basarab Nicolescu, “The transdisciplinary evolution of the university condition for sustainable development”, document présenté lors du Congrès international de l’Association internationale … Continue reading. De ce fait, lorsque nous réfléchissons à la collaboration entre les chercheurs et les humanitaires des pays du Nord et du Sud, nous devons regarder au-delà de ce que chacun peut apporter à l’autre et examiner les inégalités institutionnelles et épistémologiques que ces partenariats mettent en évidence (et auxquelles ils contribuent).

Nous soutenons que les relations entre le secteur humanitaire et la recherche doivent évoluer, passant de collaborations fonctionnelles et ponctuelles à des partenariats plus équitables. Nous entendons par là qu’au-delà des fossés disciplinaires et de la division Nord/Sud, les partenaires doivent participer sur un pied d’égalité et avoir accès à la prise de décision, au financement, aux publications, au renforcement institutionnel et à la visibilité dans le cadre des projets de recherche humanitaire. Nous examinons ici comment des partenariats plus égalitaires peuvent être mis en œuvre dans toutes les disciplines et entre les acteurs « internationaux » et les acteurs « locaux » au sein de la chaîne de production de connaissances humanitaires. Notre contribution trouve son origine dans notre propre approche réflexive, puisque nous travaillons dans les domaines de la recherche et de la pratique humanitaire. Elle est complétée par des entretiens menés auprès de praticiens congolais et internationaux travaillant dans le domaine de la recherche humanitaire pour des organisations internationales, des organisations non gouvernementales (ONG) et des cabinets de conseil en RDC.

Approche multidisciplinaire

Les partenariats entre le secteur humanitaire et la recherche sont, en théorie, reconnus comme des moyens efficaces pour produire les connaissances transdisciplinaires nécessaires à la résolution de problèmes humanitaires complexes. Cependant, dans la pratique, les frontières entre ces deux mondes perdurent et leur collaboration reste largement fonctionnelle. La plupart des personnes interrogées ont fait remarquer que si de nombreuses organisations ont commencé à inclure des activités de recherche dans leurs stratégies, celles-ci restent cantonnées dans les limites des projets opérationnels. Selon le directeur congolais d’un cabinet de conseil en recherche :

« Les humanitaires font des recherches liées à des projets existants, de sorte que nos chercheurs entrent dans un processus déjà en place et ont donc peu de latitude pour fournir des conseils. Ils sont tenus par des cadres de suivi et d’évaluation, et ne mènent pas d’études approfondies. La recherche n’est pas utilisée aux fins d’innovation, mais pour valider un projet. »

Les personnes interrogées ont noté que les humanitaires privilégient l’expérience professionnelle et sont réticents à mener de nouvelles études. Dans les milieux humanitaires, les décideurs ont un temps et des ressources limités et, de ce fait, ils ont tendance à utiliser la documentation existante et à fonder leurs décisions sur ces données, qu’ils associent aux informations relatives au contexte local.

Certains avaient l’impression que la recherche était principalement utilisée à des fins instrumentales, dans le cadre d’un exercice imposé pour légitimer des décisions et des orientations qui avaient déjà été prises. Un praticien international travaillant pour une grande organisation internationale a indiqué que « certaines organisations mettent l’accent sur les fonctions opérationnelles et fondent leurs décisions sur l’expérience individuelle, la connaissance du contexte et les expériences de ce qui a été fait dans d’autres endroits. Cela révèle une certaine arrogance humanitaire ». Les chercheurs avec lesquels nous avons parlé ont souligné que même les organisations qui prétendent être « fondées sur la recherche » limitent souvent leur « recherche » au strict minimum nécessaire pour obtenir l’approbation des projets par les donateurs, privilégiant les résultats à court terme par rapport à la recherche à long terme. La définition même de « recherche » et les normes à respecter ne sont pas appréhendées de la même façon par les humanitaires et les chercheurs universitaires. Pour les premiers, la recherche est avant tout un exercice d’évaluation comprenant l’analyse des activités et des observations par rapport aux plans de travail afin de permettre la prise de décisions. Pour les seconds, la recherche examine de façon critique une situation, au-delà des attributions d’un projet particulier. Il s’agit d’un processus mené aux fins d’apprentissage, en vue d’élargir les résultats et, idéalement, de permettre au secteur humanitaire de remettre en question ses pratiques. Ce sont deux mondes différents, avec des priorités différentes. Les personnes interrogées ont noté comment ces diverses conceptions ont alimenté une méfiance mutuelle entre les humanitaires et les chercheurs. Par exemple, l’une des personnes que nous avons interrogées a déclaré que « ce qui est acceptable pour la recherche opérationnelle n’atteint pas nécessairement les normes imposées par la recherche universitaire, car il faut aller vite ».

« La définition même de “recherche” et les normes à respecter ne sont pas appréhendées de la même façon par les humanitaires et les chercheurs universitaires. »

 

En général, la recherche sert surtout à documenter les activités humanitaires individuelles plutôt qu’à produire des connaissances plus générales sur la situation. La nature confidentielle de nombreux rapports de consultants humanitaires (beaucoup demeurant des publications internes) complique également la création de ponts avec la communauté des chercheurs. La Cellule d’analyse en sciences sociales, rattachée à l’UNICEF, constitue néanmoins une initiative intéressante. Elle a pour objectif de recueillir des données dans toutes les disciplines et de produire des données généralisables et exploitables. Son « approche analytique intégrée » consiste non seulement à produire et à utiliser des données internes, mais également à s’informer auprès d’autres acteurs sur leurs recherches existantes et en cours. Cela contribue à une base de données plus fiable et lui permet également de codévelopper des solutions avec différents acteurs, en associant des données programmatiques à des recherches plus qualitatives menées par des ONG. Cette approche vise à améliorer la fiabilité des données et la participation des acteurs qui utiliseront réellement les données recueillies.

La collecte de données transdisciplinaires ne se contente pas d’utiliser une palette de sources humanitaires et de recherche. De nombreuses personnes interrogées ont fait remarquer que, lorsqu’ils entreprennent une recherche, les humanitaires font encore la part belle à certaines disciplines et méthodologies. En particulier, la production de connaissances humanitaires tend à privilégier les données quantitatives par rapport à la recherche qualitative. L’une des raisons de cette situation tient à la nature pratique de l’action humanitaire et à la nécessité de disposer d’informations rapidement exploitables. De ce fait, la recherche implique de larges échantillons de participants jugés représentatifs de leur communauté, dans le but de généraliser les résultats – souvent sans remettre en question les points de vue et les besoins qui sont considérés comme représentatifs de la catégorie plus large des « populations locales » ou des « bénéficiaires ».

Les connaissances locales des experts humanitaires visent l’universalité plutôt que la spécificité du contexte. Les connaissances qualitatives et empiriques n’ont été prises en compte que dans de rares cas, uniquement pour éclairer des modèles et des conclusions plus larges, au lieu de témoigner de la diversité et de l’intersectionnalité de l’expérience des conflits, ce qui pourrait ouvrir de nouvelles perspectives. De même, les concepts et les qualificatifs utilisés pour classer les populations dans la recherche statistique humanitaire (comme « vulnérables », « victimes » ou « pauvres ») sont rarement remis en question. Comme l’expliquent les personnes interrogées au sein des ONG et des cabinets de conseil en recherche, les critères utilisés pour attribuer ces qualificatifs aux populations sont souvent définis par des équipes des pays du Nord, qui ne les confrontent pas à la réalité locale en RDC. Par exemple, dans de nombreux programmes humanitaires de protection des femmes, celles-ci sont avant tout considérées comme des victimes ou des victimes potentielles de violences sexuelles, mais rarement comme des victimes de la pauvreté, des chefs de famille, des entrepreneurs ou même des auteurs de violences. Ce manque de compréhension de la complexité des réalités locales limite les types de services auxquels les femmes ont accès, tout en renforçant le positionnement de la femme congolaise en tant qu’éternelle victime (de l’homme congolais). De ce fait, le recours à une approche épistémologique et à des outils extérieurs ne tient pas compte des expériences et des subjectivités locales, et reproduit certains discours et préjugés à propos de la RDC, perpétuant ainsi les inégalités sociales.

Les entretiens que nous avons menés auprès de praticiens et de chercheurs mettent clairement en évidence la suspicion générale du secteur humanitaire, non pas tant à l’égard de la recherche elle-même, mais de certaines traditions académiques. Bien qu’il s’appuie sur des disciplines techniques comme la nutrition, les sciences médicales ou le suivi et l’évaluation, le secteur humanitaire se méfie d’autres formes de preuves. Comme l’a déclaré le coordonnateur congolais de la recherche pour une agence internationale :

« Les gens aiment les chiffres et les statistiques parce qu’ils impressionnent. Par conséquent, lorsque nous présentons une recherche qualitative, il y a toujours des questions d’échantillonnage et les gens doutent des résultats. Des disciplines plus cruciales comme l’anthropologie ou les sciences politiques remettent en question les résultats de la recherche quantitative et nous font réaliser les faiblesses de l’action humanitaire. C’est pourquoi nous préférons les chiffres. »

Bien qu’il existe des interactions réussies entre les universitaires et les praticiens de l’aide humanitaire, ces interactions demeurent partielles et sélectives. Les traditions de recherche qui participent à l’action humanitaire selon ses propres termes sont tolérées, mais celles qui s’intéressent de trop près à ses paradoxes et institutions sont évitées. De nombreuses personnes interrogées constatent d’ailleurs que les études approfondies, longitudinales et indépendantes qui examinent de façon critique l’impact, la pérennité ou les lacunes du travail humanitaire bénéficient rarement de financements, voire jamais. Parlant de lancer des recherches sur les abus de langage et leur impact désastreux sur la lutte contre Ebola, un coordonnateur international sur le terrain a déclaré : «  toujours considéré comme une bonne idée, mais il n’y a jamais de financements pour cela. »

Partenariats entre les acteurs internationaux et locaux

Le programme de localisation et les questions soulevées par les collaborations entre les acteurs des pays du Nord et du Sud se trouvent au cœur des discussions sur la mise en place de partenariats humanitaires et de recherche plus efficaces[4]Maria Al-Abdeh and Champa Patel, “‘Localising’ humanitarian action: reflections on delivering women’s rights-based and feminist services in an ongoing crisis”, Gender & Development, … Continue reading. Le chiffre souvent cité selon lequel seulement 0,2 % des financements humanitaires ont été alloués à des acteurs locaux (Rapport sur l’aide humanitaire mondiale) a rallié le secteur humanitaire autour de la nécessité de remédier aux déséquilibres des pouvoirs et à la marginalisation des acteurs locaux. Les appels à une meilleure inclusion des acteurs locaux se sont ensuite multipliés, dans le sillage du Sommet humanitaire mondial de 2016, avec des initiatives telles que le Grand Compromis (Grand Bargain) ou Charter4Change. Néanmoins, en dépit de ces engagements, la mise en œuvre du programme de localisation a été lente et superficielle[5]Kristina Ropestorff, “A call for critical reflection…”, art. cit..

Des entretiens menés auprès d’acteurs humanitaires à Goma indiquent que des questions d’ordre structurel expliquent en grande partie le retard pris dans la mise en œuvre de ce programme. Un sentiment de méfiance entre les acteurs internationaux et les acteurs locaux est profondément ancré dans la culture humanitaire. Comme nous l’a dit l’une des personnes interrogées, beaucoup sont convaincus que pour que la recherche humanitaire soit menée correctement, il faut nécessairement « envoyer un expatrié, pour s’assurer que les choses vont bien (contrôler les finances, vérifier les papiers), sinon rien ne se passe et il existe toujours un risque de corruption ». Des représentants de cabinets de conseil locaux ont déploré la difficulté à briser le plafond de verre et à éliminer les stéréotypes sur les capacités des chercheurs congolais :

« Le climat de méfiance fait qu’il est très difficile pour des organisations comme la nôtre d’asseoir leur réputation auprès du personnel humanitaire. Les acteurs humanitaires ont tendance à penser qu’ils font mieux que les Congolais dans tous les domaines (financier, technique, lobbying), et c’est ce qui étouffe les initiatives locales. Les expatriés ont l’avantage d’être plus facilement en contact avec les ONG, les donateurs et autres pour tisser des liens, signer des contrats… Ce qui pénalise les acteurs locaux. »

Le manque de confiance entre les acteurs « internationaux » et « locaux » tient à la façon dont ces deux groupes sont définis en opposition l’un avec l’autre et aux perceptions qui en découlent. Cette construction binaire repose sur des stéréotypes qui idéalisent ou diabolisent les acteurs locaux, et finalement perpétuent l’inégalité des relations. D’un côté, on laisse souvent entendre qu’il manque quelque chose aux acteurs locaux, qui sont décrits comme « statiques, ruraux, traditionnels, inaptes et attendant d’être “éduqués, développés, monétisés et correctement gouvernés”[6]Kristina Ropestorff, “A call for critical reflection…”, art. cit., p.8. ». Cela perpétue le déséquilibre des pouvoirs, notamment en laissant entendre que les acteurs locaux ont besoin que leurs capacités soient renforcées, ce qui doit être fait par des experts internationaux. Les stéréotypes qui envisagent les acteurs internationaux comme des détenteurs de l’excellence posent la question de savoir quelles connaissances sont privilégiées et qui prend la décision de renforcer telle ou telle capacité, au sein de quelle organisation et de quelle manière. Les personnes que nous avons interrogées ont également déploré la façon dont l’accès aux normes et connaissances occidentales reste jalousement gardé par les acteurs internationaux. Un consultant en recherche congolais a déploré que « les universités locales enseignent des méthodes obsolètes, de sorte que les chercheurs locaux n’entrent pas toujours sur le marché du travail avec les compétences et les outils appropriés. Ils apprennent sur le terrain, mais peinent à accéder à une formation théorique initiale ».

Ce sentiment est partagé par un autre praticien, qui attribue ce problème au manque d’intérêt de l’État pour la recherche et au manque de bourses d’études et de soutien financier qui en découle pour permettre le renforcement des capacités des étudiants. Bien qu’une formation technique spécifique puisse être fournie aux équipes de recherche locales dans le cadre de projets validés, ces formations restent très limitées et les partenaires internationaux (ONG et universités) hésitent à soutenir des programmes congolais plus formels. Cela limite sérieusement la capacité des acteurs locaux à développer leurs propres compétences et capacités institutionnelles.

Lorsqu’il s’agit de sous-traiter des projets de recherche humanitaire à des organisations locales, il faut revoir la façon dont les capacités sont envisagées et développer de nouveaux modes de partenariats inclusifs.

D’autre part, la localisation repose en partie sur un stéréotype idéalisé, qui envisage les acteurs locaux comme fondamentalement authentiques, légitimes et bien informés (au sens large) sur le contexte local. Bien qu’il faille reconnaître l’expertise des acteurs locaux, nos recherches à Goma montrent qu’une vision quelque peu simpliste de ce qui est local et de qui sont les acteurs locaux peut avoir des conséquences problématiques sur le programme de localisation. Le terme « acteurs locaux » est utilisé pour désigner indistinctement le peuple congolais, qu’il s’agisse d’acteurs humanitaires, d’élites locales ou de personnes touchées, ce qui gomme une large diversité de profils et d’intérêts. Cependant, comme le souligne Véronique Barbelet[7]Veronique Barbelet, As local as possible, as international as necessary: understanding capacity and complementarity in humanitarian action, Overseas Development Institute, 2018, … Continue reading, il n’est pas rare que le personnel local travaille successivement pour des organisations internationales et nationales ou locales, brouillant les lignes qui séparent les acteurs locaux et internationaux. Dans le contexte de la recherche humanitaire, la vision simpliste de ce qui est local pose la question de savoir quelle conception de la situation et des besoins guide (et doit guider) l’action humanitaire. Le manque d’attention que de nombreuses organisations portent au contexte et aux programmes des acteurs locaux qu’elles embauchent ou avec lesquels elles interagissent a des répercussions négatives sur la qualité de l’action humanitaire. Cela est particulièrement manifeste en ce qui concerne la langue. Selon les personnes interrogées participant à la recherche et à la gestion des données pour les ONG, de nombreuses organisations travaillant dans l’est de la RDC considèrent comme des locaux les personnes originaires de Kinshasa (à 2 400 km de distance) parlant le lingala et les embauchent en tant qu’experts locaux, alors même qu’elles ne parlent pas le swahili et qu’elles comprennent mal le contexte local. Une personne interrogée a expliqué que le terme « acteurs locaux » peut même servir à désigner des personnes originaires d’autres pays francophones africains. De ce fait, la notion d’« acteur local » peut servir de raccourci pour une nationalité ou une origine ethnique, masquant les expériences individuelles des travailleurs non blancs ou non expatriés. Une telle conception des acteurs locaux ne rend pas non plus compte des relations translocales et transculturelles complexes des acteurs de la sphère humanitaire.

La langue joue également un rôle important dans le maintien des hiérarchies entre les acteurs locaux, nationaux et internationaux. Les personnes interrogées ont noté que la localisation ne permettait pas aux travailleurs locaux qui maîtrisent les principales langues de l’est du Congo (français et swahili) d’assumer des rôles décisionnels et que, dans de nombreuses organisations humanitaires, le personnel de haut niveau parle uniquement l’anglais : « . Par conséquent, aucune équipe locale n’a assisté à ces réunions, ce qui a renforcé leur exclusion. Les réunions parallèles étaient organisées en français, mais peu d’expatriés ont pris la peine de venir. »

La prévalence de l’anglais comme langue de travail dans un pays de langues française et swahilie a été un problème majeur, car la maîtrise de l’anglais est souvent une condition préalable tacite à la mise en place de partenariats. Les chercheurs locaux qui maîtrisent plusieurs langues locales sont exclus des réunions de conception de la recherche, ainsi que des plates-formes humanitaires de communication des résultats en raison de leurs « lacunes » en anglais, perdant ainsi des opportunités importantes de création de réseaux et de collecte de fonds. Au-delà de la langue elle-même, le jargon technique utilisé par les acteurs internationaux et les praticiens exclut également les acteurs locaux du « système ». Alors que le secteur de l’aide s’est complexifié au fil des ans, les organisations internationales utilisent un nombre croissant de normes (Sphère, Norme humanitaire fondamentale), de lignes directrices et de processus (mécanismes des groupes thématiques, cycles d’intervention et plans de réponse humanitaire, etc.) afin de répondre de manière cohérente aux situations humanitaires. De ce fait, pour acquérir une légitimité dans le domaine humanitaire, il est essentiel de « s’exprimer à la manière du Nord », c’est-à-dire d’utiliser le jargon et les normes des pays du Nord.

Les inégalités structurelles entre les travailleurs internationaux et locaux trouvent leur origine dans la valeur accordée à la capacité technique et à l’expertise. Alors que les chercheurs et les praticiens locaux s’efforcent d’apprendre les méthodes et la langue des acteurs internationaux, ils sont formés pour s’intégrer dans un modèle imposé par l’extérieur. Dans le cadre du programme de localisation, la mise en place de partenariats plus efficaces entre les chercheurs et les praticiens des pays du Nord et ceux des pays du Sud passe par une approche critique des connaissances dominantes. Ce type d’examen critique nous permettrait d’aller au-delà du débat actuel, fortement axé sur l’efficacité des partenariats, pour mener des analyses plus fondamentales sur le déséquilibre des pouvoirs et les pratiques d’exclusion qui sous-tendent les problèmes mêmes que le programme de localisation tente de résoudre. Elle attire l’attention sur la question de savoir qui prétend représenter les acteurs locaux, qui définit ce qui est local, et comment cela peut conduire à la marginalisation de certains acteurs dans la sphère humanitaire. Comme le demande Sabelo Ndlovu-Gatsheni[8]Sabelo Ndlovu-Gatsheni, “Decoloniality as the future of Africa”, History Compass, 13/10, 2015, p.485-496., il convient de mettre l’accent sur des points de vue plus épistémologiques, dans lesquels la connaissance des individus compte davantage que l’endroit où ils se trouvent.

« Il convient de remettre en question les divisions conventionnelles entre la recherche et l’action, les connaissances scientifiques et les connaissances populaires, l’action humanitaire et le milieu universitaire, le Nord et le Sud. »

 

Vers des partenariats équitables pour la coproduction de connaissances humanitaires

Étant donné que les crises humanitaires deviennent de plus en plus complexes et que de plus en plus d’organismes de financement encouragent les partenariats intersectoriels dans le sillage du Grand Bargain, il est impératif d’examiner de façon plus systématique les enjeux liés à ces collaborations. Notre article a mis en évidence les obstacles structurels et épistémologiques qui empêchent le développement de partenariats véritablement équitables entre les disciplines humanitaires et académiques et entre les acteurs du Nord et du Sud. Ces obstacles demeurent souvent invisibles en raison du manque de réflexivité qui perdure dans le secteur humanitaire et, selon un praticien humanitaire international, de sa réticence à instaurer « un dialogue constructif sur la nature de la localisation et de la mondialisation, au-delà des divisions ». Nous avons souligné la nécessité de permettre un examen critique des questions de partialité et de pouvoir, dans toutes les disciplines et parmi les différents acteurs actifs au sein de la chaîne de production de connaissances humanitaires. Malgré les efforts visant à intégrer la recherche dans l’action humanitaire et à localiser ce processus, la promotion de partenariats égalitaires au sein d’équipes transdisciplinaires et multiculturelles nécessite une réflexion plus systématique. Nous avons souligné que de nombreux partenariats se limitent encore à une collaboration technique et partielle, qui se caractérise par une répartition inégale du travail intellectuel à l’échelle mondiale plutôt que par un travail conjoint équitable. Pour que les partenariats humanitaires et de recherche deviennent plus équitables, au-delà de la fracture Nord/Sud, nous soutenons qu’il convient de remettre en question les divisions conventionnelles entre la recherche et l’action, les connaissances scientifiques et les connaissances populaires, l’action humanitaire et le milieu universitaire, le Nord et le Sud. La notion de coproduction vise à déconstruire et à bouleverser ces hiérarchies afin de faciliter une répartition plus équitable du pouvoir entre les parties prenantes. Elle met également l’accent sur le rôle central de la pluralité, qui va au-delà des divisions binaires et intègre des acteurs et des savoirs non techniques. Pour établir de véritables partenariats humanitaires et de recherche, il convient d’aller au-delà de la compréhension mutuelle et d’envisager la coproduction de connaissances comme le seul moyen permettant de produire les connaissances plurielles nécessaires à la résolution d’une crise de plus en plus complexe.

Traduit de l’anglais par Sophie Jeangeorges


ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-819-9

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References

References
1 La recherche n’est pas seulement menée au sein des universités, mais aussi par de nombreuses autres entités telles que des organisations non gouvernementales, des associations caritatives, des organisations humanitaires, des groupes de réflexion, des cabinets de conseil, des établissements à vocation de recherche et bien d’autres.
2 Gerald Steiner and Alfred Posch, “Higher education for sustainability by means of transdisciplinary case studies: an innovative approach for solving complex, real-world problems”, Journal of Cleaner Production, 14/9, 2006, p.877-890.
3 Basarab Nicolescu, “The transdisciplinary evolution of the university condition for sustainable development”, document présenté lors du Congrès international de l’Association internationale des universités, Université Chulalongkorn, Bangkok, 12-14 novembre 1997.
4 Maria Al-Abdeh and Champa Patel, “‘Localising’ humanitarian action: reflections on delivering women’s rights-based and feminist services in an ongoing crisis”, Gender & Development, 27/2, 28 June 2019, p.237-252; Kristina Ropestorff, “A call for critical reflection on the localisation agenda in humanitarian action”, Third World Quarterly, 41/2, 11 July 2019, p.284-301.
5 Kristina Ropestorff, “A call for critical reflection…”, art. cit.
6 Kristina Ropestorff, “A call for critical reflection…”, art. cit., p.8.
7 Veronique Barbelet, As local as possible, as international as necessary: understanding capacity and complementarity in humanitarian action, Overseas Development Institute, 2018, https://cdn.odi.org/media/documents/As_local_as_possible_as_international_as_necessary_understanding_capacity_and_comp.pdf
8 Sabelo Ndlovu-Gatsheni, “Decoloniality as the future of Africa”, History Compass, 13/10, 2015, p.485-496.

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