Conçu dans la perspective de diminuer l’incidence du VIH/sida dans un district kenyan, un projet de Médecins Sans Frontières est parvenu à dépasser le fameux objectif des « 3 x 90 » fixé par l’ONUSIDA. Retour sur des résultats encourageants qui ne signifient pas pour autant, selon les auteurs de cet article, que l’épidémie prendra fin d’ici 2030.
Malgré une forte mobilisation internationale au cours des dernières décennies qui a permis des avancées significatives dans la lutte contre le virus de l’immunodéficience humaine/syndrome d’immunodéficience acquise (VIH/sida), la maladie continue de tuer massivement. C’est le cas dans le district rural de Ndhiwa, dans le comté de Homa Bay au Kenya[1]Depuis la décentralisation du pouvoir mise en place dans le cadre de la nouvelle constitution adoptée en 2010, le Kenya est constitué de 47 comtés, eux-mêmes divisés en districts. Ainsi, … Continue reading. Alors qu’il n’existe encore ni remède définitif ni vaccin, le Programme commun des Nations unies sur le VIH/sida (ONUSIDA) s’est fixé l’objectif ambitieux de mettre fin à l’épidémie d’ici à 2030, notamment grâce à la stratégie dite des « 3 x 90 » (ou « cascade de soins ») : il faudrait que 90 % des personnes vivant avec le VIH connaissent leur statut ; que 90 % des personnes connaissant leur statut reçoivent des antirétroviraux (ARV) et que 90 % des personnes sous ARV aient une charge virale indétectable. Ces hypothèses audacieuses ont été mises à l’épreuve dans un projet pilote de cinq années, lancé en juin 2014 par Médecins Sans Frontières (MSF) et le ministère de la Santé kenyan dans le district de Ndhiwa. Là, l’étude Ndhiwa HIV Impact in Population Survey 1 (NHIPS 1) menée par le centre d’épidémiologie de MSF (Épicentre) en 2012 avait déjà mis en évidence des chiffres d’incidence et de prévalence du VIH parmi les plus élevés au monde. Six ans plus tard, une nouvelle étude Épicentre, NHIPS 2[2]Médecins Sans Frontières, VIH : l’amélioration de la prise en charge a fait chuter la proportion des personnes infectées dans l’un des foyers les plus touchés au monde, 24 novembre 2020, … Continue reading, a démontré que l’objectif des « 3 x 90 » avait été dépassé. Au regard de l’incidence en nette diminution, mais toujours élevée, s’agit-il vraiment d’un succès ?
Le projet de Ndhiwa : vers un modèle de soins simplifié
Le projet de Ndhiwa a été conçu avec l’objectif de diminuer l’incidence[3]L’incidence d’une maladie correspond au nombre de nouveaux malades sur une période donnée. du VIH dans le district via la mise en place de toutes les méthodes biomédicales connues. Il s’agit du dépistage massif, de la circoncision[4]Les campagnes de circoncision ont été abandonnées, car trop peu fréquentées ; d’autres organisations s’en occupaient avec de meilleurs résultats que MSF., de la mise sous traitement précoce des personnes positives, et de la bonne prise en charge et du suivi médical des patients pour s’assurer du maintien d’une charge virale indétectable. L’approche populationnelle consistait à s’adresser à toute la population de Ndhiwa et pas seulement à une cohorte de patients. Les deux premières années (2014 et 2015), MSF a déployé d’importants moyens dans les villages, dans le cadre de campagnes de sensibilisation et de dépistage menées en dehors des centres de santé dont les capacités ont par ailleurs été renforcées. Ces campagnes ont permis à MSF d’avoir accès à des personnes difficiles à atteindre, principalement des hommes qui ne fréquentaient pas régulièrement les structures sanitaires. Puis, dès 2016, l’équipe a travaillé d’une part à décentraliser les soins et l’activité de laboratoire dans le district et d’autre part à simplifier le parcours de soin. En 2018, après avoir effectué le dépistage des habitants dans tout le district, l’équipe a poursuivi l’activité de dépistage au sein des structures de santé, et a réservé le dépistage à domicile pour les contacts (famille et amis) des personnes dépistées positives dans les centres de soins.
Conjointement, un processus de simplification de la prise en charge a été initié, consistant par exemple à espacer les consultations afin de diminuer leur nombre. Dans un pays où le système de santé est marqué par l’insuffisance des ressources en personnel, il fallait réduire la charge de travail des équipes qui suivent des cohortes de milliers de patients et leur permettre de se concentrer sur la qualité des consultations. Du point de vue du patient, venir moins souvent peut être un bénéfice important en raison du temps et du coût de transport. MSF a ainsi proposé des consultations de suivi tous les six mois, et la possibilité de venir récupérer les médicaments tous les trois mois. L’équipe a également mis en place des CAG (Community ART Group) : dans un village éloigné, les patients constituent un groupe ; chaque membre du groupe se rend à tour de rôle à une consultation annuelle et rapporte à cette occasion les médicaments des autres patients. Depuis quelques années, MSF s’inscrit dans le cadre du DSDM – differenciated service delivery model : plutôt que d’imposer aux patients un schéma de soins, il s’agit de proposer à chacun de choisir parmi différentes options son parcours de soins.
Un partenariat avec le ministère kenyan de la Santé et les populations
Dès le début, MSF a manifesté la volonté de mettre en place une action durable (parce que la prise en charge du VIH est à vie) et réplicable. Travailler avec le ministère de la Santé a conduit l’équipe à revoir ses propres standards pour s’accommoder des réalités du terrain, notamment concernant le nombre des soignants, les protocoles et le niveau de rémunération. En démontrant qu’il est possible d’avoir un impact sur la transmission à l’échelle d’une population, l’association espérait que les autorités sanitaires feraient la même chose dans d’autres districts. Par ailleurs, ce projet comportait une grande ambition de mobilisation sociale puisqu’il fallait obtenir que toute la population adulte fasse chaque année un test de dépistage[5]Pour encourager les gens à se faire tester, il ne faut pas sous-estimer la terrible épreuve que constitue toujours la découverte de sa séropositivité, à cause des conséquences sur la vie … Continue reading. Il était donc nécessaire d’agir de manière concertée avec les autorités, qu’il s’agisse du ministère de la Santé ou des chefs traditionnels et des notables locaux. La participation de ces personnalités a été un aspect important de la réussite du projet.
Si MSF affirme généralement travailler avec les ministères de la Santé, la pratique montre que, le plus souvent, ses équipes cherchent plutôt à se faire une place au sein du système de santé qui leur permette d’être le plus autonomes possible. Historiquement, l’association s’est organisée pour être la plus indépendante possible, notamment du point de vue financier, avec la réussite que l’on connaît. L’inconvénient réside en ce que cela a fait des personnels de Médecins Sans Frontières des isolationnistes notoires, qui ont accumulé bien peu de savoir-faire pour travailler en partenariat. Pourtant, nombreuses sont les situations où MSF gagnerait à s’associer, certainement davantage qu’il y a 30 ans. Les capacités des pays d’intervention et des autres acteurs de l’aide ont en effet grandement augmenté en trois décennies. Et de fait, aujourd’hui, l’organisation essaye de lutter contre son isolationnisme. Ainsi, dans le projet de Ndhiwa, la manière de travailler s’est voulue d’emblée participative, avec la mise en place de comités techniques et de comités de pilotage à l’intérieur desquels le ministère de la Santé, MSF et les autres acteurs du VIH dans le comté devaient prendre des décisions concertées. Le chef de mission présent au démarrage du projet explique d’ailleurs qu’il devait se battre en permanence avec ses collègues de MSF afin que la temporalité des prises de décision respecte ces temps de réflexion avec les autres acteurs.
« Dans le projet de Ndhiwa, la manière de travailler s’est voulue d’emblée participative. »
La mobilisation sociale et la relation patient-soignant
Les programmes internationaux de lutte contre le VIH ont longtemps été marqués par des tentatives de changement des comportements des populations allant de l’injonction à l’abstinence (particulièrement dans tous les programmes financés par le Plan d’urgence présidentiel de lutte contre le VIH/sida[6]President’s Emergency Plan for AIDS Relief (PEPFAR) : plan d’aide d’urgence à la lutte contre le sida à l’étranger que le président des États-Unis George W. Bush avait lancé en 2003 . auprès de la population masculine à Homa Bay a bien montré les contradictions existant entre les injonctions sociales de normalité et de virilité et les messages de santé publique, ainsi que les difficultés pour un individu à les résoudre. À Ndhiwa, MSF a affiché sa volonté de ne pas s’aventurer sur ce terrain anthropologique et de miser plutôt sur les moyens biomédicaux.
Les rapports entre soignants et soignés sont, par nature, déséquilibrés et souvent les soignants se retrouvent dans le rôle de ceux qui formulent des injonctions. À Ndhiwa, les activités menées dans les villages ont permis dans une certaine mesure de rompre avec ces habitudes. Cette stratégie a contribué au succès du projet, mesuré par les très bons chiffres de dépistage. Lors des visites à domicile, l’équipe médicale devait se présenter, puis expliquer et justifier son activité. C’est le patient qui accueillait le soignant : ainsi, il pouvait poser toutes les questions qu’il souhaitait pour comprendre, et le soignant prenait le temps d’y répondre. Le patient pouvait alors faire un choix informé. Dans un centre de santé, le soignant tend à considérer que si le patient vient, c’est qu’il est d’accord avec les différents actes médicaux, y compris le dépistage.
MSF n’a pas œuvré suffisamment à l’amélioration de la qualité de la relation patient/soignant au niveau des structures de soins. Il existe pourtant des recommandations et des formations qui mettent systématiquement l’accent sur l’empathie, l’écoute, le respect et l’absence de jugement. L’association peut raisonnablement espérer que celles-ci portent leurs fruits. Reste qu’il est difficile d’évaluer la qualité des relations sur le terrain. L’enquête de Rose Burns[7]Rose Burns et al.,“‘I saw it as a second chance’: A qualitative exploration of experiences of treatment failure and regimen change among people living with HIV on second -and third- line … Continue reading auprès de patients de Ndhiwa ayant connu des périodes d’échec de traitement a montré le défaut de support social et économique dans le programme, ainsi qu’une insuffisante personnalisation des discours et des soins. Enfin, il est regrettable qu’aucun mécanisme solide de prévention et de détection des abus à l’encontre des patients n’ait été mis en place.
Des résultats très encourageants
La comparaison des résultats des deux études précitées (NHIPS 1 et 2) a permis une évaluation de ce projet. Les résultats ont dépassé les espérances, montrant une nette amélioration de la « cascade de soins » ainsi qu’une baisse de l’incidence et de la prévalence : les 3 x 90 ont même été dépassés puisque l’on a atteint des seuils respectifs de 93-97-95. Il reste donc moins de 12 % de personnes séropositives avec une charge virale détectable et qui sont potentiellement contagieuses : cela représente 16 000 personnes qui ont accès à un traitement efficace.
« Les 3 x 90 ont même été dépassés puisque l’on a atteint des seuils respectifs de 93-97-95. »
Il était plus difficile de répondre à la question de la baisse de l’incidence des nouvelles infections en raison d’un problème statistique de chevauchement des intervalles de confiance[8]En 2012 il y avait 95 % de probabilité que l’incidence soit entre 1,1 et 2,5 % par an, et en 2018 il y avait 95 % de probabilité qu’elle soit entre 0,4 et 1,2 % par an. Il y avait donc une … Continue reading : un échantillon bien plus grand aurait été nécessaire pour garantir la robustesse de cette comparaison. Cependant, d’autres éléments allaient dans le sens d’une réduction de la transmission du virus. En 2018, 88 % des personnes séropositives avaient une charge virale indétectable et n’étaient donc pas contagieuses, contre 40 % seulement en 2012. Chez les jeunes de 15 à 24 ans, la prévalence a chuté en comparaison de 2012 : ceci est cohérent avec une incidence basse dans ce groupe d’âge. Les responsables du projet se sont accordés pour affirmer qu’il était vraisemblable que l’incidence avait baissé dans les années précédant 2018, et que cet objectif inédit et très ambitieux de réduire nettement la transmission du virus, précisément à un endroit de la planète où la pandémie de VIH s’était révélée la plus dévastatrice, avait été atteint.
Dans le district de Ndhiwa, MSF a voulu s’attaquer à un très gros foyer endémique en apportant d’importants moyens pour une population relativement faible (le district comptait 242 726 habitants en 2015). L’association a considéré que cette mobilisation des ressources, parfois au détriment d’autres maladies, était justifiée compte tenu de la prévalence observée à Homa Bay.
Le départ de MSF et le projet aujourd’hui
Dès l’ouverture du projet, en 2014, la nécessité d’assurer la continuité des activités a été une priorité. Elle a amené les responsables du projet à adopter les standards du ministère de la Santé. Tous les personnels additionnels ont été recrutés en fonction des normes du ministère, notamment en matière de rémunération. Les équipes MSF assuraient le travail de mentorat consistant à fournir un accompagnement individuel, et dans la durée, aux personnels de santé. L’équipe était convaincue que le système de santé kenyan avait la possibilité, sans partenaire extérieur, de maintenir « la cascade de soins ». Aujourd’hui, ce qui préoccupe MSF c’est de savoir comment maintenir les résultats positifs dans le contexte actuel de la pandémie de la Covid-19 et des mesures restrictives qui l’accompagnent. Il s’agit de rester vigilant, surtout envers les pays considérés par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme comme ayant des revenus un peu plus élevés (notamment le Kenya) et qui, de ce fait, devaient subir une réduction des financements leur étant destinés.
« Ce qui préoccupe MSF c’est de savoir comment maintenir les résultats positifs dans le contexte actuel de la pandémie de la Covid-19 et des mesures restrictives qui l’accompagnent. »
Par ailleurs, MSF continue de collaborer avec les autres acteurs pour répondre aux manques et défis identifiés : améliorer la prise en charge des adolescents (pour lesquels le taux d’échec thérapeutique est encore d’environ 20 %) et des patients en échec de leur traitement ou ayant besoin de traitement de troisième ligne[9]Les patients qui échouent au traitement de deuxième ligne sont placés en troisième ligne en fonction du résultat du génotype de résistance.. Ces patients attendent actuellement six à huit mois avant de changer leur traitement. Pour réduire ce délai, MSF favorise une prise de décision au niveau local sans passer par un comité national (comme cela est recommandé par le niveau central).
Ne pas céder aux slogans faciles
L’élaboration du projet Ndhiwa a coïncidé avec un moment clé de la recherche sur le VIH. En 2008, les autorités sanitaires suisses affirmaient, dans ce qui sera connu sous le nom de Swiss statement, qu’un patient qui prend correctement son traitement n’est plus contagieux. Cette affirmation capitale, notamment pour les couples sérodiscordants[10]Dans un couple sérodiscordant, l’un des partenaires est infecté par le VIH et l’autre non., fit l’objet d’une double controverse à la conférence de l’International AIDS Society (IAS) de Mexico cette même année : la déclaration s’appuyait-elle sur une recherche scientifique suffisamment robuste et, si oui, fallait-il le dire aux patients ? Puis, en juillet 2011, l’étude randomisée HPTN052 a démontré que la mise sous traitement ARV précoce avait conduit à une réduction de 96 % des transmissions au partenaire non infecté à l’intérieur d’une cohorte de couples sérodiscordants. De cette confirmation du Swiss statement résulte la théorie du contrôle possible de l’épidémie du VIH car le traitement devient un moyen de prévention : si toutes les personnes séropositives ont accès au traitement alors les transmissions cesseront[11]Auparavant, les programmes de prévention préconisaient uniquement soit l’usage du préservatif soit l’abstinence, deux conduites qui n’ont pas permis de contrôler l’épidémie. En … Continue reading. Concrètement, cela voulait dire inciter tout le monde à se faire dépister, généraliser l’accès au traitement, entrer dans une relation de longue durée avec les patients, puis regarder si cette stratégie conduit à une baisse de l’incidence au niveau de la population. Ce plan était tout à fait théorique puisque si, à l’échelle d’une cohorte de couples sérodiscordants, l’arrêt ou la baisse drastique des transmissions avait été démontré(e), cela n’avait jamais été prouvé à l’échelle d’une population.
« Quiconque étudie sérieusement le sujet sait que l’on ne peut pas espérer en avoir fini avec le VIH en 2030. »
MSF a souscrit aux objectifs synthétisés par le slogan des « 3 x 90 », qui ne sont jamais que la traduction chiffrée de bonnes pratiques en matière de lutte contre une épidémie : donner accès au diagnostic et aux soins, puis fournir des soins de qualité et s’assurer de la réussite du traitement. La question qui se pose désormais est de savoir si ces objectifs sont suffisants : qu’en est-il des 10-10-10 restants ? Car se donner ces objectifs, c’est se satisfaire que seulement 73 % de personnes positives aient une charge virale indétectable. D’ailleurs, l’ONUSIDA préconise maintenant de viser 95-95-95[12]UNAIDS, “Understanding Fast-Track, Accelerating action to end the aids epidemic by 2030”, June 2015, … Continue reading. Au début du projet Ndhiwa au Kenya, en 2014, et jusqu’aux résultats de l’enquête épidémiologique NHIPS 2, l’association n’était vraiment pas certaine que cette stratégie des « 3 x 90 » était réaliste étant donné la très forte discipline individuelle et collective qu’elle demandait.
Par ailleurs, contrairement aux « 3 x 90 », l’élimination du VIH en 2030 n’a jamais fait partie de la stratégie de MSF. De manière générale, ce genre d’objectif est éloigné de la façon de travailler de l’association avec des projets dont les objectifs sont limités. « La fin du SIDA en 2030 » est un slogan utilisé par ONUSIDA depuis la conférence de l’IAS de Vienne en 2011 pour remobiliser les bailleurs face à ce qui était perçu comme une « donor fatigue » (la baisse des dons pour la lutte contre l’épidémie de VIH). MSF aurait certainement dû se démarquer plus clairement de ce slogan trompeur : quiconque étudie sérieusement le sujet sait que l’on ne peut pas espérer en avoir fini avec le VIH en 2030. La communication de MSF a toujours consisté à rappeler la réalité de la maladie telle que vécue par les patients, les échecs de traitement, les difficultés du quotidien, la mortalité toujours élevée. Cela s’est sans doute fait de manière souvent trop schématique, sans vraiment rendre justice aux progrès très importants qui ont aussi été réalisés par ailleurs. Les résultats de cette étude NHIPS 2 permettent peut-être de relier ces deux nécessités.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-903-5 |