Photos et légendes © William Daniels
Propos recueillis pour Alternatives Humanitaires par Boris Martin, rédacteur en chef
Alternatives Humanitaires – Dès vos débuts dans la photographie il y a presque vingt ans, vous vous êtes orienté vers des thématiques sociales et humanistes, pour ne pas dire encore « humanitaires ». Cela correspondait à quel état d’esprit ?
William Daniels – Je ne sais pas si l’on pourrait parler d’« engagement » – à l’époque comme aujourd’hui d’ailleurs parce que je me méfie un peu de l’emploi de ce terme en matière de photojournalisme. Mais il est vrai que quand j’ai commencé la photo et que je me suis mis à voyager pour cela, j’ai aussitôt fait des images qui racontaient des histoires humaines. Le déclic s’est notamment produit aux Philippines, où j’ai passé deux mois comme professeur de photo dans une association locale qui s’occupait de jeunes filles qui avaient eu des histoires très difficiles et qui, du fait de ces violences, avaient un problème avec leur propre image. L’interaction entre des histoires lourdes et la puissance des images m’est apparue comme une évidence. Et j’ai creusé ce sillon, parce que, tout simplement, j’aime photographier des histoires humaines et rencontrer des gens. Je ne sais pas s’il y a une grande réflexion derrière, mais ce que je sais, c’est que j’aime que mes images aient du sens.
A. H. – Et puis, comme beaucoup de photographes, votre route a croisé celle des humanitaires. Qu’avez-vous retenu de cette première rencontre et de cette forme de compagnonnage qui a pu marquer la suite de votre carrière ?
W. D. – C’était plus qu’une simple rencontre, parce que j’ai commencé grâce aux humanitaires ! Quand j’ai su que je voulais travailler sur des sujets forts, je n’avais aucune commande et encore moins les moyens matériels de mes ambitions. C’est alors que, après cette petite association philippine, je me suis tourné vers Solidarités International. J’avais sympathisé avec le responsable de la communication qui adorait la photo – et qui d’ailleurs est devenu photographe depuis. C’est comme cela que je suis parti trois semaines au Darfour avec cette organisation non gouvernementale (ONG). Ensuite, j’ai mené un très gros projet sur le paludisme dans plusieurs pays, qui a donné lieu à une exposition sur le pont des Arts à Paris et à mon premier livre (Mauvais air, Images en manœuvre éditions, 2008, NDLR). Je suis alors allé en Inde, en Ouganda, à la frontière Birmanie-Thaïlande ou au Sierra Leone et, comme dans ce dernier pays, ce sont des ONG comme Médecins Sans Frontières (MSF) qui m’ont grandement aidé. En fait, j’ai toujours travaillé en grande proximité avec les ONG. Quand j’arrive dans un pays, mon réflexe est souvent d’aller voir MSF, Médecins du Monde (MdM) ou Action contre la Faim (ACF). À chaque fois, je me demande ce qu’ils font là-bas et je réfléchis au moyen d’inclure ce qu’ils font dans mon travail.
A. H. – Je suppose que leur connaissance des contextes est aussi précieuse pour vous ?
W. D. – Bien sûr, il y a une dimension très pratique qui est loin d’être négligeable. En Centrafrique, par exemple, où j’ai beaucoup travaillé avec MSF, j’ai pu faire plusieurs séjours grâce à leur logistique : ils m’ont hébergé et transporté, et en échange, je leur ai donné des images. Chacun y trouve son compte : je suis content que mes images soient utiles à des ONG que je connais bien et qui font un super boulot, et elles ont des photos pour illustrer leur action. Les ONG françaises, en particulier, ont quelque chose que j’aime bien. Je les trouve engagées, progressistes, leur action a du sens et en plus elles aiment les images – et savent s’en servir. Je repense à ce projet mené avec MdM dans plusieurs pays sur les « éducateurs pairs », ces personnes issues des communautés concernées ou à ce que l’on a fait avec ACF lors d’une nuit blanche en 2014 : sur les quais de Seine, quasiment au pied de Notre-Dame, on a collé une fresque de cent mètres de long et six mètres de haut composée de photos de Centrafrique. C’était assez osé de présenter cela aux gens en Bateau-Mouche ! J’aime beaucoup ce genre de projet qui me semble très caractéristique des ONG françaises.
A. H. – Une de vos photos de Centrafrique montre d’ailleurs très bien l’action qu’elles mènent sur le terrain, et notamment grâce à leurs personnels locaux…
W. D. – En effet, et si on me demande de citer une image d’humanitaires qui m’ont marqué, je pense par exemple à cette photo que j’ai prise en 2015 avec trois personnes sur une moto. L’homme qui conduit travaille pour une petite clinique reculée que MSF a installée à Amada-Gaza, le pire endroit de Centrafrique à l’époque, là où est morte la photographe Camille Lepage, qui était une amie proche. Nous étions alors en voiture avec des gens de MSF quand on a croisé cette moto avec ces deux hommes et cette dame prête à accoucher. Elle a eu des complications et ils savaient que si elle restait là-bas, elle risquait de mourir. Alors ils ont décidé de l’amener en moto à la grande ville où il y a un hôpital de MSF. Le conducteur de la moto avait roulé deux heures sur de mauvais chemins, avec son copain et la femme entre eux deux. Sur la photo, elle est près de s’évanouir.
Ces hommes, ce sont de vrais héros, ces visages de l’humanitaire d’aujourd’hui, fait de personnels locaux, très engagés même si, trop souvent, ils ont de petits salaires… Pour finir l’histoire, comme nous avions deux voitures, l’une a emmené la femme à l’hôpital de MSF. J’espère que tout s’est bien passé pour elle car, malheureusement, je ne sais pas toujours ce qui arrive aux gens que je croise. Mais je pense aussi à cette femme, prostituée, qui travaillait pour MdM en Birmanie pour faire de l’éducation par les pairs auprès d’autres prostituées. Elle était très engagée, allait voir les filles dans des bordels, leur expliquait comment mettre un préservatif, comment convaincre les clients qui ne voulaient pas en porter… Je l’avais rencontrée chez elle, j’avais fait une photo, elle devait avoir entre vingt-cinq et trente ans et elle se prostituait depuis ses 15 ans. Sur la même mission, j’avais aussi rencontré un jeune homosexuel qui faisait de l’éducation au safe sex auprès d’autres homosexuels, tout aussi engagés et discriminés. Ce sont des personnes avec qui j’ai passé beaucoup de temps, ce que je fais rarement avec des humanitaires expatriés, peut-être parce que leur engagement me frappe plus particulièrement.
A. H. – Votre travail se caractérise beaucoup par cette volonté de vous inscrire dans la durée. C’est ce que vous avez fait au Bangladesh ou en République centrafricaine. Est-ce pour vous une nécessité d’aller dans la complexité des choses, de plonger dans un pays, une situation ?
W. D. – J’essaie de faire de l’actualité avec des images qui, je crois, restent, car elles racontent des moments forts. Mais lorsque des thématiques m’intéressent plus particulièrement, j’essaie de revenir plusieurs fois, parfois en commande pour des journaux, avec des bourses ou avec des ONG, pour prendre le temps, approfondir et faire des images plus contextuelles, plus personnelles, plus poétiques parfois. La Centrafrique est un très bon exemple de cette démarche. J’y suis d’abord allé pour Time pour couvrir le pire moment, le conflit ethnique entre milices chrétiennes et musulmanes. Dans la seule journée du 5 décembre 2013, il y aurait eu près de 1000 morts dans la capitale, Bangui. Et puis j’ai voulu revenir, pour travailler différemment. J’ai eu des bourses – une du World Press, une de Getty – et, à chaque fois, j’y passais quatre ou cinq semaines, j’allais dans les villages, je rencontrais les ONG, comme MSF, et je faisais des images qui apportaient de la réflexion, davantage de contextualisation – sur l’accès aux soins, la pauvreté ou l’histoire –, des images un peu plus calmes aussi qui peuvent aider à mieux comprendre pourquoi un pays bascule si rapidement dans une situation tellement chaotique.
A. H. – C’est ce que vous avez fait aussi au Kirghizistan, ce pays peu couvert qui a connu sa révolution des Tulipes en 2005, puis les affrontements interethniques…
W. D. – Absolument. Ce qui m’avait frappé dans ce pays, comme ailleurs, c’est que c’était une puissance extérieure – la Russie – qui avait décidé de l’avenir d’un peuple en dessinant ses contours géographiques. Ils ont appelé ça la République kirghize même s’ils ont inclus aussi des Ouzbeks et des Tadjiks de manière à ce que cela ne soit pas trop uniforme. Cela pouvait se comprendre, sauf qu’à l’époque de l’URSS, les uns et les autres appartenaient à des républiques socialistes qui communiquaient très bien entre elles. Et, en 1991, du jour au lendemain, elles sont devenues des pays comprenant des entités qui ne sont pas très fluides. Au Kirghizistan, les Kirghizes sont très puissants puisque c’est la principale ethnie de ce pays, mais au sud-ouest on trouve les Ouzbeks, au sud les Tadjiks. Sur le long terme, cela a provoqué des tensions très fortes, comme celles de 2010 que j’ai documentées. Ce qui était frappant, c’est que c’était plus ou moins la même chose qui se produisait en Centrafrique avec Bozizé. À chaque fois, un dirigeant aux abois, en fin de règne, instrumentalise des différences ethniques pour conserver le pouvoir. C’est une recette qui marche tellement bien, mais dont les populations font toujours les frais.
A. H. – Et parfois, les photographes et les journalistes en paient aussi le prix… En 2012, vous êtes en Syrie, à Homs, lorsque vous êtes pris sous un bombardement du régime d’Assad. Un photoreporter français, Rémi Ochlik, ainsi qu’une correspondante américaine, Marie Colvin, sont tués. D’autres journalistes, dont Édith Bouvier, sont blessés. Vous êtes indemne, mais ce n’est que le début d’une longue attente…
W. D. – … qui a duré neuf jours, oui. Avant, il faut dire que quand nous étions arrivés, Rémi, Édith et moi, on avait envie de faire des choses fortes, avec du sens. Je ne sais pas si on réalisait bien la violence de ce conflit car le pays était complètement fermé. On était entrés par un tunnel d’évacuation des eaux de quatre kilomètres de long. Le jour du bombardement, on est dans un endroit que tout le monde appelle le « bureau de presse », un appartement de militants syriens où sont hébergés les journalistes qui arrivent. On est six journalistes. Plus tard on apprendra qu’à ce moment-là le régime syrien était tout à fait au courant qu’il y avait des journalistes étrangers dans cet appartement, donc ils nous visaient délibérément. Rémi et Marie sont tués. D’autres sont blessés très grièvement.
Pendant quasiment une demi-journée, j’ai cru que j’étais le seul valide, car l’autre journaliste espagnol qui finalement n’a rien eu, comme moi, avait disparu. Javier Espinoza réapparaîtra plus tard dans l’après-midi. Mais pendant ce temps-là, je suis un peu perdu. À un moment, dans un coin de la clinique, je craque jusqu’à ce qu’un Syrien me dise que « c’est pas le moment de pleurer. » Je me suis dit qu’il avait raison, mais il y a eu un moment où je ne voulais plus faire mon métier. J’en voulais à ce métier de m’avoir amené ici. Le jour même, on nous déplace dans une petite pièce à l’abri des bombardements. On est là, enfermés, quand quelqu’un vient me dire qu’un enfant a été blessé et qu’il faudrait que je fasse des photos. Je me sentais presque couillon vis-à-vis de cet homme d’être là, à pleurer sur notre sort, et c’est ça qui m’a réveillé. J’ai sorti mes boîtiers, je suis allé faire des photos. Heureusement, le gosse n’était pas gravement blessé, une grosse trace de shrapnel au-dessus de l’œil tout de même, mais il allait s’en sortir. Le fait de faire cette photo m’a réveillé. Avant, l’appareil photo était devenu tabou. Le lendemain, avec Javier, on est allés voir les corps de Rémi et Marie. J’ai fait quelques images en traversant la ville : les rares qui sont ressorties datent de ce jour-là, comme cette photo où l’on voit un jeune dans la rue avec un sac poubelle (p. 213). La maison où l’on s’est réfugiés est sur la droite de l’image. Édith et Paul sont cachés dans une pièce au bout d’un couloir. Et ce soir-là, on s’est fait bombarder, intentionnellement encore, sans aucun doute. La seule raison pour laquelle on s’en sort, c’est qu’il y a deux étages au-dessus et des bâtiments autour.
A. H. – Comment avez-vous fait pour quitter le pays ?
W. D. – Pendant deux ou trois jours, on est restés cachés dans cette maison. Puis le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est parvenu à négocier un cessez-le-feu de quelques heures, et l’on a vu arriver un convoi pour évacuer des blessés. Le problème, c’est que ce n’étaient pas des gens du CICR, mais de la Croix-Rouge syrienne. Ils nous ont proposé de partir avec eux. J’hésitais, et puis quelqu’un du convoi m’a dit discrètement de ne pas partir, parce que sans personne du CICR, Assad était capable de faire cibler le convoi juste pour nous empêcher de sortir. J’ai réussi à contacter, par la radio d’un des véhicules, une employée du CICR qui, elle aussi, m’a déconseillé de partir avec le convoi. Elle a essayé d’avoir l’autorisation de venir nous chercher, mais on la lui a refusée. Alors on a pris la décision de ne pas y aller, et je pense que nous avons bien fait parce que je crois qu’ils nous auraient ciblés ou du moins arrêtés. Le soir même, les bombardements redoublaient autour de notre maison.
Le lendemain, on a essayé de rejoindre le Liban par le même tunnel par lequel on était déjà entrés. Mais on réalise que le tunnel est bombardé à la sortie. Ceux qui portent Édith sur un brancard prennent peur et l’abandonnent, en posant seulement une kalachnikov sur elle… Pendant dix ou quinze minutes, on est tout seuls dans le tunnel, tout le monde est parti. Là je me dis qu’il suffit qu’ils nous balancent une roquette dans le tunnel et ce sera fini. Puis, on entend une moto qui vient vers nous depuis l’autre bout du tunnel, là d’où on vient. Édith est scotchée à son brancard – je l’ai scotchée en espérant que cela tienne sa jambe, car elle avait une fracture du fémur et il fallait immobiliser au mieux sa jambe. On met Édith sur la moto tant bien que mal, et quand on revient à notre point de départ, côté Homs, on découvre que c’est la brigade Al Farouq, un groupe de rebelles très connu à Homs, assez pro, qui est venu nous aider. Le lendemain, on réussit à partir en voiture, à traverser des zones tenues par l’armée, mais où il est parfois possible de faire passer des civils. Pendant plusieurs jours, on se cache dans des fermes, puis d’autres gens nous aident, plus armés, des gens de l’Armée syrienne libre (ASL). Ce sont eux qui vont nous permettre de quitter enfin le pays.
A. H. – Comment se remet-on d’une telle épreuve ?
W. D. – J’ai eu besoin de souffler un petit moment. Je n’ai rien fait pendant un ou deux mois, et puis je me suis dit que le meilleur moyen, c’était de repartir travailler, sans prendre de tels risques évidemment. C’est là que j’ai retrouvé les ONG, notamment MdM, et ce projet sur l’éducation par les pairs qui a été une vraie bouffée d’air, une manière de reprendre ma vie de photographe, et sur un beau projet en plus. J’ai ensuite enchaîné sur la Centrafrique, un contexte tendu mais moins dangereux, même si la mort de Camille Lepage prouve qu’on n’est à l’abri de rien dans ce pays. Après, je suis retourné dans des zones de guerre, comme en Irak, à Mossoul, mais je n’étais vraiment pas tranquille.
Je pense que si j’ai réussi à si bien travailler en Centrafrique pendant trois ans, c’est notamment parce qu’il y a eu cet épisode de la Syrie avant. J’étais un peu agacé que cette histoire de Syrie devienne une ligne dans mon CV alors que la seule bonne chose que j’avais faite, c’était d’avoir eu de la chance. Ceux qui sont morts ont eu de meilleurs réflexes : ils sont morts parce qu’ils ont voulu sortir de l’appartement rapidement et que cette roquette est tombée à l’entrée – je suis vivant parce que je suis resté à me demander un petit instant ce que je devais faire…
Je voulais qu’on se souvienne de la qualité de mon travail, pas du fait que j’avais eu de la chance. Cela m’a convaincu d’essayer de faire du bon travail, avec du sens, en Centrafrique, quelque chose qui aille au-delà d’un simple témoignage. Avec le livre que j’ai publié (RCA, République Centrafricaine, Clémentine de la Féronnière éditions, 2017, NDLR), c’est peut-être le travail le plus important que j’ai fait.
A. H. – Depuis la reconquête de l’Afghanistan par les talibans, vous êtes de nouveau sur le front de l’actualité. Que vous inspirent vos derniers reportages dans ce pays ?
W. D. – Derniers reportages en effet, pour Le Monde, mais c’est la première fois que je viens dans ce pays. Mon sentiment est très paradoxal car si la situation est dramatique pour les droits de l’Homme, et singulièrement pour les droits des femmes, le pays n’a jamais été aussi sûr depuis quinze ans puisque la menace principale c’étaient… les talibans. Certes, Daech est devenu leur ennemi et commet des attentats, mais cela n’a plus la même ampleur que durant les décennies précédentes. En revanche, j’aimerais davantage travailler à raconter l’angoisse des femmes, la crainte pour l’avenir… et ce n’est pas facile à mettre en images.
A. H. – Et quels sont vos projets à venir ?
W. D. – Je suis très frustré parce que j’avais commencé un superbe projet en 2019, financé par la National Geographic Society, sur des communautés apatrides. Je suis déjà allé travailler au Liban, en Côte d’Ivoire, en République dominicaine et au Népal, sur ces communautés qui se retrouvent apatrides par discrimination administrative, à cause d’un authentique racisme, ou du fait de longues traditions ethniques. C’est un projet passionnant qui fait écho à la notion de nationalité tellement manipulée par tous les politiques. Malheureusement, la pandémie de la Covid-19 est survenue et des histoires économiques risquent de faire que les sujets liés aux droits de l’Homme prendront un peu moins de place alors que cela a toujours fait partie de l’ADN de ce magazine.
Je viens aussi d’obtenir une bourse pour faire un travail sur les forêts primaires. Cela rejoint l’exposition et le livre Wilting Point (Éditions Imogène, 2019, NDLR) dans lesquels j’avais déjà mis pas mal d’images d’une forêt primaire que j’ai photographiée en Ouganda. C’était dans le cadre d’un reportage pour le National Geographic sur les vaccins où je suivais des scientifiques faisant des recherches sur la faune de cette forêt primaire afin de mieux comprendre la zoonose – comment les maladies passent de l’animal à l’homme… Cette fois-ci, je vais parler des forêts primaires en prenant l’exemple de trois forêts de ce type dans trois pays : en Russie, à Madagascar et au Canada. Je réalise que, pour la première fois, je vais commencer un vrai projet qui ne concerne pas directement l’humain.
Mais c’est toujours l’humain qui m’intéresse ! Pourtant cela devient plus difficile aujourd’hui. D’abord, il y a moins d’argent pour produire des reportages à l’étranger. Ensuite, un débat est en train de monter, en lien avec le mouvement Black lives matter, qui questionne la position du reporter blanc qui va raconter ce qui se passe en Afrique. D’ailleurs, quand j’ai posté des photos assez violentes de Centrafrique, il y a quelques mois, j’ai reçu des messages assez véhéments m’accusant, en substance, de faire ma carrière sur le dos des gens qui souffrent, comme les colonialistes qui venaient amputer l’Afrique de ses ressources… Évidemment, cela n’a rien de personnel, et d’autres photographes reçoivent ce genre de remarques. Il y a eu trois fois plus de gens qui m’ont défendu sur les réseaux que de gens qui m’ont attaqué, ce qui m’a rassuré. Mais cela soulève tout de même des questions importantes, que je n’ai pas balayées d’un revers de la main. Bien au contraire. Je pense que cette profession change beaucoup : le reporter blanc qui va partout à l’autre bout du monde, ce sera de moins en moins évident, et pour de très bonnes raisons, ne serait-ce que parce qu’il est plus facile de faire travailler quelqu’un qui est déjà sur place que d’envoyer un reporter de l’étranger. Surtout, il est évident qu’il faut que ça change : il ne faut pas que ce soit seulement le regard des Occidentaux. Et il y a de très bons photographes partout dans le monde – au Bangladesh, il existe une excellente école de photo. On dit que de plus en plus les journaux hésitent à envoyer un blanc photographier l’Afrique, de peur de se faire critiquer sur les réseaux sociaux. Il est bon de se questionner, mais ces remises en cause, ajoutées aux contraintes financières, font que je suis très inquiet pour l’avenir de ma profession.