En 2024, durant six mois, Kiana et Mélissa ont parcouru sept provinces de l’Afghanistan pour enquêter sur les conditions de vie imposées aux femmes et aux filles par les talibans qui, selon les recherches d’Amnesty International, pourraient constituer un possible crime contre l’humanité de persécution fondée sur le genre. Elles ont rencontré plus de 100 Afghanes, interdites d’école et enfermées chez elles, des femmes journalistes et activistes luttant obstinément pour leurs droits, des mères horrifiées de voir l’histoire se répéter pour leurs filles et des membres de la communauté LGBTQI+. Elles ont documenté la manière dont les talibans, dans le cadre d’une société profondément patriarcale, ont systématiquement éliminé les femmes de la vie publique en leur retirant leurs droits les plus élémentaires : aller à l’école, à l’université, travailler, s’habiller comme elles le souhaitent, fréquenter les bains et les parcs publics, et même les salons de beauté.
Le changement le plus frappant que Kiana et Mélissa ont observé depuis août 2021 est la perte générale d’espoir parmi les femmes que leur situation puisse s’améliorer : leurs rêves d’éducation et d’intégration dans la société se sont évanouis sous leurs yeux, elles sont devenues les premières victimes des crises économique et alimentaire, et de l’effondrement du système de santé. Comme le dit une militante féministe qui – ne se voyant plus aucun avenir en Afghanistan – a quitté le pays : « Nous avons oublié toute joie, nous ne savons pas où en trouver. J’ai perdu toute ma motivation, je pleure toute seule en cachette. C’est comme si on m’avait enfermée dans une pièce dont je n’ai pas le droit de sortir. Je ne trouve même plus de goût à la nourriture. »
Un livre tiré de ce travail de reportage est en préparation. Pour plus d’information : https://nowomansland.fondationcarmignac.com
Muska, 14 ans, possède ce que les Persans appellent un « visage de lune » – en référence à la rondeur de ses joues, symbole de beauté dans cette région du monde. Muska et sa famille ont été rapatriés à Nangarhar, chassés du Pakistan par les persécutions incessantes de la police. Muska est née au Pakistan. Elle y a fréquenté une madrassa où elle a appris à lire et à écrire. À son retour, le poids d’un pays en ruine s’est abattu sur la famille : pas de maison, pas de travail, pas de réseau et, pour Muska, plus d’école et un avenir qui semblait bien sombre. Pour la famille, chaque jour se résumait à une lutte pour survivre.
Muska, vêtue d’un hijab rose pâle et strict, est assise à l’extérieur de la maison familiale aux murs de terre et raconte son histoire comme si elle récitait celle d’une autre. Son père, lourdement endetté, a accepté la seule offre qui s’est présentée à lui : marier sa fille au fils du propriétaire en échange d’un puits et d’un ensemble de panneaux solaires, dont la valeur ne dépasse pas quelques centaines de dollars.



Le mariage des enfants n’est pas un phénomène nouveau en Afghanistan. Mais depuis le retour des talibans en 2021, il a connu une recrudescence. L’effondrement économique provoqué par les sanctions, le gel des avoirs et l’arrêt de l’aide étrangère a poussé les familles à faire des compromis désespérés et, dans de nombreux cas, les jeunes filles sont la monnaie de dernier recours. En s’assurant un mariage, et donc une dot, les parents peuvent nourrir leurs autres enfants, rembourser leurs dettes et avoir une bouche de moins à nourrir.
Dans ce sinistre paysage, les ONG et les agences de l’ONU sont devenues des bouées de sauvetage, grâce à la mobilisation rapide de la communauté internationale. Après le mois d’août 2021, leur présence a permis d’éviter une famine et, dans les années qui ont suivi, de sauver des millions de personnes. Cependant, elles restent cantonnées à éviter le pire, alors que la crise économique perdure et que les programmes de développement indispensables – en particulier la création d’emplois et le soutien au secteur privé – peinent à redémarrer. En 2025, selon l’OCHA, près de la moitié de la population (soit 22,9 millions de personnes dont 25 % de femmes et 53 % d’enfants) aura besoin d’une aide humanitaire pour survivre.
Dans le service de malnutrition d’un hôpital soutenu par Action contre la Faim, Wazhmah, une infirmière, berce une petite fille, Maryam – admise pour la troisième fois en deux ans. « On amène ici plus de bébés filles souffrant de malnutrition que de garçons », explique l’infirmière. En période de famine, les hommes et les garçons mangent en priorité : ce sont eux qui travaillent, qui quittent la maison et ramènent l’argent et la nourriture. Les femmes et les filles – qui restent cachées derrière les murs de la cour – sont nourries avec ce qui reste. Maryam ne pèse que 5,5 kg, soit la moitié de ce qu’elle devrait peser à son âge, selon les courbes de poids de l’OMS. L’infirmière s’attend à revoir Maryam très bientôt, car elle sait que la situation de sa famille ne s’est pas améliorée.


Ce système humanitaire déjà fragile a subi un coup dur le 24 décembre 2022, lorsque les talibans ont interdit aux femmes afghanes de travailler pour des ONG. En avril 2023, l’interdiction s’est étendue aux agences de l’ONU. Ce décret a placé les organisations devant un dilemme moral : suspendre les opérations par solidarité avec les travailleuses, ou continuer à fournir de l’aide en excluant la moitié de la population (dans un pays aussi conservateur que l’Afghanistan, les travailleuses humanitaires sont essentielles pour atteindre les femmes et les filles afghanes qui ont besoin d’une aide).
En dehors de l’Afghanistan, le débat est devenu un champ de bataille géopolitique : faut-il maintenir l’aide dans de telles conditions, au risque de favoriser les politiques discriminatoires des talibans ? Ou bien la communauté internationale doit-elle tenir tête aux talibans, même si cela implique la souffrance de millions de personnes ? En Afghanistan, le dilemme est simple : pour des femmes comme Muska ou Wazhmah – l’infirmière qui s’occupe des bébés mal nourris –, l’arrêt de l’aide n’est pas une question de principe, mais une condamnation à mort. Les femmes supportent déjà le poids des politiques des talibans ; doivent-elles en plus subir les mesures de rétorsion de la communauté internationale ?


Au fil du temps, la plupart des ONG ont réussi à contourner l’interdiction. Des exceptions ont été négociées avec les dirigeants talibans locaux – qui ont compris, de manière pragmatique, que les femmes étaient essentielles au fonctionnement des systèmes d’aide. Les secteurs de la santé et de l’éducation ont bénéficié d’exemptions officielles, et des situations d’urgence telles que les séismes d’Hérat ont imposé une certaine souplesse. Dans de nombreuses régions, les travailleuses humanitaires ont été autorisées à travailler dans des conditions strictes, c’est-à-dire qu’elles travaillaient à domicile, faisaient leurs visites sous l’escorte de parents masculins, ou se rendaient dans les bureaux à des jours déterminés. Il s’agissait d’accords informels et tacites, les dirigeants locaux acceptant de fermer les yeux sur l’absence d’application des décrets nationaux émis par le chef suprême, ultraconservateur, de Kandahar. Malgré cela, la pression exercée par les talibans a porté ses fruits : selon une enquête de décembre 2024, 43 % des raisons invoquées par les travailleuses humanitaires quittant leur emploi étaient liées aux politiques des talibans[1]Reliefweb, Afghanistan. Tracking Impact Report on the Ban on Other Restrictions on Women for NGOs, INGOs and UN – Tenth snapshot (December 2024), 31 December 2024, … Continue reading, de loin, la principale raison de leur départ.
La situation globale continue de se dégrader, quoique plus lentement que certains le craignaient. En 2024, les talibans ont émis 135 directives, dont 14 portaient spécifiquement sur la participation des femmes aux opérations humanitaires, selon l’OCHA[2]OCHA, Afghanistan: Humanitarian Access Snapshot (December 2024), 16 January 2025, https://www.unocha.org/publications/report/afghanistan/afghanistan-humanitarian-access-snapshot-december-2024. Au cours du seul mois de décembre 2024, l’agence a signalé 31 incidents liés à l’acheminement de l’aide humanitaire, comportant une dimension de genre : « interdiction pour les femmes de participer aux distributions, restriction de leur accès aux établissements de santé, impossibilité d’inscrire les bénéficiaires femmes, visites de bureaux pour rechercher des employées femmes, et suspension des processus d’embauche des femmes », entre autres exemples.


Les divisions internes des talibans ont façonné une réalité inégale : dans certains districts, des écoles secrètes fonctionnent avec l’assentiment et l’indifférence des commandants locaux, à condition que les élèves restent voilées et discrètes. De nombreux jeunes talibans – en particulier ceux qui ont vécu à l’étranger ou qui se considèrent comme pragmatiques – acceptent la participation des femmes au travail et à l’éducation, pour autant qu’elles se conforment à leur interprétation de la charia. De plus en plus de talibans de haut rang expriment leur mécontentement face à la dureté des décrets contre les droits des femmes.
La crise des droits humains et celle de l’humanitaire continuent de s’alimenter mutuellement – un rapport de 2024 de l’ONU-Femmes faisant un lien entre les nombreuses restrictions imposées aux femmes et la santé mentale de leurs familles ainsi que l’augmentation des violences domestiques, y compris à leurs domiciles[3]Reliefweb, Afghanistan, Situation of Afghan Women – Summary of Countrywide Consultations with Afghan Women (July 2024), 30 October 2024, … Continue reading.
Ces contradictions – les décrets impitoyables de Kandahar et les concessions locales discrètes et pragmatiques – forment la toile complexe avec laquelle les femmes afghanes et les travailleurs humanitaires doivent composer. L’Afghanistan, pris dans les rouages de la géopolitique et les dogmes de ses dirigeants, reste un endroit où la survie exige de l’ingéniosité. Comme pour Muska et Maryam, chaque histoire témoigne du coût que les crises continuent d’imposer aux femmes et aux jeunes filles.

Traduit de l’anglais par Benjamin Richardier