No woman’s land

Mélissa Cornet
Mélissa CornetMélissa Cornet, chercheuse en droits des femmes, a vécu et travaillé en Afghanistan entre janvier 2018 et jusqu’après la chute de Kaboul. Avant août 2021, elle a enquêté entre autres sur l’émancipation économique des femmes, leur implication dans les élections et le processus de paix, et la violence exercée contre elles. Demeurée dans le pays après août 2021, elle a continué à voyager dans une douzaine de provinces, offrant une perspective unique depuis l’intérieur du pays sur la dégradation continue des droits des femmes et des filles. Elle a depuis publié des articles sur l’impact de la crise alimentaire sur les femmes et les filles, sur la façon d’inclure les femmes dans les programmes d’aide humanitaire, sur la santé mentale des travailleuses humanitaires, et sur les programmes d’émancipation économique des femmes dans un pays où elles ne sont plus autorisées à étudier ou à se déplacer sans chaperon [un homme les accompagnant, note de l’éditeur]. Experte reconnue en droits des femmes en Afghanistan, Mélissa Cornet a été interviewée par de nombreux journaux français et médias internationaux dont The Guardian, la BBC, Voice of America, The Times ou PBS (Frontline). Elle est apparue sur ABC News, MSNBC, France 24, BFM TV ou Arte, et a été conférencière invitée à la Chambre des communes au Royaume-Uni et à l’Institut des États-Unis pour la paix (USIP). En 2024, elle a été désignée, avec Kiana Hayeri, lauréate du 14e Prix Carmignac du photojournalisme.
Kiana Hayeri
Kiana Hayeri

Kiana Hayeri, née en 1988 à Téhéran, a déménagé adolescente à Toronto. Pour s’adapter aux défis de ce nouvel environnement, elle a choisi la photographie comme moyen de combler le fossé linguistique et culturel.

En 2014, un mois avant le retrait des forces de l’OTAN, Kiana a déménagé à Kaboul où elle est restée pendant 8 ans. Ses travaux s’attachent à des sujets complexes, les migrations, l’adolescence, l’identité et la sexualité dans des sociétés en conflit.

En 2020, Kiana a reçu le Tim Hetherington Visionary Award pour son projet sur les dangers du journalisme amateur « hit & run » [journalisme « opportuniste », sans véritable travail en profondeur, note de l’éditeur] et, la même année, elle a été la sixième récipiendaire du prix James Foley pour la couverture des conflits. En 2021, elle a reçu le prix prestigieux Robert Capa Gold Medal Award (Médaille d’or Robert Capa) pour sa série “Where Prison is a Kind of Freedom” qui documente la vie de femmes afghanes dans les geôles d’Hérat, en Afghanistan. En 2022, Kiana a fait partie de l’équipe de journalistes du New York Times, dont l’enquête “The Collapse of Afghanistan” a été couronnée par le prix Hal Boyle et sélectionnée pour le prix Pulitzer du reportage international. La même année, elle a remporté le prix Leica Oscar-Barnack pour son reportage “Promises Written On the Ice, Left In the Sun” [« Afghanistan, des promesses gravées dans la glace, laissées au soleil »], plongée dans l’intimité d’Afghans de tous les horizons. En 2024, elle a publié “When Cages Fly” ouvrage sélectionné pour le programme Joop Swart Masterclass et a été dési­gnée, avec Mélissa Cornet, lauréate du 14e Prix Carmignac du photojournalisme.

Kiana Hayeri est TED Fellow, lauréate d’une bourse d’exploratrice National Geographic et collaboratrice régulière du New York Times et du National Geographic. Elle est actuellement basée à Sarajevo, où elle produit ses reportages sur l’Afghanistan, les Balkans, et d’autres régions.

En 2024, durant six mois, Kiana et Mélissa ont parcouru sept provinces de l’Afghanistan pour enquêter sur les conditions de vie imposées aux femmes et aux filles par les talibans qui, selon les recherches d’Amnesty International, pourraient constituer un possible crime contre l’humanité de persécution fondée sur le genre. Elles ont rencontré plus de 100 Afghanes, interdites d’école et enfermées chez elles, des femmes journalistes et acti­vistes luttant obstinément pour leurs droits, des mères horrifiées de voir l’his­toire se répéter pour leurs filles et des membres de la communauté LGBTQI+. Elles ont documenté la manière dont les talibans, dans le cadre d’une société profondément patriarcale, ont systéma­tiquement éliminé les femmes de la vie publique en leur retirant leurs droits les plus élémentaires : aller à l’école, à l’université, travailler, s’habiller comme elles le souhaitent, fréquenter les bains et les parcs publics, et même les salons de beauté.

Le changement le plus frappant que Kiana et Mélissa ont observé depuis août 2021 est la perte générale d’es­poir parmi les femmes que leur situation puisse s’améliorer : leurs rêves d’édu­cation et d’intégration dans la société se sont évanouis sous leurs yeux, elles sont devenues les premières victimes des crises économique et alimentaire, et de l’effondrement du système de santé. Comme le dit une militante féministe qui – ne se voyant plus aucun avenir en Afghanistan – a quitté le pays : « Nous avons oublié toute joie, nous ne savons pas où en trouver. J’ai perdu toute ma motivation, je pleure toute seule en cachette. C’est comme si on m’avait enfermée dans une pièce dont je n’ai pas le droit de sortir. Je ne trouve même plus de goût à la nourriture. »

Un livre tiré de ce travail de reportage est en préparation. Pour plus d’information : https://nowomansland.fondationcarmignac.com


Muska, 14 ans, possède ce que les Persans appellent un « visage de lune » – en référence à la rondeur de ses joues, symbole de beauté dans cette région du monde. Muska et sa famille ont été rapa­triés à Nangarhar, chassés du Pakistan par les persécutions incessantes de la police. Muska est née au Pakistan. Elle y a fréquenté une madrassa où elle a appris à lire et à écrire. À son retour, le poids d’un pays en ruine s’est abattu sur la famille : pas de maison, pas de tra­vail, pas de réseau et, pour Muska, plus d’école et un avenir qui semblait bien sombre. Pour la famille, chaque jour se résumait à une lutte pour survivre.

Muska, vêtue d’un hijab rose pâle et strict, est assise à l’extérieur de la maison familiale aux murs de terre et raconte son histoire comme si elle réci­tait celle d’une autre. Son père, lourde­ment endetté, a accepté la seule offre qui s’est présentée à lui : marier sa fille au fils du propriétaire en échange d’un puits et d’un ensemble de panneaux solaires, dont la valeur ne dépasse pas quelques centaines de dollars.

 

JALAL ABAD | NANGARHAR | AFGHANISTAN | 12-02-2024 | Muska, 14 ans, est récemment revenue en Afghanistan avec sa famille. Auparavant scolarisée au Pakistan, elle est déterminée à poursuivre ses études. « Ici, les restrictions sont plus importantes qu’au Pakistan. Là-bas, j’allais à l’école dans une madrassa, mais ici je ne peux plus y aller. Je sais lire et écrire. Je préférerais vivre au Pakistan, où je pourrais au moins poursuivre ma scolarité. » Cependant, la situation économique de la famille ne lui permet pas d’aller à l’école et a contraint ses parents à accepter l’offre de mariage du fils de leur propriétaire, en échange de l’installation par ce dernier d’un puits et de panneaux solaires – l’équivalent de quelques centaines de dollars – afin que la famille puisse avoir de l’eau et de l’électricité.

 

KABUL | KABUL | AFGHANISTAN | 06-02-2024 | Mannequins de femmes revêtus de robes de mariée, la tête recouverte d’un sac en plastique. Dans les magasins, il est interdit de montrer des visages de femmes, y compris des têtes de mannequins. Les commerçants retirent ces dernières, ou les recouvrent d’un sac en plastique ou de papier aluminium. Sur les publicités, les affiches et autres supports publics, les visages de femmes ont également été effacés ou recouverts.

 

JALAL ABAD | NANGARHAR | AFGHANISTAN | 12-02-2024 | Une famille, récemment expulsée du Pakistan, s’est temporairement installée dans la banlieue de Jalalabad, dans l’est de l’Afghanistan. À la suite des répressions contre les étrangers en situation irrégulière, des centaines de milliers d’Afghans ont été contraints de quitter le Pakistan, où certains vivaient depuis plusieurs décennies. Les femmes et les jeunes filles sont les plus touchées par les conséquences des déplacements forcés, avec notamment des taux élevés de mariages d’enfants.

 

Le mariage des enfants n’est pas un phénomène nouveau en Afghanistan. Mais depuis le retour des talibans en 2021, il a connu une recrudescence. L’effondrement économique provoqué par les sanctions, le gel des avoirs et l’arrêt de l’aide étrangère a poussé les familles à faire des compromis désespé­rés et, dans de nombreux cas, les jeunes filles sont la monnaie de dernier recours. En s’assurant un mariage, et donc une dot, les parents peuvent nourrir leurs autres enfants, rembourser leurs dettes et avoir une bouche de moins à nourrir.

Dans ce sinistre paysage, les ONG et les agences de l’ONU sont devenues des bouées de sauvetage, grâce à la mobili­sation rapide de la communauté interna­tionale. Après le mois d’août 2021, leur présence a permis d’éviter une famine et, dans les années qui ont suivi, de sauver des millions de personnes. Cependant, elles restent cantonnées à éviter le pire, alors que la crise économique perdure et que les programmes de développement indispen­sables – en particulier la création d’emplois et le soutien au secteur privé – peinent à redémarrer. En 2025, selon l’OCHA, près de la moitié de la population (soit 22,9 mil­lions de personnes dont 25 % de femmes et 53 % d’enfants) aura besoin d’une aide humanitaire pour survivre.

Dans le service de malnutrition d’un hôpital soutenu par Action contre la Faim, Wazhmah, une infirmière, berce une petite fille, Maryam – admise pour la troisième fois en deux ans. « On amène ici plus de bébés filles souffrant de mal­nutrition que de garçons », explique l’infirmière. En période de famine, les hommes et les garçons mangent en priorité : ce sont eux qui travaillent, qui quittent la maison et ramènent l’argent et la nourriture. Les femmes et les filles – qui restent cachées derrière les murs de la cour – sont nourries avec ce qui reste. Maryam ne pèse que 5,5 kg, soit la moitié de ce qu’elle devrait peser à son âge, selon les courbes de poids de l’OMS. L’infirmière s’attend à revoir Maryam très bientôt, car elle sait que la situation de sa famille ne s’est pas améliorée.

 

KABUL | KABUL | AFGHANISTAN | 06-05-2024 | Fatemah, 2 ans et demi, est admise pour la troisième fois dans le service de malnutrition. À son arrivée, elle pesait 5 kg ; après une semaine de soins, elle pèse maintenant 5,5 kg. Sa famille est Kuchi, une tribu nomade, et vit sous une tente, dans des conditions précaires. Tous les frères et soeurs de Fatemah souffrent également de malnutrition. Fatemah a récemment perdu sa mère pour cause de maladie, et s’est retrouvée confiée aux soins de sa grand-mère. En Afghanistan, selon l’ONU, un enfant sur dix souffre de malnutrition, et 45 % d’un retard de croissance en raison des crises économique et humanitaire auxquelles est confronté le pays depuis août 2021. La malnutrition en Afghanistan est due en grande partie au fait que les enfants ont une alimentation inadaptée, en plus d’une nourriture insuffisante. La malnutrition est souvent plus élevée chez les jeunes filles, dont l’allaitement et l’alimentation complémentaire sont parfois négligés au profit des garçons. À titre d’exemple, seule la moitié des bébés afghans sont nourris exclusivement au sein au cours des six premiers mois, et la plupart d’entre eux ne consomment au quotidien ni fruits ni légumes. Les mères sont également mal nourries. Ce régime alimentaire inadéquat crée un cercle vicieux : les fillettes mal nourries grandissent et deviennent à leur tour des mères souffrant d’un retard de croissance, génération après génération.

 

PATKHEYL DISTRICT | ZABUL | AFGHANISTAN | 26-02-24 | Palwasha, éducatrice de santé à Pat Khel, une région reculée de Zâbol, revient sur son parcours et les défis auxquels sa communauté est confrontée. « J’ai passé l’examen cinq fois pour travailler pour Intersos [une ONG italienne, ndlr]. Dans ma famille, je suis la première et la seule à avoir fait des études. Aujourd’hui, mes soeurs n’ont plus le droit d’étudier ; mais mes frères, qui eux le peuvent, n’étudient pas. » Son père est boulanger, et sa mère couturière. Palwasha rêve de rejoindre Intersos – l’unique source d’aide pour les habitants – depuis qu’elle a 17 ans. Bien qu’elle ait obtenu son diplôme de sage-femme au moment où les talibans prenaient le pouvoir, elle reste pessimiste quant au retour des filles à l’école : « Ce serait une bonne chose que les filles puissent retourner à l’école, elles doivent être éduquées, nous avons besoin de médecins et d’infirmières, mais je ne pense pas que les talibans changeront. » L’impact d’Intersos sur la communauté est significatif, et Palwasha en souligne l’intérêt pour la clinique locale : « Les habitants sont très satisfaits de cette clinique. Désormais, ils n’ont plus besoin de se rendre à Qalât pour se soigner. » Auparavant, il fallait faire un trajet de quatre heures en voiture pour se rendre à Qalât.

Ce système humanitaire déjà fragile a subi un coup dur le 24 décembre 2022, lorsque les talibans ont interdit aux femmes afghanes de travailler pour des ONG. En avril 2023, l’interdiction s’est étendue aux agences de l’ONU. Ce décret a placé les organisations devant un dilemme moral : suspendre les opé­rations par solidarité avec les travail­leuses, ou continuer à fournir de l’aide en excluant la moitié de la population (dans un pays aussi conservateur que l’Afghanistan, les travailleuses humani­taires sont essentielles pour atteindre les femmes et les filles afghanes qui ont besoin d’une aide).

En dehors de l’Afghanistan, le débat est devenu un champ de bataille géopoli­tique : faut-il maintenir l’aide dans de telles conditions, au risque de favoriser les politiques discriminatoires des tali­bans ? Ou bien la communauté interna­tionale doit-elle tenir tête aux talibans, même si cela implique la souffrance de millions de personnes ? En Afghanistan, le dilemme est simple : pour des femmes comme Muska ou Wazhmah – l’infirmière qui s’occupe des bébés mal nourris –, l’arrêt de l’aide n’est pas une question de principe, mais une condamnation à mort. Les femmes supportent déjà le poids des politiques des talibans ; doivent-elles en plus subir les mesures de rétorsion de la communauté internationale ?

KABUL | KABUL | AFGHANISTAN | 08-02-24 | Une mère se bat pour subvenir aux besoins de ses enfants dans des conditions difficiles. L’un de ses fils souffre d’une affection cutanée douloureuse et de crises d’épilepsie, mais, faute de moyens, il ne peut pas être emmené chez un médecin. Sa famille brûle de vieux tissus ou des vêtements donnés par des voisins pour se chauffer. Cette mère craint également d’envoyer ses enfants ramasser des déchets, car les talibans ont arrêté son fils de 12 ans à plusieurs reprises, le prenant pour un mendiant : « J’ai marché jusqu’à la prison de Bagh-e-Bala et je suis revenue de nuit, dans le froid. Dans la prison, on leur donnait de l’eau, mais pas de nourriture ; il avait ses bottes mais plus de vêtements. » La famille est confrontée à de graves difficultés financières, avec cinq mois d’impayés d’un loyer à 1500 afghanis (19,50 euros). Le mari, qui travaillait auparavant dans une usine, est désormais dans l’incapacité de travailler en raison d’une blessure à la colonne vertébrale : « Avant le changement, tout allait bien, mes enfants travaillaient dans la rue, ils pouvaient ramener un peu d’argent, et mon mari aussi pouvait travailler. » Malgré les difficultés, elle refuse d’envoyer ses enfants mendier de la nourriture, bien qu’ils ramassent parfois du plastique à brûler pour se réchauffer. Elle rêve d’un avenir meilleur pour sa fille et aimerait pouvoir lui fournir tout ce dont elle a besoin, notamment des soins médicaux pour ses douleurs à la jambe. « Nous avons de la dignité, je n’envoie pas mes enfants chercher de la nourriture chez nos voisins… Nous restons tranquilles avec notre faim. Même si nous n’avons rien à manger, nous n’irons pas frapper à la porte du voisin pour obtenir de la nourriture. »

 

KABUL | KABUL | AFGHANISTAN | 08-02-2024 | Qamar, une veuve de 40 ans, loue depuis quatre ans une maison dans le camp de Qala Wahad, après avoir fui Kunduz à cause de la guerre. Elle vit avec ses deux fils, âgés de 18 et 16 ans, sa fille de 12 ans et sa petite-fille. La famille de Qamar partage le loyer avec trois autres familles. Ses fils ramassent des déchets pour les vendre, ce qui leur rapporte entre 30 et 50 afghanis par jour (0,40 à 0,65 euros) et trouvent parfois un travail journalier occasionnel qui leur rapporte entre 250 et 300 afghanis par semaine (entre 3,3 et 4 euros). La famille a des difficultés financières, car Qamar a utilisé l’aide d’urgence de 27 000 afghanis pour payer l’opération de son défunt mari. « Je devais beaucoup d’argent pour l’opération de mon mari, à laquelle il n’a pas survécu », explique Qamar. Sa situation économique impose à ses enfants de travailler, et aucun d’eux ne va à l’école. Malgré ces difficultés, elle espère que sa fille aura un avenir meilleur. « J’espère que ma fille ira à la madrassa et aura une bonne vie, mais je n’ai pas les moyens de lui offrir quoi que ce soit. » Sa petite-fille, qui vit dans une tente dans la cour, souffre de thalassémie, une maladie chronique, ce qui alourdit le fardeau familial.

 

Au fil du temps, la plupart des ONG ont réussi à contourner l’interdiction. Des exceptions ont été négociées avec les dirigeants talibans locaux – qui ont com­pris, de manière pragmatique, que les femmes étaient essentielles au fonction­nement des systèmes d’aide. Les secteurs de la santé et de l’éducation ont bénéficié d’exemptions officielles, et des situations d’urgence telles que les séismes d’Hérat ont imposé une certaine souplesse. Dans de nombreuses régions, les travailleuses humanitaires ont été autorisées à travailler dans des conditions strictes, c’est-à-dire qu’elles travaillaient à domicile, faisaient leurs visites sous l’escorte de parents mas­culins, ou se rendaient dans les bureaux à des jours déterminés. Il s’agissait d’accords informels et tacites, les dirigeants locaux acceptant de fermer les yeux sur l’absence d’application des décrets nationaux émis par le chef suprême, ultraconservateur, de Kandahar. Malgré cela, la pression exercée par les talibans a porté ses fruits : selon une enquête de décembre 2024, 43 % des raisons invoquées par les travailleuses humanitaires quittant leur emploi étaient liées aux politiques des talibans[1]Reliefweb, Afghanistan. Tracking Impact Report on the Ban on Other Restrictions on Women for NGOs, INGOs and UN – Tenth snapshot (December 2024), 31 December 2024, … Continue reading, de loin, la principale raison de leur départ.

La situation globale continue de se dégra­der, quoique plus lentement que certains le craignaient. En 2024, les talibans ont émis 135 directives, dont 14 portaient spécifiquement sur la participation des femmes aux opérations humanitaires, selon l’OCHA[2]OCHA, Afghanistan: Humanitarian Access Snapshot (December 2024), 16 January 2025, https://www.unocha.org/publications/report/afghanistan/afghanistan-humanitarian-access-snapshot-december-2024. Au cours du seul mois de décembre 2024, l’agence a signalé 31 inci­dents liés à l’acheminement de l’aide humanitaire, comportant une dimension de genre : « interdiction pour les femmes de participer aux distributions, restric­tion de leur accès aux établissements de santé, impossibilité d’inscrire les bénéficiaires femmes, visites de bureaux pour rechercher des employées femmes, et suspension des processus d’embauche des femmes », entre autres exemples.

 

GARDI GHOS DISTRICT | NANGARHAR | AFGHANISTAN | 13-02-2024 |  Dans ce district, en l’absence de bâtiments scolaires, des classes sont installées pour les élèves entre deux routes principales, sous le soleil et sur un sol en terre battue. Alors que les garçons peuvent étudier jusqu’à la fin du lycée et aller à l’université, les filles ne sont autorisées à étudier que jusqu’à l’équivalent de la sixième, et sont exclues du collège, du lycée, et des universités. Dans certains districts, sur décision locale des autorités, elles n’ont pas le droit d’aller à l’école au-delà de l’équivalent du CE2. Cependant, des écoles clandestines installées dans des maisons, des mosquées ou des espaces alternatifs continuent d’éduquer les filles, une pratique très risquée.

 

KABUL | KABUL | AFGHANISTAN | 17-02-2024 | Un institut privé à l’ouest de Kaboul, où des filles suivent un programme américain, en langue anglaise. Elles ne pourront y obtenir aucun certificat officiel d’éducation, ni accéder aux universités – interdites aux femmes. Il s’agit d’une des rares écoles ayant réussi à obtenir l’accord des talibans locaux de fermer les yeux sur l’éducation d’adolescentes. Dans cet établissement, 700 lycéennes étudient chaque jour sous haute surveillance, tandis que deux gardes armés surveillent le portail et que les filles entrent et sortent une par une, laissant leur sac à dos à l’entrée. Malgré les attentats suicides qui ont eu lieu avant la prise de pouvoir, l’institut affiche toujours complet. Ces jeunes filles rêvent désormais de quitter le pays afin de poursuivre leurs études à l’étranger. Après le retour des talibans, et malgré les promesses, les écoles secondaires pour filles n’ont jamais rouvert.

 

Les divisions internes des talibans ont façonné une réalité inégale : dans certains districts, des écoles secrètes fonctionnent avec l’assentiment et l’in­différence des commandants locaux, à condition que les élèves restent voilées et discrètes. De nombreux jeunes tali­bans – en particulier ceux qui ont vécu à l’étranger ou qui se considèrent comme pragmatiques – acceptent la participation des femmes au travail et à l’éducation, pour autant qu’elles se conforment à leur interprétation de la charia. De plus en plus de talibans de haut rang expriment leur mécontentement face à la dureté des décrets contre les droits des femmes.

La crise des droits humains et celle de l’humanitaire continuent de s’alimenter mutuellement – un rapport de 2024 de l’ONU-Femmes faisant un lien entre les nombreuses restrictions imposées aux femmes et la santé mentale de leurs familles ainsi que l’augmentation des violences domestiques, y compris à leurs domiciles[3]Reliefweb, Afghanistan, Situation of Afghan Women – Summary of Countrywide Consultations with Afghan Women (July 2024), 30 October 2024, … Continue reading.

Ces contradictions – les décrets impi­toyables de Kandahar et les concessions locales discrètes et pragmatiques – for­ment la toile complexe avec laquelle les femmes afghanes et les travail­leurs humanitaires doivent composer. L’Afghanistan, pris dans les rouages de la géopolitique et les dogmes de ses diri­geants, reste un endroit où la survie exige de l’ingéniosité. Comme pour Muska et Maryam, chaque histoire témoigne du coût que les crises continuent d’imposer aux femmes et aux jeunes filles.

 

KABUL | KABUL | AFGHANISTAN | 2024-02-15 | Razia, une jeune fille de 17 ans originaire de Kaboul, se souvient des récits de sa mère à l’époque du premier régime taliban, entre les craintes de mariages forcés et les restrictions strictes imposées aux femmes en matière de tenue vestimentaire et de déplacements. Razia a survécu à un attentat-suicide dans une école pour filles, qui a coûté la vie à plus de 90 personnes – pour la plupart des filles âgées de 11 à 17 ans. Cet attentat ne l’a pas dissuadée de poursuivre ses études. « Je voulais étudier le droit après l’école, mais plus maintenant. Il n’est pas important de connaître le droit pour obtenir des droits. Maintenant, je veux devenir une bonne journaliste. » Razia a même réussi à tourner la situation à son avantage, en documentant sa réalité : « À la maison, je peins, bien que je n’aie pas les compétences nécessaires. Mais j’aime vraiment beaucoup les peintures que j’ai faites après le retour des talibans. J’écris aussi des articles, dont un a été publié. J’écris ce que me racontent les filles. » Cependant, début 2024, les talibans ont commencé à arrêter des filles de son quartier et, pour la première fois, Razia a interrompu ses études. Elle les a reprises brièvement, avant d’être découragée par le retard qu’elle avait pris par rapport à ses camarades de classe. Aujourd’hui, elle n’est plus scolarisée.

 

Traduit de l’anglais par Benjamin Richardier

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References

References
1 Reliefweb, Afghanistan. Tracking Impact Report on the Ban on Other Restrictions on Women for NGOs, INGOs and UN – Tenth snapshot (December 2024), 31 December 2024, https://reliefweb.int/report/afghanistan/tracking-impact-report-ban-and-other-restrictions-women-ngos-ingos-and-un-tenth-snapshot-december-2024
2 OCHA, Afghanistan: Humanitarian Access Snapshot (December 2024), 16 January 2025, https://www.unocha.org/publications/report/afghanistan/afghanistan-humanitarian-access-snapshot-december-2024
3 Reliefweb, Afghanistan, Situation of Afghan Women – Summary of Countrywide Consultations with Afghan Women (July 2024), 30 October 2024, https://reliefweb.int/report/afghanistan/situationafghan-women-summary-countrywide-consultations-afghan-women-july-2024-endarips

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