|

Guerre en Ukraine : Pourquoi l’Europe doit réformer d’urgence le financement de l’aide internationale

Bertrand BadieProfesseur émérite des Universités à Sciences Po Paris.  Dernier ouvrage paru : Les puissances mondialisées. Repenser la sécurité internationale, Odile Jacob, 2021.
Pierre Micheletti
Pierre MichelettiIl rejoint Médecins du Monde dès 1987, et sera président de l’organisation de 2006 à 2009. Il enseigne depuis 2009 à l’Institut d’études politiques de Grenoble où il codirige le master « Politiques et pratiques des organisations internationales » et à la faculté de médecine où il dirige le diplôme « santé-solidarité-précarité ». Il est élu au conseil d'administration d'Action contre la faim en 2014, devient vice-président en 2015, puis Président en juin 2019. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, essais, romans et récits dont le dernier, Une mémoire d’Indiens. Récit d’un médecin du monde, vient de paraître aux Éditions Parole (voir la rubrique « Culture »).

Publié le 27 mars 2022

Cette contribution est publiée conjointement sur le site d’Alternatives économiques et sur le site de la revue Alternatives Humanitaires


Les analyses et les propositions contenues dans cette tribune ont été au centre des discussions qui se sont tenues à l’occasion de la récente rencontre entre Pierre Micheletti et le Commissaire européen Janez Lenarčič, en marge du Forum humanitaire européen à Bruxelles (du 21 au 23 mars 2022).

Par sa soudaineté, par sa violence et l’ampleur des dégâts qu’elle cause, la guerre en Ukraine projette brusquement le monde dans une crise humanitaire de grande ampleur. La solidarité qu’elle suscite se traduit par une forte mobilisation des citoyens, des associations et des États. On ne peut que s’en réjouir.

Mais aussitôt se pose la question du financement de cette nouvelle urgence et de ses potentielles conséquences sur le système humanitaire global. Car ce nouveau drame survient alors que ne sont toujours pas résolues d’autres crises massives et durables qui tendent aujourd’hui à être oubliées. Au Soudan du Sud, en République démocratique du Congo, en République centrafricaine, en Éthiopie, en Somalie, en Syrie, au Bangladesh, en Haïti, au Venezuela et dans tant d’autres pays encore, entre conflits et dégradations environnementales, des millions de personnes ne peuvent survivre que grâce à l’aide internationale.

Pourtant, dès la première année de la pandémie de Covid-19, les ressources financières avaient déjà atteint un niveau inégalé de déficit dans les fonds collectés. En 2020, en effet, et pour la première fois depuis dix ans, les montants des sommes estimées nécessaires par l’Office de coordination des Nations unies pour l’action humanitaire (Office for the Coordination of Humanitarian Affairs – OCHA en anglais) ont régressé pour n’atteindre que 50 % des montants attendus. Avant même la crise en Ukraine, le modèle économique du système humanitaire mondial apparaissait déjà défaillant, pour ne pas dire obsolète.

Il faut savoir que, depuis les dix dernières années, les fonds gouvernementaux représentent de façon assez stable 75 % des ressources financières mobilisées pour répondre aux crises humanitaires. Or, seul un club restreint de vingt pays contribue à la quasi-totalité des sommes réunies.

Pour mieux comprendre : Les États-Unis représentent 34 % de l’aide humanitaire des vingt plus gros pays contributeurs à revenu élevé alors que leur RNB représente 39 % du RNB global de ces mêmes pays. À l’inverse, la Norvège est plus généreuse : le pays représente 2,5 % de l’aide humanitaire des vingt plus gros pays contributeurs à revenu élevé alors que son RNB ne représente que 1 % du PNB global de ces mêmes pays.

La guerre entre la Russie et l’Ukraine a d’immédiates conséquences sur les prix du pétrole et des céréales. Sachant que l’Ukraine représente la première source d’approvisionnement en produits agricoles du Programme alimentaire mondial, l’équation humanitaire en subit déjà les effets : raréfaction de l’offre et inflation majeure du prix des productions agricoles. La hausse des carburants entraîne quant à elle une nouvelle flambée des prix du transport maritime.

Par ailleurs, on peut craindre que les principaux pays financeurs de l’aide humanitaire internationale – qui sont aussi les premiers soutiens politiques du gouvernement ukrainien – en viennent à réduire, sur fond de récession économique, leurs aides aux crises préexistantes pour concentrer leurs efforts sur l’urgence en Europe. Comment ne pas soulever ces inquiétudes quand on sait que le Yémen a vu le soutien financier international reculer de 40 % en 2020 et que seuls 10 % des sommes appelées pour le plan d’aide d’urgence destiné à l’Afghanistan au titre de l’année 2022 ont été obtenues à ce jour ?

L’onde de choc que provoque la guerre en Ukraine illustre la fragilité du modèle de financement sur lequel repose aujourd’hui l’aide humanitaire. Ce modèle expose d’une part à une insuffisance permanente des fonds à répartir. Il positionne d’autre part l’aide internationale comme un outil procédant d’une tradition d’interventionnisme occidental. Ces deux mécanismes convergent pour contribuer à réduire les espaces humanitaires.

La première édition du Forum humanitaire européen, qui s’est tenu du 21 au 23 mars dernier, a représenté une opportunité pour l’Union européenne (UE), forte de son statut de donateur majeur de l’aide humanitaire internationale, de faire évoluer les modalités de financement. Pierre Micheletti a saisi cette occasion pour évoquer avec le Commissaire à la gestion des crises, Janez Lenarčič, notre analyse de la situation et les bases d’une évolution du modèle de financement de l’aide internationale. Selon nous, dix propositions dessinent les contours de cette évolution urgente dont l’UE peut se faire l’initiatrice et la porte-parole :

  1. Plus d’une centaine de pays constitue le groupe défini par la Banque mondiale comme « à revenus élevés ». L’ensemble de ces pays devraient contribuer au financement de l’aide d’urgence. Il faut dès lors obtenir la mobilisation de l’UE pour modifier le système actuel de financement, en commençant par appliquer cette règle aux vingt-sept pays qui la Le schéma associé à cet article met en effet en évidence, d’une part, que seule une dizaine de pays de l’UE, sur ces vingt-sept, sont contributeurs à l’aide humanitaire en 2020 et, d’autre part, que le soutien des pays européens déjà contributeurs n’est pas toujours corrélé à leur revenu national brut (RNB).
  1. Demander à l’UE de porter cette extension devant les instances des Nations unies, pour faire voter un élargissement des contributions à l’ensemble des pays les plus riches. De grandes puissances économiques qui comptent parmi les vingt pays au RNB le plus élevé, comme la Chine, la Russie ou l’Indonésie, ne sont pas contributrices à l’enveloppe de l’aide humanitaire.
  1. Il faut faire entériner par l’UE – puis les Nations unies – l’abolition du système reposant sur les seules contributions volontaires, et opter pour une contribution obligatoire, calculée, pour chaque pays sur la base de son RNB.
  1. Il est nécessaire de sortir de la logique des « dons affectés » qui permet à un pays de choisir spécifiquement les crises qu’il entend soutenir. Les dons gouvernementaux, mobilisés suivant ces nouvelles règles, serviront à constituer un « fonds humanitaire commun », qui cumulera indistinctement l’ensemble des contributions des différents États.
  1. Il appartiendra à une instance internationale non partisane (par exemple une commission tripartite rassemblant OCHA, le mouvement de la Croix-Rouge et un représentant de la coordination des organisations non gouvernementales internationales) de se réunir avec régularité, pour décider, hors urgences nouvelles, de la répartition de l’enveloppe financière annuelle, sur la base des besoins identifiés par l’appel coordonné des Nations unies.
  1. Les ONG doivent être exemptées de l’application des lois antiterroristes (dites loi COTER, contraction de la formulation en anglais de counter terrorism), afin de préserver leur capacité à agir sur toutes les crises. Elles doivent être plus particulièrement dispensées de toute injonction les sommant de participer au « criblage » des bénéficiaires de leurs programmes, au nom de la nécessité de repérer des individus soupçonnés d’actes terroristes.
  1. Il faut revoir à la hausse, dans le cadre des financements octroyés aux ONG, le montant des frais administratifs qui leur sont alloués. Au fil des années émergent en effet de légitimes mais coûteuses procédures administratives (prévention des violences sexuelles, sécurité informatique, traçabilité financière dans le cadre de la lutte antiterroriste…). Ce cumul met en tension l’équilibre financier des ONG et les expose, dans un souci de préserver les sommes déployées vers les populations, à des rythmes de travail et des pratiques managériales générateurs de tensions sociales.
  1. Il est urgent de mettre en place, de façon contraignante, les recommandations du Sommet humanitaire mondial d’Istanbul (2016) pour développer, à hauteur de 25 % de l’enveloppe financière annuelle, les fonds gérés par les acteurs locaux. Seuls pourront être bénéficiaires de cette enveloppe les acteurs nationaux respectant les principes fondamentaux de l’aide humanitaire.
  1. Une partie de l’enveloppe annuelle, réunie selon les nouvelles modalités, devra être utilisée pour financer le « transfert de compétences » des grandes ONG internationales et permettre qu’elles étendent leur réseau à des « ONG sœurs » dans des pays émergents.
  1. Par le système de financement reconfiguré sur la base de contributions obligatoires, il sera assuré aux organisations humanitaires la perspective de financements pluriannuels pour prendre en charge les crises « durables ».

La mobilisation de la société civile européenne – fondée sur la compétence et l’implication opérationnelle des ONG internationales et nationales – est fondamentale pour promouvoir un changement de modèle. Il convient de rappeler que les organisations non gouvernementales internationales contribuent, par leurs appels aux dons auprès de leurs donateurs, à réunir 25 % des budgets annuels mobilisés par les réponses humanitaires et qu’elles mettent en œuvre sur le terrain près de 40 % de l’enveloppe financière. Cette réalité financière et opérationnelle fonde leur légitimité à peser sur les défaillances aujourd’hui notoires du modèle économique de l’action humanitaire. L’enjeu principal de cette réforme du système de financement que nous appelons de nos vœux est de préserver l’action de secours et les principes universels qui fondent leur légitimité. Ceux-là même qui sont les incontournables piliers pour agir : l’humanité, la neutralité, l’impartialité et l’indépendance.

Cet article vous a été utile et vous a plu ? Soutenez notre publication !

L’ensemble des publications sur ce site est en accès libre et gratuit car l’essentiel de notre travail est rendu possible grâce au soutien d’un collectif de partenaires. Néanmoins tout soutien complémentaire de nos lecteurs est bienvenu ! Celui-ci doit nous permettre d’innover et d’enrichir le contenu de la revue, de renforcer son rayonnement pour offrir à l’ensemble du secteur humanitaire une publication internationale bilingue, proposant un traitement indépendant et de qualité des grands enjeux qui structurent le secteur. Vous pouvez soutenir notre travail en vous abonnant à la revue imprimée, en achetant des numéros à l’unité ou en faisant un don. Rendez-vous dans notre espace boutique en ligne ! Pour nous soutenir par d’autres actions et nous aider à faire vivre notre communauté d’analyse et de débat, c’est par ici !

You cannot copy content of this page