Copilote du dossier de ce numéro avec Boris Martin, rédacteur en chef
Les restrictions à la liberté d’association constituent un marqueur trop souvent négligé du glissement d’un régime politique vers l’autoritarisme, voire la dictature. Le cas de la Russie l’illustre de manière emblématique. Lorsque les historiens écriront le narratif de la période ayant précédé la guerre déclenchée contre l’Ukraine, ils ne devraient pas manquer de mentionner que dix ans auparavant, en 2012, la Douma (le Parlement russe) avait adopté une législation – à l’époque unique en son genre – introduisant la notion d’« agent de l’étranger », ou « agent étranger », appliquée à certains acteurs associatifs. Inspiré du langage soviétique, ce concept – aux contours vagues et constamment élargis – sert depuis à qualifier (ou plutôt à disqualifier) les organisations de la société civile (OSC) russes, bénéficiaires de financements extérieurs et (de ce fait) suspectes d’être des suppôts de puissances étrangères, voire même des espions.
L’exemple russe n’est cependant pas isolé. De l’Égypte au Nord Soudan, du Bangladesh au Venezuela, de la Birmanie à l’Inde, de la Hongrie à Israël, de la Palestine à Hong-Kong (dernière région de la Chine continentale où une relative liberté associative subsistait) ou encore au Burundi, les mesures coercitives se multiplient aussi bien à l’encontre des milieux associatifs nationaux que d’organisations non gouvernementales (ONG) à dimension internationale. Le résultat en est que, dans de nombreux pays, la société civile est en recul et les ONG sont sur la défensive. Cette réaction répressive – alimentée par des mécanismes d’imitation et de déclinaison d’outils expérimentés ailleurs (notamment avec la reprise de la qualification d’« agent de l’étranger » par plusieurs gouvernements) – peut s’analyser comme une véritable « contre-révolution », dotée d’un corpus idéologique en voie de solidification et visant à la mise sous tutelle de la liberté d’association, voire à son élimination.
Il est frappant de constater que, même dans des pays démocratiques, la tentation du durcissement de la réglementation du milieu associatif croît fortement. Certes, les intentions peuvent être pertinentes et les motifs légitimes (lutte contre le terrorisme, le blanchiment d’argent et les circuits de corruption, ou l’influence djihadiste, etc.), mais le risque d’effets pervers est réel. Ainsi, en France, le « délit de solidarité » (expression sans existence juridique, apparue à l’initiative d’associations de soutien aux immigrés et désignant, pour elles ou leurs militants, l’ouverture des poursuites pour aide au séjour irrégulier d’étrangers) a certes vécu. Cependant, il a fallu pour cela – successivement – la décision du Conseil Constitutionnel du 6 juillet 2018, conférant une valeur constitutionnelle au principe de fraternité. Puis la loi du 10 septembre 2018 prenant en compte cette décision et élargissant le champ des immunités à tout acte n’ayant donné lieu à « aucune contrepartie directe ou indirecte » et accompli « dans un but exclusivement humanitaire ». Enfin, l’arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 26 février 2020 clarifie l’interprétation de la loi et juge que la protection des actes solidaires peut également s’appliquer aux actes militants accomplis au sein d’une association. Toutefois, ce sont désormais les dispositions de la loi dite « séparatisme » du 24 août 2021 qui suscitent une profonde inquiétude au sein du monde associatif, surtout en raison du pouvoir considérable d’interprétation désormais conféré à l’administration, à travers le « Contrat d’engagement républicain » (CER). Le Mouvement associatif – qui représente plus d’une association sur deux en France, tous secteurs confondus, à travers les diverses coordinations qui en sont membres – a exprimé publiquement son vif désaccord et ses inquiétudes[1]Le Mouvement associatif, « Contrat d’engagement républicain : le désaccord des associations », communiqué de presse du 3 janvier 2022, … Continue reading. D’autant plus que – outre le risque de sanctions arbitraires – le décret d’application inclut une disposition (ne figurant pas dans la loi) qui rend les dirigeants associatifs responsables de la bonne application du CER par les bénévoles, les salariés et les adhérents de chaque organisation concernée. Dans l’Italie voisine, des procédures judiciaires ont été initiées à l’encontre d’associations pratiquant le sauvetage en mer de migrants tentant de gagner l’Europe.
Ces constats sont d’autant plus préoccupants qu’ils s’inscrivent visiblement dans la durée. En 2017, nous faisions état de premiers signaux déjà inquiétants[2]Philippe Ryfman, « Contrer la Contre-révolution anti-associative, un objectif de politique internationale », The Conversation, 28 juin 2017, … Continue reading. Cinq ans plus tard, la situation n’a cessé de se détériorer tandis que les restrictions se sont structurées et renforcées. Un phénomène d’accélération est même repérable. Ainsi en Inde, depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014, plus de 13 000 ONG indiennes ou étrangères ont perdu leur licence – document nécessaire et obligatoire pour recevoir des financements étrangers. Cela a conduit la grande majorité d’entre elles à devoir cesser toute activité. Le nombre d’associations a ainsi été réduit drastiquement, des plus connues aux plus petites, à l’exemple d’Amnesty International – Inde qui, en septembre 2020, a dû fermer. En janvier 2022, cela a été le tour d’Oxfam – India de se voir refuser sa demande de renouvellement de licence, ce qui l’a contrainte à réduire considérablement ses activités. Par ailleurs, en mars 2022, le gouvernement local de Hong-Kong a enjoint à Hong-Kong Watch – une ONG britannique de défense des droits (pourtant basée au Royaume-Uni) – de fermer son site web, la menaçant de sanctions financières et d’emprisonnement pour ses membres, sur la base de la loi sur la sécurité nationale – imposée par Pékin en 2020 au territoire, pour étouffer toute dissidence et critique. C’est ce même texte répressif qui a conduit Amnesty International à fermer fin 2021 sa section locale et sa section régionale, la grande organisation de défense des droits humains estimant qu’il n’était plus possible de travailler librement sur le territoire sans craindre, selon sa secrétaire générale, « de graves représailles du gouvernement[3]Laurence Defranoux, « Menacée, l’ONG Amnesty International quitte le navire Hongkong », Libération, 25 octobre 2021, … Continue reading ».
Dans un tel contexte, ce nouveau dossier d’Alternatives Humanitaires s’est donné comme objectif, d’abord de documenter les prodromes, ainsi que les développements de cette contre-révolution anti-associative. Ensuite, d’identifier les méthodes et moyens mis à son service par les différentes autorités. Enfin, d’évaluer les outils dont les OSC se dotent afin de répondre – quand elles le peuvent – à ces attaques directes ou indirectes. Les contributions ici réunies montrent la richesse du sujet et révèlent des facettes souvent insoupçonnées des attaques portées contre la liberté d’association.
À travers une série d’exemples dans une sélection de pays étrangers, mais aussi en France, Roxane Grisard et Vincent Pradier interpellent – en s’appuyant sur une analyse fouillée – sur les règles de conditionnalité de plus en plus strictes dans l’emploi des ressources allouées par les bailleurs publics aux OSC et à ce que cela traduit en matière de politiques publiques. Ils s’intéressent plus particulièrement au cas français, sans négliger l’échelon européen. Ils montrent en effet – en dépit du discours officiel sur l’utilité sociale des ONG – que ces dernières font face à un nombre croissant de contraintes. En outre, l’accès aux financements publics est de plus en plus étroitement conditionné au respect de normes drastiques en matière d’efficience, de transparence et de mise en concurrence. Des conditions qui tendent à assimiler les organisations à but non lucratif à des opératrices d’État et à affecter leur liberté d’action. Ils en concluent – en tout cas pour celles actives dans le domaine de la solidarité internationale et de l’aide – que les modalités de leur redevabilité vis-à-vis des financements reçus est entièrement à repenser.
Julien Talpin et Antonio Delfini estiment, quant à eux, que la liberté d’association en France est sujette à des remises en cause – au moins sur certains de ses volets –, précisément à la suite de l’adoption de la loi séparatisme. Mais cela va au-delà. Ainsi, en octobre 2020, un rapport de l’Observatoire des libertés associatives – précisément créé en vue d’assurer un suivi de ce sujet – comptabilisait cent cas de sanctions publiques envers des associations, après des prises de position ou mobilisations de leur part. Dans un second rapport, en février 2022, le même Observatoire a procédé à une étude détaillée de vingt cas d’associations accusées entre 2016 et 2020 d’avoir tenu des propos, ou mis en place des actions considérées – par l’administration – comme contraires aux valeurs de la République. Pour ces auteurs, chercher à étouffer la critique associative revient à appauvrir la démocratie.
Quant à la Russie, au fil des années, les dispositions restrictives n’ont cessé de se durcir, pour culminer, quelques semaines avant l’invasion de l’Ukraine, avec la dissolution de Memorial. Cette association, l’une des plus importantes du pays, avait été fondée en 1989 par Andreï Sakharov, prix Nobel de la paix. Au considérable travail de mémoire sur les crimes du stalinisme qui avait motivé sa création, elle avait progressivement ajouté la défense des droits de l’Homme dans la période contemporaine. Du fait de son activisme, de son professionnalisme et de sa notoriété, aussi bien en Russie qu’à l’échelle internationale, elle représentait l’un des derniers obstacles à la politique d’étouffement de la société civile patiemment mise en œuvre depuis une décennie par le gouvernement de la Fédération de Russie. Sa dissolution, le 29 décembre 2021, n’est probablement pas – à la lumière des événements ultérieurs – une coïncidence.
Dans un article dense et particulièrement documenté, Anne Le Huérou et Aude Merlin retracent l’émergence d’une société civile à la fin des années soviétiques jusqu’à sa reprise en main par le pouvoir russe post-soviétique. Dans la Russie d’après 1991, le développement d’une société civile autonome est alors perçu comme une des conditions essentielles de la transition de la dictature communiste vers la construction démocratique de l’État et de la société issus de celle-ci. D’où la naissance d’une multitude d’associations. Progressivement, cependant – avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine –, le contexte va se transformer. Dans un premier temps, elles sont encore vues d’un œil favorable en tant qu’élément de la politique sociale initiée par le nouveau gouvernement – les associations étrangères sont quant à elles tolérées –, mais un renversement va se produire. Entre 2012 et 2022, un verrouillage méthodique de la société civile se met en place, dont on voit aujourd’hui le résultat. Si, dans la Russie de Poutine, les modes de résistance civique perdurent et se réinventent, ils sont atomisés et persécutés.
Kouassi Aimé Malanhoua fournit au lecteur un éclairage bien utile sur la réglementation, fréquemment méconnue, en vigueur dans plusieurs pays africains. L’empilement des normes aboutit – dans le meilleur des cas – à un resserrement de la liberté d’association. Il montre bien que si dans le cadre juridique international, la liberté associative est clairement établie, sa reconnaissance connaît de sérieuses nuances au gré des régimes. Il en identifie trois variantes, les États qui ne reconnaissent pas la liberté d’association de façon générale, ceux qui ne la réservent qu’à certaines structures, et enfin ceux qui visent – au bout du compte – à instituer leur musellement. Son analyse l’amène aussi à s’intéresser au cas de la Suisse, pays pourtant généralement considéré comme exemplaire en matière de droit d’association. Là, nul besoin pour les fondateurs d’effectuer, ne serait-ce qu’une simple déclaration d’existence auprès d’une quelconque autorité publique. L’association acquiert la personnalité morale simplement par l’adoption de ses statuts par les adhérents. Pourtant, certains signaux sont inquiétants. Ils vont de la tentation d’élargir les possibilités de dissolution dévolues au gouvernement fédéral à une taxation déguisée des ONG – à travers l’application obligatoire d’un taux d’intérêt négatif sur les comptes bancaires – dès que les sommes déposées excèdent le montant, assez limité, de 100 000 euros.
Précisément – par un effet miroir – Vivianne Châtel consacre une étude méticuleuse à l’espace helvétique où se déroule, selon elle, une bataille entre associations et entreprises multinationales. Pour cette auteure, les associations y sont prises dans les paradoxes des sociétés contemporaines. Ainsi se heurtent-elles depuis quelques années à des « procédures-bâillons », c’est-à-dire des actions en justice intentées par des entreprises dans l’intention de les réduire au silence ou de les intimider. De son côté, le gouvernement de Berne s’émeut lorsque – notamment en matière d’aide au développement et d’humanitaire – des associations, qu’il finance en partie, prennent des positions jugées trop critiques vis-à-vis de la politique étrangère suisse, ou de leur degré de réactivité face aux errements de certaines grandes entreprises basées dans le pays. À partir de dispositions législatives interdisant le financement de campagnes politiques et d’activités de lobbying à toute structure bénéficiaire de fonds de la Confédération, la tentation d’en faire application aux ONG récipiendaires de financements publics grandit.
Enfin, Ülker Sözen pose un regard critique sur le paysage contrasté de la société civile en Turquie. Lequel n’est pas sans analogie avec celui de la Russie. Il se caractérise par une augmentation significative des contrôles étatiques sur les OSC, la mise en œuvre de mesures visant à réduire les prises de position critiques et, enfin, l’imposition de restrictions aux liens internationaux, notamment financiers. Selon l’auteure, la Turquie est un exemple de la montée en parallèle de l’autoritarisme dans le champ politique (incarné par Recep Tayyip Erdoğan) et de la réduction de plus en plus flagrante de l’espace civique. Si, au début des années 2000, le secteur associatif s’y était fortement développé – à la faveur du lancement d’un processus d’adhésion du pays à l’Union européenne – la situation s’est retournée à partir du mouvement contestataire dit du Parc Gezi à Istanbul, en 2013. De nombreuses associations ont ainsi été victimes de pénalités fiscales, mais aussi de raids policiers dans leurs bureaux, voire d’une criminalisation de leurs activités. Néanmoins, là aussi, comme en Russie, des OSC s’efforcent de mettre en place des modes alternatifs d’action et élaborent des contre-stratégies à l’abri – autant que faire se peut – des regards du pouvoir central.
À l’issue de ce tour d’horizon, un sentiment de pessimisme pourrait prévaloir. Pourtant, il ne faut pas y céder. Les différents articles ici réunis montrent bien qu’à chaque fois qu’elles le peuvent, les associations locales, nationales ou internationales font preuve d’imagination créatrice, de mobilisation, de regroupement, de mise en œuvre de stratégies alternatives. Certes, dans ce combat, elles devraient s’attacher davantage à obtenir l’appui de certains États ou le concours d’organisations internationales en les invitant à s’engager résolument, concrètement, c’est-à-dire au-delà des discours convenus, à leurs côtés dans la défense des libertés associatives. L’Histoire le montre : dès que la chape de plomb de l’autoritarisme ou de la dictature dans un pays se fissure, les OSC refleurissent. Pareillement, dans des contextes pourtant extrêmes – pensons à la guerre en Ukraine –, la résilience et les capacités d’adaptation de la société civile se révèlent impressionnantes. C’est donc d’abord en leur sein et à travers leurs engagements et leurs initiatives que les OSC parviendront, partout dans le monde, à surmonter cette période incontestablement difficile et à inverser les rapports de force. Pour ce faire, elles devront privilégier l’horizontalité, autant que la mutualisation et les rassemblements les plus larges possibles. En recourant à l’arme du droit, en renforçant leur insertion dans le tissu social et économique, en travaillant à leur enracinement citoyen, elles parviendront à inverser ces tendances mortifères. De notre place, modestement, nous ne pouvons qu’espérer que ce numéro contribue à éclairer le chemin qui est le leur. Et le nôtre.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-988-2