La vie dans la rue génère des troubles de la santé mentale au même titre que les conflits ou les catastrophes naturelles. Et là aussi, la temporalité des personnes concernées n’est pas la même que celles des institutions. Le comprendre, c’est déjà se donner les moyens de combler le gouffre des attentes réciproques.
En partant du regard croisé d’un sociologue et d’un psychologue impliqués dans l’action médico-sociale auprès des sans-abri à Nancy, cet article entend montrer comment l’expérience du sans-abrisme a des impacts négatifs sur la santé mentale. Cette corrélation a déjà été bien établie par la littérature scientifique[1]Maryse Bresson, « Le lien entre santé mentale et précarité sociale : une fausse évidence », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 2, n° 115, 2003, p. 311-326. Jean Furtos, … Continue reading même si elle soulève toujours des controverses en France et outre-Atlantique[2]Mario Poirier, « Santé mentale et itinérance. Analyse d’une controverse », Nouvelles pratiques sociales, vol. 19, n° 2, 2007, p. 76-91., notamment au regard des troubles considérés et de leurs modalités de diagnostic. Il convient évidemment de rappeler que les troubles de la santé mentale sont pluriels et gradués : ce peuvent être des troubles psychiatriques sévères, des troubles non sévères de l’humeur, ou encore des troubles de la personnalité[3]Anne Laporte et Pierre Chauvin, La santé mentale et les addictions chez les personnes sans logement personnel d’Île-de-France, Rapport Samenta, Observatoire du Samu social de Paris, 2010.…
Il s’agit ici d’aborder la question par le prisme des temporalités vécues par les sans-abri, non seulement lorsqu’ils font l’épreuve de la rue, mais aussi lorsqu’ils se confrontent aux temporalités institutionnelles du parcours de soin et de réinsertion. Par conséquent, cet article pose la question suivante : dans quelle mesure les troubles de la santé mentale – notamment ceux engendrés par la temporalité vécue de la survie – peuvent-ils freiner l’adhésion au parcours de réinsertion et de soins ?
Ce que nous appelons « temporalité vécue » renvoie non seulement à la manière qu’ont les individus de se rapporter au temps quotidien et de le rythmer, mais aussi à leur manière de se référer au passé et au futur. À cet égard, les temporalités vécues sont nécessairement subjectives, elles émanent de la perception et de l’usage individuels du temps dans un contexte de précarité extrême. Par opposition, les « temporalités institutionnelles » s’avèrent plus objectives. Elles s’imposent de l’extérieur aux individus, contribuant ainsi à structurer leur quotidien et leur avenir selon des normes et contraintes qui sont celles de l’institution, mais aussi des professionnels qui l’incarnent.
Les temporalités de la survie sans-abri
Dans le cadre de la survie dans l’espace public, les sans-abri sont contraints d’agir dans l’urgence afin de résoudre, à courte échéance, des problématiques touchant aux besoins fondamentaux (le sommeil, l’alimentation, l’hygiène, le gain d’argent ou l’entretien de liens sociaux). En plus d’être de nécessité immédiate, la réponse à ces problématiques est le plus souvent très concrète et palpable (trouver un abri, avoir à manger, accéder à une douche, etc.), quoiqu’elle demeure incertaine et, parfois, vaine.
En effet, les individus qui font l’expérience du sans-abrisme sont amenés à développer un rapport spécifique au temps, (dé)structuré autour de repères spatio-temporels façonnant leur existence en l’absence d’espace-temps domestique et professionnel qui rythmeraient les jours et leur enchaînement[4]Patrick Gaboriau, Clochard. L’univers d’un groupe de sans-abri parisiens, Julliard, 1993. : celui du sommeil dans les lieux non prévus pour l’habitation ; celui de la sociabilité entre pairs sans-domicile[5]Julien Billion, « Les jeunes sans domicile et leurs pairs dans la rue », in Serge Paugam (dir.), L’intégration inégale, PUF, 2014, p. 227-242., éventuellement étayée par la consommation de produits toxiques ; celui de l’acquisition de ressources minimales (manche, petits trafics, récupération…) et celui de la restauration de soi (alimentation, hygiène corporelle, sommeil…). Tous ces espace-temps occasionnent – plus ou moins, selon la situation des personnes – un « circuit d’assistance[6]Pascale Pichon, Vivre dans la rue. Sociologie des sans domicile fixe, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010. ». C’est ainsi que des routines de survie se mettent en place pour tenter de répondre aux besoins vitaux qui se manifestent jour après jour. Cette routinisation, vectrice de « sécurité ontologique[7]Michel Parazelli, La Rue attractive. Parcours et pratiques identitaires des jeunes de la rue, Presses de l’Université du Québec, 2002. », a été observée à Nancy dans le cadre d’une immersion ethnographique de huit mois dans le monde des sans-abri, entre septembre 2017 et avril 2018 : des groupes et individus sans-abri font état de pratiques régulières, ancrées dans l’espace et dans le temps, structurant leur expérience de la survie[8]Thibaut Besozzi, « La structuration sociale du monde des sans-abri », Sociologie, vol. 12, n° 3, 2021, p. 247-266..
Or, dans la mesure où la réponse aux besoins fondamentaux est toujours précaire et où les espace-temps qui offrent des ressources sont toujours concurrencés, négociés ou partagés, la survie au jour le jour engendre un niveau de stress élevé et délétère, pathogène sur le plan mental. C’est ce que laisse entendre Jeff[9]Un sans-abri de 38 ans ayant dormi pendant sept mois dans un parking souterrain. Comme pour les autres noms cités, il s’agit d’un nom d’emprunt. durant une soirée passée avec lui dans « son » parking souterrain :
« Je suis toujours sur les nerfs ! C’est hard de vivre comme ça, sérieux. Tu sais jamais ce qui va t’arriver. Déjà que j’ai toujours été hyperactif, mais là, en ce moment, laisse tomber. C’est stressant quoi ! Je vais péter un plomb si ça continue ! »
Ainsi, l’extrême précarité vécue expose aux aléas de la vie quotidienne, à la promiscuité dans les services sociaux, à l’insécurité dans l’espace public, à la dépendance envers l’assistance ou les pairs, ou encore au sentiment de ne pas maîtriser le quotidien ; autant de réalités éprouvantes sur le plan psychologique, sans parler des effets de la disqualification sociale[10]Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, PUF, 1991. et de la stigmatisation sur l’estime de soi et la construction identitaire[11]Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Les Éditions de Minuit, 1975.. Tout cela favorise l’apparition de troubles anxieux tout en installant l’individu dans une temporalité immédiate et fragile, comme l’explique Fred[12]Un sans-abri de 35 ans dormant dans un squat insalubre du centre-ville. :
« Faut que j’arrive à trouver des thunes, là, maintenant ! Pas demain, ni la semaine prochaine… C’est comme à l’accueil de jour, l’autre coup, ils me disent de revenir dans deux jours, mais c’est tout de suite que j’ai besoin de mon linge. Ils me font stresser sérieux ! »
À cet égard, les troubles addictifs parfois observables représentent des tentatives de réponse au stress et à l’anxiété tout en conduisant, à leur tour, à l’émergence de problématiques mentales[13]Anne Laporte et Pierre Chauvin, La santé mentale…, op. cit.. Enfin, la difficulté de projection dans l’avenir majore les risques dépressifs en réduisant la question du sens de la vie – au double sens de signification et de direction – à l’unique nécessité de la survie biologique, sociale et identitaire. Ce « présentisme » est très explicitement évoqué par Julien[14]Un sans-abri de 38 ans dormant dans les parkings souterrains de la ville., aux côtés de qui nous avons régulièrement fait la manche :
« Comment je me vois dans cinq ans ? Même dans un an ? T’es fou toi, j’en sais rien du tout, j’y pense pas. Je sais déjà pas comment ça va être demain, alors… la rue à la dure, on vit au jour le jour tu sais, pas le choix ! »
Au regard de ces constats, les sans-abri sont potentiellement dans un état de santé mentale dégradé lorsqu’ils se confrontent aux temporalités institutionnelles, c’est-à-dire lorsqu’ils sortent de leur condition de sans-abri pour intégrer un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et tentent de s’inscrire dans un parcours de réinsertion.
Les temporalités institutionnelles de l’accompagnement médico-social
Lorsqu’ils font l’expérience des dispositifs d’hébergement et de soins, les sans-abri sont confrontés à des temporalités institutionnelles exo-déterminées (c’est-à-dire par l’environnement extérieur) qui leur imposent un effort d’adaptation à d’autres rythmes que celui du « jour le jour » de la survie. La réponse la plus palpable et rapide qu’offre le système assistanciel est l’hébergement d’urgence, puis l’hébergement d’insertion en CHRS. Si l’hébergement d’urgence impose un « temporaire qui se répète », l’hébergement d’insertion entraîne, quant à lui, un « provisoire qui dure[15]Édouard Gardella, « Temporalités des services d’aide et des sans-abri dans la relation d’urgence sociale. Une étude du fractionnement social », Sociologie, vol. 7, n° 3, 2016, … Continue reading ». Dans l’exemple des CHRS, cette solution provisoire au besoin d’hébergement (périodes de six mois renouvelables) doit coexister avec un projet de réinsertion sociale qui, lui, s’inscrit dans une temporalité plus dilatée et impose des capacités de projection dans l’avenir. L’accompagnement des personnes hébergées s’articule autour de plusieurs dimensions en fonction de chaque situation et concerne la mise à jour des droits, l’accès aux soins, l’accès au logement ou à une activité professionnelle, ainsi que le développement des compétences psychosociales ou des liens familiaux. En d’autres termes, la personne est accompagnée vers l’acquisition d’« objets sociaux[16]Jean Furtos, « La précarité… », art. cit. », c’est-à-dire vers un niveau de précarité plus tolérable et propice à la qualité de sa santé mentale. Ce processus est, par essence, plus long que la réponse aux besoins immédiats de la survie, il apparaît de surcroît moins concret, voire inaccessible, et source de stress pour la personne accompagnée qui, en réaction, peut se désengager, c’est-à-dire mettre en place une stratégie d’adaptation de type évitement ou fuite[17]Gérald Delelis, Véronique Christophe, Sophie Berjot et al., « Stratégies de régulation émotionnelle et de coping : quels liens ? », Bulletin de psychologie, Tome 64 (5), n° 515, … Continue reading.
Ainsi, en contexte institutionnel, le temps perçu n’est plus celui de l’action au résultat rapidement évaluable, mais se trouve rythmé par les différents rendez-vous ou par les délais de traitement administratif. Ces échéances totalement subies intègrent des temps de latence, le plus souvent investis négativement par les personnes accompagnées. Ces périodes de « vide » exacerbent le niveau de stress perçu et favorisent l’émergence d’un sentiment d’impuissance et d’incompréhension. Dans le quotidien des CHRS, nous retrouvons ces confrontations de temporalités qui sont source de malentendus entre accompagné et accompagnant. Le travailleur social ou le psychologue peut par exemple se percevoir, depuis son référentiel, dans une temporalité accélérée en proposant des rencontres hebdomadaires, alors que ce même rythme est vécu comme long et preuve de désintérêt à son égard par la personne accompagnée. Les temps d’attente entre les entretiens deviennent propices aux ruminations mentales. La stratégie d’ajustement peut donc être un désinvestissement de l’accompagnement qui s’exprime par des comportements de rejet, des rendez-vous non honorés, voire un départ volontaire des centres d’hébergement.
Ces difficultés peuvent également être liées à la mémoire prospective et aux processus cognitifs de planification (fonctions exécutives) dont les conséquences peuvent être lourdes[18]Gaëtan Chevreau, Marie-Carmen Castillo et Claire Vallat-Azouvi, « Une personne SDF sur 10 souffre de troubles cognitifs : que sait-on de ces troubles ? Une revue de littérature sur la … Continue reading. Le respect des temporalités institutionnelles, comme le fait d’effectuer des démarches dans le temps demandé, est perçu comme le critère d’appréciation de l’investissement. Il peut en résulter la fin de prise en charge alors même qu’un processus, non visible directement, de changement et d’adaptation des fonctions cognitives est potentiellement en cours. Par conséquent, il en résulte le risque que l’équipe médico-sociale et la personne accompagnée construisent des représentations réciproques négatives et des comportements de rejet mutuel.
Un autre temps fort est l’accès aux soins, notamment psychiatriques. Le délai de prise en charge proposé par les psychiatres en cabinet libéral ou en Centre médico-psychologique est souvent de plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Cette inertie temporelle peut également être vécue comme un manque d’intérêt au moment même où le besoin de soutien est à son apogée. La résultante est, là encore, le risque de désengagement de la personne vis-à-vis des soins. La prise en charge psychique en devient complexe. Les soignants, très occupés, ne peuvent se permettre de bloquer des créneaux non honorés, et le risque de mise au ban du soin s’accentue. Nous le constatons alors même que la santé des populations précaires présente une concentration de problèmes habituellement plus diluée dans la population générale[19]Emilio La Rosa, Santé, précarité et exclusion, PUF, 1998..
La pratique clinique par le psychologue au sein d’un CHRS se retrouve également affectée. Les demandes de rendez-vous pour aborder des difficultés vécues « ici et maintenant » se font, en effet, dans l’urgence. Un entretien proposé trop à distance de la demande aura un risque élevé de ne pas être honoré, ou bien la demande sera caduque lors de la rencontre. L’adaptation de la fréquence du suivi psychologique peut également permettre de jouer le rôle de variable d’ajustement en s’intensifiant lors des périodes d’attente. Le rôle du soutien psychologique est alors de faciliter, de catalyser les différents accompagnements en s’adaptant et en mettant du sens sur les temporalités et rythmes subis par la personne accompagnée et les équipes accompagnatrices.
L’intrication psychique et temporelle que forge l’expérience du sans-abrisme peut donc conduire à la non-adhésion au parcours de réinsertion et/ou aux soins. À l’évidence, la prise de conscience des temporalités particulières qu’impose le contexte de la survie nous invite à adapter les politiques d’accès à l’hébergement et au logement, ainsi que les pratiques d’accompagnement médico-social en institution. À cet égard, la politique du Logement d’abord[20]Nicolas Chambon (dir.), Pascale Estecahandy, Élodie Gilliot et al., La politique du Logement d’abord en pratique, Presses de Rhizome, 2022. entend justement contourner la succession d’étapes transitoires menant, éventuellement, à l’accès au logement. En outre, cette compréhension des temporalités vécues et de leurs effets sur la santé mentale peut conduire les intervenants médico-sociaux à ajuster leurs pratiques aux rythmes singuliers des personnes accompagnées, entre immédiateté de la réponse et (re)construction du rapport à l’avenir.