Amérique centrale : entre insécurité et mouvements de populations, quels rôles pour les acteurs humanitaires ?

François Audet
François AudetDirecteur de l’Institut d’études internationales de Montréal depuis mars 2018, François Audet est également professeur à l’École des sciences de la gestion (ESG) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et directeur scientifique de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires (OCCAH). Il est titulaire d’un doctorat de l’École nationale d’administration publique (ENAP) de Québec portant sur les processus décisionnels des organisations humanitaires internationales par rapport au renforcement des capacités locales. Avant d’entreprendre une carrière académique, il a cumulé plus de quinze années d’expérience dans le domaine de l’aide humanitaire. Ses intérêts de recherche portent sur les nouvelles pratiques en matière d’aide humanitaire, l’efficacité de l’action humanitaire envers les réfugiés et les politiques canadiennes d’aide au développement.

Ce nouveau numéro d’Alternatives Humanitaires s’intéresse aux multiples problématiques humanitaires qui traversent l’Amérique centrale. Souvent perçu comme une région de transit, l’isthme centraméricain est l’hôte de grandes transformations démographiques qui déstabilisent les équilibres socio-économiques dans un espace déjà vulnérable. Cette édition vise donc à mettre en lumière le quotidien des populations résidentes comme migrantes, confrontées à la dégradation de la sécurité régionale. Les textes que nous vous proposons exposent le rôle des acteurs humanitaires dans une région qui, depuis longtemps, est loin d’être au centre de l’attention de la communauté internationale, malgré un contexte politique très fragile.

« Forte de quelque cinquante millions d’habitants, la zone a connu d’importantes épreuves ces dernières années : accroissement des disparités économiques, vulnérabilité climatique aggravée par des saisons cycloniques de plus en plus destructrices, violences chroniques, et accès très limité aux services sociaux. »

Géographiquement, la région Amérique centrale s’étend de la frontière sud du Mexique jusqu’à la région du Darién au Panama. Il est généralement convenu que sept pays constituent cette zone géopolitique, à savoir le Belize, le Costa Rica, le Guatemala, le Honduras,  le Nicaragua, le Panama et le Salvador. Forte de quelque cinquante millions d’habitants, la zone a connu d’importantes épreuves ces dernières années : accroissement des disparités économiques, vulnérabilité climatique aggravée par des saisons cycloniques de plus en plus destructrices, violences chroniques, et accès très limité aux services sociaux. Qui plus est, les mouvements massifs de populations, qu’ils soient intra ou extrarégionaux, complexifient encore ce contexte humanitaire. Comme partout dans le monde, la pandémie de Covid-19 n’a pas manqué d’exacerber la vulnérabilité de plusieurs groupes, notamment les femmes et les communautés autochtones, en impactant fortement l’économie régionale. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, plus de 25 % de la population de la région présente des besoins humanitaires importants, notamment en matière de protection face aux violences des groupes armés, d’insécurité alimentaire et de santé[1]OCHA, Central America HRP Funding Snapshot – Humanitarian Programme Cycle 2021, August 2021 – December 2022, November 2021, … Continue reading.

L’une des conséquences de ce contexte précaire s’incarne dans le déplacement massif de populations. Le nombre de migrants (en transit, réfugiés et demandeurs d’asile) a en effet considérablement augmenté au cours de la dernière décennie, et tout particulièrement depuis 2018. Les dynamiques de ces déplacements sont variées, ce qui complexifie d’autant l’aide et la protection qui peuvent être apportées. Ainsi, des populations venues d’Afrique empruntent la route de l’Amérique du Sud depuis le Chili et remontent vers les États-Unis et le Canada, s’engouffrant dans les corridors de déplacement de l’Amérique centrale. Mais on observe aussi des déplacements intrarégionaux de populations fuyant les contextes politiquement et socialement instables du Nicaragua ou du Honduras. Depuis le début de l’année 2022, dans la région du « triangle du Nord » (Guatemala, Honduras et Salvador), on a observé une augmentation de 110 % du nombre de déplacés internes. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés estime ainsi que près de 900 000 personnes du Nord de l’Amérique centrale ont dû quitter leurs foyers, soit pour s’établir ailleurs dans la région, soit pour se diriger vers l’Amérique du Nord. Plus spécifiquement encore, plus de 318 000 déplacés internes au Honduras et au Salvador, et plus de 102 000 Nicaraguayens ont demandé une protection internationale au titre de demandeurs d’asiles. Cela s’ajoute aux populations migrantes venues d’ailleurs, parmi lesquelles des ­Vénézuéliens, des Haïtiens ou des Cubains qui traversent la dangereuse frontière du Darién (Panama) pour se rendre aux États-Unis. Des recensements effectués dans les zones de transition du Honduras et du Nicaragua en novembre 2022 confirment que près de quatre-vingts nationalités circulent en Amérique ­centrale : venus de Chine ou d’Afghanistan, originaires du Mali ou du sous-continent indien, ils font des corridors migratoires de ­l’Amérique centrale les plus importants parmi ceux que compte la planète[2]François Audet, Rapport de recherche sur  la population migratoire en Amérique centrale : recueil d’entretiens, Observatoire canadien sur  les crises et l’action humanitaires, Université du … Continue reading.

« L’arrivée et le passage de milliers de déplacés pèsent lourdement sur des services sociaux déjà restreints et peinant à assister les populations locales. »

Entre pression démographique et déplacements historiques, l’augmentation du nombre de personnes en quête de sécurité met les capacités d’accueil de la région à rude épreuve, notamment dans les pays les plus pauvres que sont le ­Guatemala, le Nicaragua ou le ­Honduras. L’arrivée et le passage de milliers de déplacés pèsent lourdement sur des services sociaux déjà restreints et peinant à assister les populations locales. À des degrés variables, les différents pays d’Amérique centrale sont donc aux prises avec de grandes tensions sociales causées par ces dynamiques de déplacement. Cela est d’ailleurs visible dans les espaces urbains et les zones frontalières : si le Panama et le Costa Rica ont mis en place des systèmes de transits nationalisés et plus sûrs pour les migrants, ce sont en revanche des groupes armés et des réseaux criminels qui contrôlent les passages au Nicaragua, au Honduras et au Guatemala. Le trafic d’êtres humains dans la région – qui génère des milliards de dollars – est devenu l’une des principales activités économiques pour les narcotrafiquants et autres groupes criminels. Certaines statistiques méritent d’être évoquées ici pour exposer l’ampleur des besoins et des vulnérabilités : 80 % des femmes migrantes dans la région sont victimes de viols durant leur parcours, et 70 % des migrants sont victimes de violences.

Le Fonds des Nations unies pour l’enfance, l’UNICEF, s’est particulièrement intéressé aux facteurs expliquant les motivations et contraintes des personnes désireuses de quitter cette région d’Amérique centrale[3]Maryanne Buechner et Sarah Ferguson, « 7 raisons pour lesquelles les migrants fuient l’Amérique centrale », billet de blog, Unicef Canada, 16 août 2018, … Continue reading. De la pauvreté extrême à la criminalité endémique (violence, extorsion et recrutement forcé par des gangs), en passant par les problématiques de violences familiales et d’agressions sexuelles contre les femmes et les filles, les raisons ne manquent pas. Elles sont aggravées par le manque de services sociaux et d’opportunités en matière d’éducation et d’apprentissage professionnel. En somme, ces mouvements de populations sont un révélateur des inégalités et de la forte insécurité que connaît la sous-région.

Celle-ci est aussi fortement impactée par les profondes transformations de la politique étrangère américaine qui a joué, et joue encore, un rôle historique en Amérique centrale. Mais depuis les attentats terroristes de 2001 aux États-Unis, les enjeux de sécurité nationale ont dominé les relations avec les pays de la région, la sécurité – et par conséquent le contrôle des frontières – en devenant la pierre angulaire.

Les acteurs humanitaires indépendants se sont également engagés depuis longtemps en Amérique centrale et se sont adaptés aux contextes géopolitiques de la région. Ne serait-ce que dans le contexte des conflits de la guerre froide des années 1970-1980 qui firent déjà des dizaines de milliers de morts et des centaines de milliers de déplacés (Guatemala, ­Honduras et Salvador, et Nicaragua notamment). D’autres événements plus récents et aussi divers que les accords de paix du Guatemala en 1996, l’ouragan Mitch en 1998 au Honduras ou le tremblement de terre au Salvador en 2001 ont permis d’établir des mécanismes majeurs de financement de l’aide pour la région… et de consolider l’influence des États-Unis dans la géopolitique régionale.

Sur le terrain, les défis de l’action humanitaire restent importants. En particulier, l’aide dirigée vers les populations en déplacement est souvent mal évaluée, compte tenu de la complexité des dynamiques. En effet, il est particulièrement difficile de circonscrire les besoins d’une population en mouvement, ou qui ne souhaite tout simplement pas être identifiée. Quant aux besoins des populations locales, insuffisamment pris en compte par des services sociaux déficients, ils ouvrent la voie à des formes grandissantes de précarité, largement exploitées par les réseaux du crime organisé. Pour autant, ce sont bien ces communautés locales qui accueillent les migrants et sont ainsi en première ligne de l’aide : les églises, les centres communautaires, les petites municipalités et les comités paysans des zones frontalières sont particulièrement sollicités, que ce soit pour offrir des services d’hébergement ou l’accès aux services de santé. Dans la ville de Danlí, au Honduras, les églises ont fait office de lieux d’hébergement temporaire plusieurs mois durant, le temps que la Croix-Rouge et la municipalité puissent apporter des solutions plus adaptées. En l’espace de quelques semaines, cette modeste commune est devenue un centre névralgique pour le passage de dizaines de milliers de migrants. Cette situation n’est pas sans créer des frictions entre les migrants et les résidents d’une région pratiquement abandonnée par l’État.

Face à de tels défis, l’objectif de ce nouveau Focus géopolitique d’Alternatives Humanitaires est de souligner que l’arbre de la migration cache une forêt de problématiques humanitaires presque infinies. L’ampleur de la crise migratoire régionale apparaît dans toute sa crudité à la seule vue de la carte élaborée par nos collègues de CartONG qui ouvre ce dossier. Viennent ensuite les regards croisés de multiples auteurs pour « entrer », en quelque sorte, dans cette carte et mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre sur le terrain. Ainsi, Marcos Tamariz porte-t-il un regard transnational sur la mobilité régionale à travers les projets de Médecins Sans Frontières qui aident les migrants du Sud du Panama au Nord du Mexique. Kavita Kapur, pour le Conseil danois pour les réfugiés, complète cette analyse en portant un regard sur la politisation de la crise migratoire dans la région, son texte mettant en relief les distinctions des paramètres migratoires entre l’Amérique centrale et le Mexique. On comprend notamment les conditions bien différentes dans les dimensions juridiques, les politiques d’aide et la reconnaissance des statuts des personnes migrantes dans chacun de ces pays. Une situation qui accentue la vulnérabilité au fil de la route migratoire.

Des dispositifs ont été conçus pour compenser les effets délétères des migrations illégales. Il en va ainsi de « la migration temporaire de main-d’œuvre », une pratique très peu documentée de l’autre côté de l’Atlantique, et à laquelle François de Montigny s’intéresse. On comprend avec lui que les enjeux éthiques et juridiques sont complexes pour les travailleurs saisonniers d’Amérique centrale qui s’exilent plusieurs mois par an au Canada ou aux États-Unis. De son coté, évoquant spécifiquement le « triangle du Nord » ­(Guatemala, Honduras et Salvador), Julio E. Rank Wright nous parle d’un « contexte humanitaire non traditionnel, multidimensionnel et prolongé » tant les trois pays composant cette zone font face à des défis similaires liés à la violence chronique, imputable notamment aux groupes armés, laquelle encore génère son lot de personnes déplacées. Son texte met également en évidence la complexité d’interprétation et d’application du Nexus pour les bailleurs de fonds de la région.

Les spécificités de la crise migratoire au Honduras sont explorées par l’article de Magdalena Arias Cubas et Norma Archila Salgado qui exposent les travaux de recherche du Laboratoire mondial des migrations de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Ces derniers appréhendent les vulnérabilités des populations en situation de déplacement dans ce pays en mettant en évidence la notion de confiance entre les migrants et les acteurs humanitaires. S’ils sont utiles dans d’autres contextes, c’est aussi parce que les résultats de cette recherche font plus que jamais ressortir la centralité des principes de neutralité et d’impartialité. Toujours au Honduras, Marc-André Anzueto ne s’éloigne pas tout à fait de la problématique migratoire en s’intéressant à celle de l’extraction minière et à son influence dans les relations avec le Canada. Le professeur Anzueto expose ici un panorama historique des relations entre les deux pays sous l’angle de l’influence de cette industrie extractive qui va jusqu’à affecter les programmes d’aide humanitaire pour les migrants.

Un autre pays du « triangle du Nord » est exploré dans le texte de Charlotte Volet et Laurence Ouellet-Boivin, lesquelles s’intéressent à la perte d’espace démocratique au Guatemala. Grâce à ces deux autrices, on comprend comment le gouvernement a durci sa législation et sa répression à l’endroit des organisations de la société civile, en premier lieu les organisations de défense des droits humains. À lire leur contribution, on ne peut que s’inquiéter : cette extension du champ de l’hostilité des États à l’encontre des organisations non gouvernementales n’annonce rien de bon, ni pour les populations locales, ni pour celles qui vivent l’épreuve de la migration.

Loin d’être exhaustif, ce dossier nous permet à tout le moins de lever le voile sur une région du monde traversée par des problématiques humanitaires ­complexes et largement situées sous les radars de l’attention des autres continents. C’est toute notre ambition que de donner à voir à nos lecteurs la réalité de ce sous-continent presque oublié qu’est l’Amérique centrale.

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References

References
1 OCHA, Central America HRP Funding Snapshot – Humanitarian Programme Cycle 2021, August 2021 – December 2022, November 2021, https://reliefweb.int/report/el-salvador/central-america-hrp-funding-snapshot-humanitarian-programme-cycle-2021-august
2 François Audet, Rapport de recherche sur  la population migratoire en Amérique centrale : recueil d’entretiens, Observatoire canadien sur  les crises et l’action humanitaires, Université du Québec à Montréal, 2022.
3 Maryanne Buechner et Sarah Ferguson, « 7 raisons pour lesquelles les migrants fuient l’Amérique centrale », billet de blog, Unicef Canada, 16 août 2018, https://www.unicef.ca/fr/blog/7-raisons-pour-lesquelles-les-migrants-fuient-lamerique-centrale

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