L’origine de l’épidémie de choléra à Haïti en 2010

Elba Rahmouni
Elba RahmouniChargée de diffusion au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires (CRASH) de Médecins Sans Frontières-France depuis avril 2018, Elba Rahmouni est diplômée d’un master de recherche en histoire de la philosophie classique et d’un master professionnel en conseil éditorial et gestion des connaissances numériques. Au cours de ses études, elle a travaillé sur des questions de philosophie morale et s’est intéressée notamment à la nécessité pratique et à l’interdiction morale, juridique et politique du mensonge chez Kant.
Emmanuel Baron
Emmanuel BaronMédecin généraliste diplômé de l’université de Nantes, Emmanuel s’est engagé avec Médecins Sans Frontières de nombreuses années sur le terrain dans des contextes de déplacements de populations, de conflits, d’épidémies ou d’endémies, puis comme directeur médical au siège parisien. Formé à l’épidémiologie à Londres, il est aujourd’hui directeur d’Épicentre, le centre d’épidémiologie, de recherche et de formation de MSF.
Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé BradolMédecin, diplômé de médecine tropicale, de médecine d’urgence et d’épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins Sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, en Somalie et en Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins Sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d’administration de MSF USA et de MSF International. En 2009, il codirige avec Claudine Vidal l’ouvrage Innovations médicales en situations humanitaires. Le travail de Médecins Sans Frontières (L’Harmattan). Aujourd’hui directeur de recherches au Crash (Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires), il a publié en 2017 avec Marc Le Pape Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de Médecins Sans Frontières (1982-1997) aux Éditions Manchester Univers

En 2010, quelques mois à peine après le séisme qui avait dévasté Haïti et causé tant de victimes, le pays était frappé par une épidémie de choléra. À l’origine de celle-ci, les Nations unies mettront six années à reconnaître à demi-mot leur responsabilité. Les trois auteurs de cet article reviennent sur la chronologie de cette affaire et en tirent les leçons.


De 2010 à 2019, une épidémie de choléra a sévi en Haïti, causant environ 10 000 décès. La question de l’origine émergea en même temps que se propageaient les premiers cas. Bien que la communauté scientifique ait rencontré peu de difficultés à établir l’origine du fléau, sa reconnaissance ne sera officielle qu’en 2016, après des années de controverses. Quels étaient les débats conduisant de nombreux acteurs, dont Médecins Sans Frontières (MSF), à ne pas vouloir se prononcer ?

Le début de l’épidémie: détection précoce et enquête épidémiologique

En octobre 2010, quand l’épidémie de choléra[1]Le choléra est une maladie diarrhéique épidémique, strictement humaine, due à des bactéries. La pandémie actuelle (la septième) touche toutes les régions du monde. L’Organisation mondiale … Continue reading débute à Haïti, l’incrédulité aurait pu prévaloir puisque cette maladie ne s’était pas manifestée dans cette partie de l’île d’Hispaniola depuis plus d’un siècle. Depuis le tremblement de terre du 12 janvier 2010, la surveillance épidémiologique était sur le qui-vive. Un réseau d’alerte épidémies avait été déployé sur cinquante et un sites par le ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP), par la branche américaine de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la Pan American Health Organization, et par une institution étasunienne, le Center for Disease Control and Prevention (CDC). Cette surveillance s’est, de fait, avérée utile pour détecter l’épidémie de choléra à un stade précoce.

Son démarrage est en effet établi en un temps record. Dès la mi-octobre, des soignants haïtiens et cubains de l’hôpital de Mirebalais (90 000 habitants) signalent aux autorités sanitaires du département du Centre une épidémie de plusieurs dizaines de cas de diarrhées aqueuses sévères, et la mort à l’hôpital d’un homme de 20 ans. À Port-au-Prince, le 18 octobre, une brigade de la mission médicale cubaine communique l’information aux autorités sanitaires nationales. Deux épidémiologistes sont désignés en appui à la mission d’investigation mandatée par l’échelon départemental, déjà arrivée le 19 octobre dans les communes du département du Centre.

Les membres de la mission d’investigation recueillent six échantillons de selles auprès de personnes symptomatiques identifiées lors d’une visite à leur domicile à Meille. Ce hameau de quelques dizaines d’habitants, situé à un peu plus de quatre kilomètres de Mirebalais, leur a été désigné par les résidents et les équipes soignantes comme le lieu d’apparition des premiers cas. Meille est traversé par un cours d’eau qui rejoint la rivière Latem, laquelle se jette dans l’Artibonite, le fleuve le plus important du pays. C’est à Meille qu’a été identifié le premier cas de diarrhée aqueuse sévère, le 12 octobre. L’enquête de terrain diligentée par le département ne retrouve aucun cas suspect antérieur à cette date en aval sur les rives du fleuve Artibonite[2]Louise C. Ivers and David A. Walton, “The ‘first’ case of cholera in Haiti: lessons for global health”, The American Journal of Tropical Medicine and Hygiene, vol. 86, no. 1, 2012, … Continue reading.

Dans le village de Meille se trouve le camp Annapurna, où un contingent d’environ 400 casques bleus est arrivé progressivement début octobre en provenance de Katmandou, au Népal, où le choléra est présent. La mission d’investigation sanitaire se voit refuser l’accès au camp militaire et à son personnel. Le médecin du camp affirme qu’aucun soldat n’a été affecté par la diarrhée, ce qui est improbable quand on connait la fréquence élevée des diarrhées aqueuses de toute nature chez les voyageurs. Les enquêteurs constatent que les eaux usées de la garnison sont en partie rejetées dans le cours d’eau, ce qui sera confirmé par les journalistes Jonathan Katz et Sebastian Walker d’Associated Press et d’Al-Jazeera, lors d’un reportage sur place le 27 octobre[3]Sebastian Walker, “UN Investigates Cholera Spread in Haiti”, Al Jazeera English, October 28, 2010, https://www.youtube.com/watch?v=gk-2HyQHUZ0&ab_channel=AlJazeeraEnglish. Roberson Alphonse, un journaliste du quotidien haïtien Le Nouvelliste, met quant à lui en évidence que l’autre destination des eaux usées du camp militaire, après pompage et transport par camion, est une fosse septique à ciel ouvert, en train de déborder, non loin du cours d’eau qui traverse le hameau[4]Roberson Alphonse, Louis F., Pierre Louis J.S., « Mirebalais. Cholera, Part 1 », Le Nouvelliste, 8 novembre 2010, https://www.youtube.com/watch?v=Ke4m7mtBuks&ab_channel=LeNouvelliste. Les prélèvements de ces eaux usées à la recherche de vibrion cholérique[5]Vibrion est le nom donné aux bactéries en forme de virgule, comme celles qui provoquent le choléra. par les enquêteurs de l’échelon sanitaire départemental s’avèreront négatifs. Cela est troublant, mais peut évoquer une chloration de la fosse septique.

Les échantillons prélevés le 19 octobre par la mission d’investigation sanitaire, et qui ont été envoyés à Port-au-Prince, sont analysés par le Laboratoire national de santé publique (LNSP). Cinq sur six s’avèreront positifs : la présence du vibrion en cause dans la septième pandémie de choléra est bel et bien relevée pour la première fois à Haïti.

La question de l’origine de l’épidémie

Ces résultats suscitent une controverse alors qu’apparaissent des milliers de cas le long des rives du fleuve Artibonite. Une question taraude la société haïtienne : le vibrion cholérique a-t-il été introduit sur l’île par les casques bleus népalais ou a-t-il une origine environnementale ? L’enquête épidémiologique conduit tout droit à la porte du camp Annapurna, à Meille, comme lieu d’origine des premiers cas. En outre, une deuxième série de résultats d’analyses de laboratoire effectuées par le CDC à partir de vibrions fournis par le LNSP sont rendus publics le 13 novembre. Ils montrent qu’une souche unique de vibrion cholérique a été introduite sur l’île en une seule fois. Le 6 décembre 2010, une troisième série de résultats est publiée dans le New England Journal of Medicine[6]Chen-Shan Chin, Jon Sorenson, Jason B. Harris et al., “The origin of the Haitian cholera outbreak strain”, New England Journal of Medicine, vol. 364, no. 1, 2011, pp. 33–42. … Continue reading et ils confirment l’aire géographique d’origine du vibrion responsable de l’épidémie à Haïti : l’Asie du Sud, et non les Amériques ou l’Afrique de l’Est.

« Le vibrion cholérique a-t-il été introduit sur l’île par les casques bleus népalais ou a-t-il une origine environnementale ? »

Ces éléments auraient dû mettre fin à tout débat. En effet, au moment du diagnostic des premiers cas à la mi-octobre 2010, il n’y a pas eu à Meille d’autres afflux de populations venues d’un territoire où une épidémie de choléra sévissait, à l’exception des casques bleus népalais arrivés entre le 8 et le 24 octobre. Pourtant la controverse durera cinq ans. Dans ce laps de temps, l’épidémie aura fait au moins 10 000 morts, sans qu’officiellement nous sachions comment la bactérie est parvenue dans le pays. L’interdiction initialement opposée par les Nations unies – et maintenue par la suite – d’examiner les soldats népalais ou d’accéder à leurs dossiers médicaux nourrira le doute.

La publication, en décembre 2010, de données montrant que les génomes[7]Ensemble du capital génétique d’un être vivant. des vibrions en cause dans l’épidémie haïtienne sont en tout point identiques à ceux collectés au Népal en 2009 et 2010 clôt le débat dans le champ scientifique[8]Chen-Shan Chin, Jon Sorenson, Jason B. Harris et al., “The origin of the Haitian cholera…”, art.cit.. En revanche, dans la sphère politique et sociale, notamment aux Nations unies, il faudra attendre l’année 2016.

Afin de mieux comprendre la controverse, nous pouvons classer de façon schématique les participants au débat en fonction de leurs différentes attitudes envers les soldats népalais : la décharge, la désignation publique et le reproche à huis clos.

La décharge

Ceux qui formulent des éléments à décharge pour les casques bleus népalais sont les agences des Nations unies, Rita Colwell – une chercheuse de l’université du Maryland considérée comme une sommité dans son domaine –, la revue de l’académie étasunienne de médecine, David Sack – un chercheur de l’université Johns-Hopkins –, le quotidien anglais The Guardian, la revue scientifique The Lancet et Alejandro Cravioto, un chercheur mexicain, directeur exécutif du Centre international pour la recherche sur les maladies diarrhéiques (basé à Dhaka au Bangladesh) et chargé d’une enquête sur l’origine du choléra par l’ONU.

Tous défendent la thèse environnementaliste selon laquelle le choléra aurait émergé en raison de la transformation de vibrions présents dans l’environnement haïtien, mais habituellement non susceptibles de provoquer la maladie. Cette transformation serait à mettre en relation avec l’augmentation de la température et de la salinité des eaux saumâtres des estuaires, consécutive au tremblement de terre de janvier 2010.

« Sous l’apparence de rigueur scientifique, les Nations unies se livrent à ce qui s’apparente – d’après l’expert français Renaud Piarroux – à un exercice de production et de propagation de fausses informations. »

Sous l’apparence de rigueur scientifique, les Nations unies se livrent à ce qui s’apparente – d’après l’expert français Renaud Piarroux – à un exercice de production et de propagation de fausses informations[9]Renaud Piarroux, Choléra. Haïti 2010-2018. Histoire d’un désastre, CNRS Éditions, 2019. https://www.cnrseditions.fr/catalogue/biologie-et-sante/cholera-haiti-2010-2018-histoire-d-un-desastre. Plusieurs éléments sont nécessaires pour décrire une épidémie : une définition de cas, des lieux et des périodes concernés. Or, pour toutes ces dimensions, les Nations unies ont fourni des explications en contradiction avec l’enquête épidémiologique du ministère mettant en cause les casques bleus. Ainsi, la définition biologique des cas a été remise en question par les Nations unies grâce aux arguments empruntés aux scientifiques partisans d’une origine environnementale du choléra. Les Nations unies reprennent la thèse de Rita Colwell, selon laquelle des vibrions qui ne produisent pas de toxine et qui n’ont jamais été identifiés dans d’autres contextes comme responsables de cas sévères et d’épidémies meurtrières pourraient être à l’origine de cette épidémie. La localisation des faits est aussi présentée de manière tronquée : exclure les premiers cas cliniques enregistrés à Meille de l’analyse des données – comme le fait l’ONU (faute de confirmation biologique possible à ce stade initial) – permet de situer l’apparition de l’épidémie en aval dans le département de l’Artebonite. Cela revient à exonérer les soldats népalais puisque les localités en aval de Meille apparaissent alors touchées avant et non après ce hameau. Enfin, en datant arbitrairement le début de l’épidémie au mois de septembre et non au mois d’octobre, les Nations unies suggèrent que l’épidémie aurait démarré avant l’arrivée des casques bleus népalais à Haïti.

La désignation publique

Ceux qui désignent, dans l’espace public, le contingent de casques bleus népalais comme responsable de l’importation du choléra sont très nombreux. On compte d’abord le maire de Mirebalais, des administrés de cette ville comme du village de Meille et, plus globalement, une partie conséquente de la population haïtienne[10]Des habitants manifesteront d’ailleurs dans les rues, comme à Cap-Haïtien à la mi-novembre 2010, « Choléra : des heurts éclatent en Haïti entre casques bleus et manifestants », Le … Continue reading. On dénombre également des soignants haïtiens et cubains basés à Mirebalais et à Lascahobas (une autre ville du département du Centre) – et Fidel Castro lui-même, qui reprendra à son compte les constatations de la brigade médicale cubaine présente sur place. Les journalistes déjà cités – Roberson Alphonse, Jonathan Katz et Sebastian Walker – s’inscrivent dans ce mouvement de dénonciation publique, tout comme une équipe de scientifiques de l’université d’Harvard, l’ambassadeur de Suède[11]Isolé parmi les ambassadeurs, il se retrouvera en tension avec l’agence suédoise de coopération internationale., Thierry Durand, directeur des opérations de MSF – France, et deux anciens présidents de l’association – Rony Brauman et Jean-Hervé Bradol, alors directeurs d’études au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires (Crash), minoritaires au sein de leur institution, comme nous le verrons plus loin. Enfin, l’expert français Renaud Piarroux, missionné par le ministère des Affaires étrangères et l’ambassade de France, qui sera présent sur place dès le 7 novembre 2010. Il soutiendra les conclusions de l’enquête du ministère de la Santé haïtien (MSPP) en expliquant que l’épidémie n’est pas la conséquence de changements dans l’environnement, mais qu’elle est due à un germe importé par les casques bleus népalais. D’après lui, les Nations unies devraient reconnaître leur responsabilité et mobiliser les ressources pour répondre à l’épidémie, l’émergence de nouveaux cas pouvant être stoppée en appliquant des mesures préventives simples, renforcées par la vaccination. Une reconnaissance d’autant plus nécessaire qu’une partie de la population, excédée, cherche des boucs émissaires tels que les prêtres vaudous : quelque quarante-cinq d’entre eux mourront, lynchés après avoir été accusés de sorcellerie et d’empoisonnement[12]« Haïti – Social : Lynchages, au moins 45 morts, choléra ou guerre de religion ? », Haïti  Libre, 23 décembre 2010, … Continue reading.

Le reproche à huis clos

Ceux qui formulent des opinions à huis clos au sujet des casques bleus népalais sont les exécutants de l’enquête épidémiologique du ministère de la Santé haïtien (MSPP) à l’échelon local et départemental, les directeurs concernés du MSPP à Port-au-Prince, le ministre de la Santé et le Président lui-même. Certains de ses membres transmettent discrètement à Renaud Piarroux des documents confidentiels du ministère, qui incriminent les casques bleus népalais, tout en s’abstenant de toute dénonciation publique. Les autorités sanitaires et politiques craignent d’affaiblir la position des casques bleus en les désignant comme étant à l’origine d’une épidémie meurtrière, alors qu’ils sont une composante essentielle des forces de l’ordre dans ce pays où l’État est si faible. Le contexte est d’autant plus sensible que le premier tour des élections générales est prévu pour le 28 novembre 2010 et que de nombreux candidats réclament leur report.

MSF appartient à cette catégorie d’acteurs qui jugent la discussion au sujet de l’origine de l’épidémie inutile pour organiser la réponse, voire l’estiment dangereuse au vu du contexte social et politique.

Le débat au sein de Médecins Sans Frontières

Le tremblement de terre de janvier 2010 a provoqué un très grand nombre de morts et de blessés. Cette catastrophe dite naturelle a été suivie d’une configuration humanitaire aussi rare que spectaculaire : couverture médiatique très importante, intervention militaire étasunienne, afflux par centaines, voire par milliers, d’organismes d’aide. Ce séisme s’inscrit dans un moment de tension entre l’ONU – qui travaillait alors à une normalisation et une spécialisation des réponses aux situations d’urgence sous l’égide de ses agences – et MSF qui s’inquiétait d’une approche complexe et lente, par ailleurs en contradiction avec le principe d’indépendance des organismes humanitaires vis-à-vis des États.

Avec l’objectif de contribuer à une réaction en urgence, plus rapide et plus massive contre l’épidémie de choléra en Haïti, Rony Brauman publie une tribune dans Le Monde du 23 novembre 2010[13]Rony Brauman, « Faiblesses du dispositif anti-choléra à Haïti. Il faut soigner par la réhydratation intensive », Le Monde, 23 novembre 2010, … Continue reading. D’après lui, les sujets de commentaires sont la faible mobilisation des organismes d’aide en réponse à l’épidémie, les violences lors de manifestations contre les soldats des Nations unies en charge de la « stabilisation » que la vox populi soupçonnait d’avoir importé la maladie, la nécessité de traiter les cas selon les protocoles simples et efficaces de réhydratation, la mise en œuvre des mesures de prévention vis-à-vis des sources d’eau et des aliments pouvant être contaminés. Au sujet de l’origine de l’épidémie, l’auteur de la tribune dans Le Monde reprend à son compte la thèse environnementaliste.

Peu après, Rony Brauman reçoit la copie d’un télégramme diplomatique français dans lequel se trouvent exposées les conclusions de Renaud Piarroux ; le télégramme se termine par l’injonction de ne pas divulguer l’information. En parallèle, l’expert français découvre à la lecture du quotidien Le Monde l’opinion de l’ancien président de MSF en faveur de la thèse environnementaliste. Connaissant ce dernier, il lui écrit et, une fois rentré à Paris, se rend au siège de MSF où il rencontre Marie-Pierre Allié, la présidente de l’association, Thierry Durand, le directeur des opérations, Rony Brauman et Jean-Hervé Bradol. Pour Renaud Piarroux, qui leur donne une copie de son rapport, cela ne fait aucun doute : les dirigeants de MSF ont été bernés par la campagne de désinformation des Nations unies.

« Au sein de MSF, les partisans d’une communication publique incluant la question de l’origine de l’épidémie restent isolés. »

À partir de cet échange, Rony Brauman et Jean-Hervé Bradol sont désormais convaincus que les casques bleus sont à l’origine de l’épidémie. Mais au sein de MSF, les partisans d’une communication publique incluant la question de l’origine de l’épidémie restent isolés. La présidente de la section française et Unni Karunakara, le président de MSF international, déclarent que rechercher l’origine d’une épidémie fait bien partie des données nécessaires aux analyses pour planifier une réponse, mais que dans ce cas, ils ne connaissent pas avec certitude l’origine de l’épidémie. L’hypothèse que le contingent népalais des Nations unies pourrait être à l’origine de l’épidémie induit un certain désarroi chez MSF, comme l’atteste la façon dont la rédaction du journal satirique interne, Dazibao, rend compte de la discussion au sein de l’association :

« Alors que la population meurt du choléra dans l’indifférence des ONG paralysées par la bureaucratie du système de l’aide… les intellos du Crash ne trouvent rien de mieux à faire que de lancer MSF dans un débat futile sur l’origine de l’épidémie… déclenchant une violence aussi débridée que gratuite entre les membres de l’association… tout en contribuant à nourrir l’animosité de la plèbe à l’encontre de braves casques bleus n’ayant que d’inoffensifs rouleaux de papier hygiénique pour se défendre.[14]Dazibao : revue interne de MSF pour le débat associatif, automne 2010.»

Cette opinion est partagée par de nombreux cadres de MSF qui considèrent que l’entreprise visant à connaître l’origine de l’épidémie est futile, qu’elle est un gaspillage de temps en raison d’une absence de conséquences sur le traitement des patients comme sur la dynamique épidémique.

Le 13 décembre 2010, les directeurs généraux des sections MSF se réunissent et s’entendent au sujet de la communication publique sur l’origine des cas de choléra à Haïti. Contre l’avis du directeur général de la session française, les quatre autres centres opérationnels[15]MSF compte cinq centres opérationnels : Paris, Bruxelles, Genève, Amsterdam et Barcelone. choisissent de ne pas évoquer l’origine de l’épidémie. Le travail de Renaud Piarroux est jugé trop faible par l’association pour être repris dans sa communication. Les dirigeants de MSF préfèrent insister sur l’échec de la réponse du système de l’aide et lancer un appel pour l’accès libre aux rapports et aux enquêtes épidémiologiques, en souhaitant que ces dernières se développent.

La fin de l’épidémie

Après le double séquençage des génomes des vibrions haïtien et népalais et leur comparaison en 2014, la négation par les Nations unies de la responsabilité de leur contingent népalais dans l’importation du choléra n’est plus crédible d’un point de vue scientifique. S’il n’existe pas d’enquête permettant de connaître les opinions de la population haïtienne, les données qualitatives disponibles laissent à penser que peu d’acteurs et d’observateurs doutent de la responsabilité des casques bleus népalais dès la fin 2010.

Pour justifier leur attitude, les Nations unies invoquent un risque sécuritaire et politique majeur : émeutes, violences mortelles contre les casques bleus, annulation des élections, échec de la mission onusienne de stabilisation… La surestimation des menaces d’atteinte à l’ordre public a pu reposer sur une certaine défiance à l’égard de la population haïtienne présumée immature et dangereuse.

Finalement, en 2016, le Secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, reconnaît la responsabilité de son organisation[16]Martine Valo, « L’ONU admet sa responsabilité dans l’épidémie de choléra en Haïti », Le Monde, 19 août 2016, … Continue reading. Entretemps, les poursuites intentées par certains malades et familles de personnes décédées se sont éteintes en raison du statut d’immunité juridique des Nations unies. La controverse sur l’origine de l’épidémie a finalement contribué à une mobilisation qui aura conduit à l’élimination de la maladie en 2019, après des années d’intenses efforts.

L’origine d’une épidémie, une question cruciale

Les autorités politiques et sanitaires endossent la responsabilité de la réponse aux épidémies. Cette tâche complexe nécessite qu’elles soient créditées d’une forme de légitimité politique autant que scientifique. Pour ce faire, leur communication doit reposer sur une certaine connaissance de la situation épidémiologique, à laquelle la question de l’origine de l’épidémie n’échappe pas. Comment les autorités pourraient-elles en effet apporter une réponse appropriée ou prévenir un phénomène morbide, voire mortel, dont elles ne connaissent pas l’origine ? Quand bien même il n’est pas toujours aisé de déterminer l’origine de ces fléaux, si les autorités laissent cette interrogation en suspens, elles prennent le risque d’affaiblir leur crédibilité au sein des sociétés concernées.

« Comment les autorités pourraient-elles en effet apporter une réponse appropriée ou prévenir un phénomène morbide, voire mortel, dont elles ne connaissent pas l’origine ? »

Par ailleurs, dans le cas où la communication au sujet de l’origine d’une épidémie ne réussit pas à s’imposer, l’espace politique s’ouvre à des alternatives aux discours des autorités officielles. Le pouvoir politique peut s’en trouver déstabilisé. Les affirmations qui circulent, alors même que leur véracité n’est pas encore établie, peuvent se transformer en accusation et entraîner des conséquences allant du mépris à la violence sociale.

Transmission iatrogène par les institutions de soins[17]Le VIH et l’hépatite C sont des exemples de maladies où la transmission de l’infection lors des soins a joué un rôle important dans les dynamiques épidémiques., accident de laboratoire[18]Il existerait à ce jour un exemple historique de grande épidémie provenant d’un accident de laboratoire : en 1977, une épidémie de grippe A (H1N1), provenant probablement d’un … Continue reading, programmes de recherches biologiques à des fins militaires[19]Tels ceux menés par l’Unité 731 de l’armée japonaise (1936-1945) qui a inoculé la peste et le choléra à des villages chinois, entraînant le décès de 400 000 personnes., portage et transmission passive de germes par les représentants des autorités elles-mêmes comme dans le cas haïtien, il a existé plusieurs situations dans lesquelles les gouvernants ou les acteurs des soins et de la santé publique ont eu une responsabilité dans l’émergence des épidémies. La connaissance de ces exemples permet de rappeler l’utilité, pour les acteurs de santé, de considérer la question de l’origine des épidémies et de penser leurs pratiques comme pouvant apporter des solutions, mais aussi poser des problèmes.

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References

References
1 Le choléra est une maladie diarrhéique épidémique, strictement humaine, due à des bactéries. La pandémie actuelle (la septième) touche toutes les régions du monde. L’Organisation mondiale de la santé estime à près de 3 millions le nombre de cas, et à plus de 95 000 le nombre de décès dus à cette maladie chaque année dans le monde. Le taux global de létalité a été de 1,8 % en 2016, et il a dépassé les 6 % parmi les groupes vulnérables résidant dans des zones à haut risque.
2 Louise C. Ivers and David A. Walton, “The ‘first’ case of cholera in Haiti: lessons for global health”, The American Journal of Tropical Medicine and Hygiene, vol. 86, no. 1, 2012, pp. 36–38.
3 Sebastian Walker, “UN Investigates Cholera Spread in Haiti”, Al Jazeera English, October 28, 2010, https://www.youtube.com/watch?v=gk-2HyQHUZ0&ab_channel=AlJazeeraEnglish
4 Roberson Alphonse, Louis F., Pierre Louis J.S., « Mirebalais. Cholera, Part 1 », Le Nouvelliste, 8 novembre 2010, https://www.youtube.com/watch?v=Ke4m7mtBuks&ab_channel=LeNouvelliste
5 Vibrion est le nom donné aux bactéries en forme de virgule, comme celles qui provoquent le choléra.
6 Chen-Shan Chin, Jon Sorenson, Jason B. Harris et al., “The origin of the Haitian cholera outbreak strain”, New England Journal of Medicine, vol. 364, no. 1, 2011, pp. 33–42. Résultats de décembre 2010 mis à jour en janvier 2011.
7 Ensemble du capital génétique d’un être vivant.
8 Chen-Shan Chin, Jon Sorenson, Jason B. Harris et al., “The origin of the Haitian cholera…”, art.cit.
9 Renaud Piarroux, Choléra. Haïti 2010-2018. Histoire d’un désastre, CNRS Éditions, 2019. https://www.cnrseditions.fr/catalogue/biologie-et-sante/cholera-haiti-2010-2018-histoire-d-un-desastre
10 Des habitants manifesteront d’ailleurs dans les rues, comme à Cap-Haïtien à la mi-novembre 2010, « Choléra : des heurts éclatent en Haïti entre casques bleus et manifestants », Le Nouvelliste, 15 novembre 2010.
11 Isolé parmi les ambassadeurs, il se retrouvera en tension avec l’agence suédoise de coopération internationale.
12 « Haïti – Social : Lynchages, au moins 45 morts, choléra ou guerre de religion ? », Haïti  Libre, 23 décembre 2010, https://www.haitilibre.com/article-1975-haiti-social-lynchages-au-moins-45-morts-cholera-ou-guerre-de-religion.html
13 Rony Brauman, « Faiblesses du dispositif anti-choléra à Haïti. Il faut soigner par la réhydratation intensive », Le Monde, 23 novembre 2010, https://www.lemonde.fr/idees/article/2010/11/23/faiblesses-du-dispositif-anti-cholera-a-haiti_1443887_3232.html
14 Dazibao : revue interne de MSF pour le débat associatif, automne 2010.
15 MSF compte cinq centres opérationnels : Paris, Bruxelles, Genève, Amsterdam et Barcelone.
16 Martine Valo, « L’ONU admet sa responsabilité dans l’épidémie de choléra en Haïti », Le Monde, 19 août 2016, https://www.lemonde.fr/planete/article/2016/08/19/l-onu-admet-sa-responsabilite-dans-l-epidemie-de-cholera-en-haiti_4985249_3244.html#:~:text=Du%20bout%20des%20l%C3%A8vres%2C%20les,rendu%20malades%20800%20000%20personnes
17 Le VIH et l’hépatite C sont des exemples de maladies où la transmission de l’infection lors des soins a joué un rôle important dans les dynamiques épidémiques.
18 Il existerait à ce jour un exemple historique de grande épidémie provenant d’un accident de laboratoire : en 1977, une épidémie de grippe A (H1N1), provenant probablement d’un laboratoire chinois, s’étend à l’URSS voisine et au reste du monde.
19 Tels ceux menés par l’Unité 731 de l’armée japonaise (1936-1945) qui a inoculé la peste et le choléra à des villages chinois, entraînant le décès de 400 000 personnes.

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