En 2025, alors que l’architecture de l’aide internationale est fragilisée par un tremblement inédit, les 60 ans des principes humanitaires fondamentaux, tels qu’adoptés par le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en 1965, représentent une opportunité de tirer des enseignements des normes qui en constituent les fondations les plus solides. Dans cet article, Virginie Troit aborde les enjeux des principes humanitaires de volontariat, d’unité et d’universalité, points aveugles du secteur et pourtant éclairants pour la compréhension et la transformation d’une action humanitaire contemporaine largement sous tension.
L’émergence de l’humanitaire moderne combine l’action spontanée issue d’un élan de solidarité au coeur des conflits et catastrophes avec la création de nouvelles normes. Cette seconde exigence a pour but non seulement de guider cette action dans une forme d’autorégulation, mais aussi de la pérenniser dans les corpus juridiques des États à travers un droit international en émergence à la fin du XIXe siècle[1]Hans Haug, Humanité pour tous : le Mouvement
international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Éditions Paul Haupt, 1993.. Entrepreneur institutionnel au profil atypique dans l’espace mondial dès 1863, le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge est à l’origine d’une multitude de normes qui présentent trois spécificités. D’abord, elles bénéficient d’un cycle de vie particulièrement long, ensuite, elles ont circulé dans la grande majorité des pays du globe et, enfin, elles ont été – et sont encore – directement mises à l’épreuve de leur application concrète sur le terrain, une application faisant régulièrement l’objet de revues critiques. Elles ne restent donc pas des discours de surplomb : elles présentent un ancrage empirique exceptionnel pour une lecture sociohistorique du secteur humanitaire.
En 1965, les délégués de la XXe Conférence internationale de la Croix-Rouge entérinent par le biais d’une proclamation l’adoption d’un ensemble de principes pour orienter l’action du Mouvement : les Principes fondamentaux du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Nés sous la plume de Jean Pictet, alors doctorant en droit, en 1955[2]Jean Pictet a consacré sa thèse de doctorat aux principes de la Croix-Rouge. Il formula non seulement un instrument de réflexion, mais aussi un instrument de travail valable pour l’ensemble du … Continue reading, ces sept principes – humanité, impartialité, neutralité, indépendance, volontariat, unité et universalité –fournissent toujours, 60 ans après, un cadre à la fois éthique et opérationnel au Mouvement[3]Comité international de la Croix-Rouge, Les Principes fondamentaux du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, 4 mai 2021, Bibliothèque / Guide de recherche, … Continue reading. Loin d’avoir été formulés en un jour, ils représentent « la cristallisation de plus d’un siècle d’expérience opérationnelle et d’activités normatives au sein du Mouvement »[4]CICR et FICR, Les Principes fondamentaux en action : un cadre éthique, opérationnel et institutionnel unique, xxxiie Conférence internationale de la Croix- Rouge et du Croissant-Rouge, Genève, … Continue reading. Car avant d’être sept, ils ont été bien plus nombreux, créant des confusions et parfois des contradictions[5]Donald D. Tansley, Rapport final : un ordre du jour pour la Croix-Rouge. Réévaluation du rôle de la Croix- Rouge, 1975, p. 34-35..

Parmi les sept principes fondamentaux édictés, les quatre premiers, désignés comme « principes humanitaires » – l’humanité, la neutralité, l’impartialité et l’indépendance – ont véritablement bénéficié d’une mise en lumière particulière et ouvert un débat permanent qui a largement influencé la communauté humanitaire internationale[7]Ibid.. Des centaines d’organisations aux profils différents les ont adoptés en quelques décennies (avec un consensus marqué pour celui d’impartialité[8]Joël Glasman, « L’invention de l’impartialité : histoire d’un principe humanitaire, entre raisons juridique, stratégique et algorithmique », Alternatives Humanitaires, n° 15, novembre … Continue reading), qu’il s’agisse des organisations non gouvernementales (ONG) humanitaires et de développement ou du système des Nations unies qui les a intégrés dans sa réforme de 1991[9]« La résolution 46/182 de l’Assemblée générale des Nations unies (19 décembre 1991) adopte les principes d’humanité, de neutralité et d’impartialité, alors que le principe … Continue reading. En revanche, on évoque beaucoup moins les principes de volontariat, d’unité et d’universalité[10]Robert Mardini, « Retour aux fondamentaux : les principes humanitaires dans les conflits armés contemporains », blog Droit & politiques humanitaires, 13 octobre 2022, … Continue reading. Sans doute est-ce dû au fait qu’ils sont restés un marqueur du Mouvement international. Qualifiés de principes « organiques »[11]Hans Haug, Humanité pour tous : le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge…, op. cit., ils ont été adoptés pour orienter l’organisation et le fonctionnement[12]CICR et FICR, Les Principes fondamentaux en action : un cadre éthique, opérationnel et institutionnel unique…, op. cit. de celui-ci : leur portée est donc considérée comme « moindre » par Jean Pictet[13]Vincent Bernard, « L’ethos humanitaire en action », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 97, Sélection française 2015 / 1 et 2, citation de Jean Pictet, p. 6, … Continue reading.
Cependant, pour les composantes du Mouvement, ils sont aussi contraignants que les quatre autres et indissociables de l’idée et du pragmatisme humanitaire dans sa perspective dunantiste[14]Comité international de la Croix-Rouge, Nos principes fondamentaux, https://www.icrc.org/fr/document/les-principes-fondamentaux-du-mouvement-de-la-croix-rouge-et-du-croissant-rouge. En effet, ils posent les fondations qui permettent au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), à la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) et aux Sociétés nationales de s’organiser pour assurer, quels que soient le pays et le contexte, des opérations et services humanitaires délivrés de manière impartiale, neutre et indépendante. De plus, ils prévoient les modalités d’ancrage territorial des Sociétés nationales et de coopération entre les composantes du Mouvement. Aucun des sept principes « ne devrait être considéré isolément des autres : ils sont interdépendants et se renforcent mutuellement »[15]CICR et FICR, Les Principes fondamentaux en action : un cadre éthique, opérationnel et institutionnel unique…, op. cit., p. 5.. Or, peu d’analyses expliquent les effets d’un usage plus fragmenté par les organisations multilatérales ou non gouvernementales de certains de ces principes. Par ailleurs, des questions de sécurité et de sûreté des volontaires ainsi que de l’accès aux personnes accompagnées exigent qu’ils soient promus, compris et mis en pratique[16]Ibid., p. 10-11..
Peu d’analyses expliquent les effets d’un usage plus fragmenté par les organisations multilatérales ou non gouvernementales de certains de ces principes.
En lien avec le principe d’humanité (qualifié de primordial), en quoi ces principes oubliés et leur application proposent-ils une lecture aussi pertinente que les quatre autres sur les enjeux de l’action humanitaire contemporaine ? Comment les revisiter empiriquement pour proposer des pistes de transformation ? En quoi dépassent-ils la seule action du Mouvement international, comme leur formulation prête à le croire ? Et présentent-ils des opportunités d’éclairage pour les autres acteurs du secteur ? Ce sont ces questions qui guideront la présente contribution[17]À contre-courant des analyses basées sur les principes les plus adoptés par les organisations internationales, cet article propose de revenir au fondement de la pensée de Henry Dunant et de la … Continue reading.
Le volontariat : un moteur des idées humanitaires en danger
Le volontariat est l’un des premiers principes formulés au coeur de l’action du CICR, puis des Sociétés nationales[18]Volontariat. Le Mouvement est un mouvement de secours volontaire et désintéressé, https://www.icrc.org/fr/nos-principes-fondamentaux. « En 1859 déjà, sur le champ de bataille de Solferino, les concepts de volontariat et de non-discrimination – ce dernier étant une composante essentielle du principe d’impartialité – étaient au coeur même de l’impulsion qui poussait Henry Dunant à porter secours aux soldats blessés, impulsion sous-tendue par le besoin de répondre à la souffrance par la compassion, qui est le fondement du principe d’humanité »[19]Daniel Palmieri, Les principes fondamentaux de la Croix-Rouge : une histoire politique, Comité international de la Croix-Rouge, 6 juillet 2015, … Continue reading.
Ce principe, qui comporte deux notions principales – celle de libre-choix et celle de gratuité (et donc de désintéressement) – caractérise ainsi une démarche active et individuelle[20]Hans Haug, Humanité pour tous…, op. cit. (donneurs de sang, étudiants bénévoles, secouristes, aidants du domaine sanitaire et social, etc.). Les principes étant contraignants pour toutes les composantes du Mouvement, il est alors indispensable de former tout nouveau volontaire. D’un point de vue quantitatif, la FICR comptait, en 2021, 16,5 millions de volontaires[21]Fédération internationale des Sociétés de la Croix- Rouge et du Croissant-Rouge, Annual Report 2022, 13 juillet 2023, https://www.ifrc.org/document/annual-report-2022 À noter l’ambiguïté … Continue reading répartis dans 191 pays et 197 000 sections locales. Pendant 160 ans, et jusqu’à aujourd’hui, cela a donc contribué à une compréhension transnationale à une échelle inédite des normes humanitaires conçues par et pour le monde Croix-Rouge, mais aussi pour toutes les organisations y ayant recours.
Le volontariat peut donc être considéré comme un vecteur primordial de l’institutionnalisation des six autres principes. À ce titre, il se révèle extrêmement précieux pour l’ensemble du secteur humanitaire, pour les actions de protection – incluant une bonne compréhension du droit international humanitaire (DIH) – et le déploiement de l’assistance humanitaire.
Au-delà des formations ciblées liées à la formation sur le DIH, l’internalisation des principes passe par un territoire national à travers la manière dont chaque Société de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge dans le monde les a traduits en langue(s) nationale(s) et a formé ses bénévoles sur leur application immédiate dans leur mission quotidienne. L’institutionnalisation des principes se produit également au gré des décennies au travers de résolutions et d’orientations stratégiques ou de cadres et standards plus opérationnels. Une réflexion conjointe du CICR et de la FICR recommande par exemple, lors du processus d’évaluation et de certification des sociétés nationales, que les sept principes soient « pleinement intégrés […], notamment en ce qui concerne la formation et le coaching »[22]CICR et FICR, Les Principes fondamentaux en action : un cadre éthique, opérationnel et institutionnel unique…, op. cit., p. 17.. Le parcours du bénévole, ses formations, la socialisation qu’il implique dans son unité locale, les questions qu’il soulève dans sa mise en pratique directe y contribuent. Ainsi, alors que les modalités du volontariat se transforment dans les sociétés, il faut se poser la question de l’importance et de la valeur des réseaux bénévoles dans la « traduction » contextuelle, la diffusion et l’universalisation des principes.
D’autant que l’animation de réseaux bénévoles est exposée à deux menaces. La première concerne le juste équilibre à trouver entre professionnalisme, bureaucratisation et engagement bénévole. Les organisations de tout pays y font face. Il y a 40 ans, Pictet lui-même considérait déjà les logiques de « fonctionnarisme » liées à la bonne gestion et « l’amateurisme », associé à l’organisation bénévole, comme des menaces antagonistes pour tout le secteur si l’une ou l’autre venait à être poussée à l’extrême :
« La tendance à la “surorganisation” menace, de nos jours, la plupart des institutions. Il ne faut pas que l’“activisme” et le “perfectionnisme” étouffent le vrai message. […] Sitôt qu’elle perdrait le contact direct avec l’humain et avec la souffrance, sitôt qu’elle oublierait son caractère volontaire, l’institution serait comme la fleur coupée, qui, privée de sa sève, bientôt sèche et meurt. La machine ainsi créée, mécanisme bien huilé, devenu une fin en soi, tournerait à vide, grand corps aux yeux d’aveugle. […] L’autre danger est l’amateurisme. C’est aussi une lèpre qui ronge les organisations volontaires. […]. En effet, la majorité des Sociétés nationales suivent encore la conception traditionnelle et historique de la “charité”, c’est-à-dire du secours individuel, sporadique, sur une faible échelle.[23]Jean Pictet, Les principes fondamentaux de la Croix-Rouge proclamés par la xxe Conférence internationale de la Croix-Rouge, réunie à Vienne en 1965 : commentaire, Institut Henry-Dunant, 1979, … Continue reading»
Ainsi le juriste alerte sur la nécessité d’une grande créativité institutionnelle pour trouver le juste milieu entre l’indiscipline de la dimension philanthropique et un professionnalisme « envahissant et sclérosant » dans ses excès. Organisons-nous aujourd’hui l’espace et les dynamiques pour favoriser cette créativité ? De fait, ce professionnalisme décrit comme paralysant se retrouve dans la gestion des projets humanitaires internationaux, souvent imposée sous forme d’« inflation administrative » aux ONG[24]Ludovic Donnadieu, « Associations et bailleurs de fonds publics internationaux : concilier les objectifs de redevabilité et d’efficience des projets de solidarité », Alternatives Humanitaires, … Continue reading par les bailleurs de fonds. Au nom de la redevabilité, les audits et procédures non uniformisés entre les différents bailleurs accaparent beaucoup de temps et d’argent alors que les ressources permettent déjà difficilement de répondre aux besoins[25]Ces données sont disponibles sur le site Fednet.ifrc.org sur demande., et que les acteurs humanitaires ont besoin de marge de manoeuvre.
La seconde menace se joue justement dans les modalités de coopération entre Sociétés partenaires et, plus largement, dans la relation entre les organisations locales et le système d’aide international. Comme l’ont montré les conclusions du Sommet humanitaire mondial en 2016, l’économie de l’aide a contribué à positionner de nombreuses organisations locales dans un rôle de prestataire de service humanitaire, antinomique avec des responsabilités de leadership humanitaire et une autonomie à l’échelle nationale. Sur la question de l’autonomie des organisations humanitaires du Sud, des bénévoles élus et salariés de Croix-Rouge africaines sur les territoires ont mis en avant la difficulté pour les dirigeants et encadrants à concilier les objectifs de l’aide-projet internationale, qui requiert le recrutement parfois massif de personnel local et le bon fonctionnement d’un réseau de bénévoles non rémunérés, même si leur compatibilité peut être organisée[26]Virginie Troit, Normes humanitaires et organisations du Sud : les enjeux de l’autorégulation. Expériences de la norme ECCO de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du … Continue reading. Autour des différences de traitement, de niveau de grilles salariales selon les partenaires financeurs, de temps d’engagement, de langues de travail ou de types de contrat, ou encore de formations, la collision de ces deux logiques peut brouiller les dynamiques de développement locales si elles ne sont pas prises de front et ajustées avec les coopérations internationales. De plus, les logiques qui permettent de développer les associations sur la base de l’action désintéressée ne sont pas forcément les mêmes que celles menées avec des partenaires étrangers, reliés aux logiques des politiques étrangères[27]La compatibilité s’exprime par ailleurs au niveau national par l’auxiliariat. Jean Pictet (Les principes fondamentaux de la Croix-Rouge…, op. cit.) relève à ce titre la différence entre … Continue reading.
Il semble donc pertinent pour le secteur de s’interroger sur l’effet des pratiques du bénévolat sur les principes et pratiques de l’action humanitaire dans son ensemble, sur le risque de le voir disparaître si la privatisation à but lucratif des activités humanitaires devait croître, et sur les conditions pour le préserver, voire le développer. Les conflits de haute intensité en Ukraine et au Proche-Orient, la réponse aux pandémies, les catastrophes comme le tremblement de terre en Turquie et Syrie en 2023 ou, plus récemment, les interventions humanitaires à Mayotte, mobilisent des bénévoles de structures formelles et informelles. De tels contextes questionnent chaque jour les risques et dilemmes que peuvent vivre ces bénévoles, et la manière dont ces engagements dans des contextes sensibles et dangereux peuvent renforcer ou compromettre le respect des autres principes pour secourir et protéger.
Le principe d’unité à l’épreuve des territoires
Ce principe[28]Unité. Il ne peut y avoir qu’une seule Société de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge dans un même pays. Elle doit être ouverte à tous et étendre son action humanitaire à la totalité du … Continue reading comporte pour le Mouvement trois dimensions qui peuvent provoquer des confusions[29]Selon l’auteur, le terme d’unité est imparfait, car ce principe doit guider trois réalités qui sont spécifiques au Mouvement international et restent sources de débat pour les ONG … Continue reading. Selon Hans Haug, le terme d’unité est d’ailleurs imparfait. Ces trois réalités recouvrent l’enregistrement officiel d’une organisation unique pour tout le territoire, le recrutement sans discrimination de ses adhérents et salariés, et la couverture de tout le territoire national par les services humanitaires[30]Ibid., p. 485.. Ces questions sont débattues en des termes différents au sein des ONG internationales qui peuvent intervenir dans des régions ciblées, ou agir dans un pays au nom de différentes sections étrangères tout en employant des personnels aussi bien nationaux qu’internationaux.
Il faut imaginer ce principe mis à l’épreuve des crises et ruptures qui ont traversé le monde depuis les années 1960 : la décolonisation, les conflits internes et internationaux, les migrations, etc. Si ce principe est peu étudié, les réalités empiriques qu’il sous-tend sont pourtant très pertinentes pour appréhender les enjeux de la « localisation » de l’aide puisqu’il navigue entre les dynamiques de solidarité de proximité et celles de la coopération internationale. Avec une application dans 191 pays, ce principe implique un ancrage territorial inédit de l’assistance humanitaire.
Sur la dimension de la diversité des personnels, l’ouvrage publié à l’occasion des 50 ans de la Croix-Rouge kenyane retrace les turbulences de la mise en pratique de ce principe des années 1940 aux années 1970, mais aussi les avancées rendues possibles. Le pays accède alors à l’indépendance, et l’entité Croix-Rouge présente dans le pays cesse d’être une branche de la Croix-Rouge britannique pour devenir une Croix-Rouge indépendante (entre 1963 et 1966, elle est reconnue par le CICR, la FICR et le gouvernement). Bien que les années 1950 soient marquées par la volonté d’assurer une représentation africaine croissante au sein de la Ligue (ancien nom de la FICR), l’intégration des adhérents natifs se fait en réalité très progressivement. En 1948, il existe encore des badges distinctifs pour les membres selon leur « différence raciale », et certains membres, selon leur appartenance, ne peuvent être cooptés que dans la catégorie « junior », quel que soit leur âge[31]Hans Haug indique qu’en 1945, en dépit de l’apparente universalité du Mouvement et de ses 65 membres, « trente-quatre appartenaient à l’Europe, vingt-et-une […] au continent américain … Continue reading. Cependant, en 1952, « pour réduire la discrimination et encourager l’impartialité », la Croix-Rouge kenyane inaugure la première banque de sang interraciale pour lutter contre la discrimination[32]Kenya Red Cross Society, Red Cross Serving Humanity: Kenya, 2015, pp. 43–46 [Traduction de l’autrice].. Soixante-dix ans avant le mouvement #BlackLivesMatter et les accusations de racisme qui ciblent de grandes ONG internationales[33]Laurence Caramel, « Le mouvement Black Lives Matter contraint les ONG humanitaires à un examen de conscience », Le Monde Afrique, 7 juillet 2020, … Continue reading, ce principe a obligé les Sociétés nationales à repenser leur politique contre les discriminations tout au long du xxe siècle, et ce, jusqu’à aujourd’hui.
Analyser la manière dont les Sociétés nationales mettent en oeuvre le principe d’unité peut donc contribuer à guider les dynamiques en termes de ressources humaines et de gouvernances associatives des organisations humanitaires transnationales et alimenter le débat sur la « décolonisation » ou la « désoccidentalisation » de l’aide à l’aune d’une diversité de trajectoires. Ce principe assure également que le réseau bénévole représente la diversité de la société d’un pays et contribue au principe d’impartialité. Des études de cas existent, produites par les Sociétés nationales pour expliquer les défis et les solutions apportées.
L’universalité, d’un principe abstrait à un tissage quotidien
Selon Pictet, ce principe[34]Universalité. Le Mouvement, au sein duquel toutes les Sociétés nationales ont des droits égaux, ainsi que la responsabilité et le devoir de s’entraider, est universel, … Continue reading présente trois dimensions que les crises les plus récentes (sanitaire, migratoire et environnementale) ont bousculées. Ces dimensions sont le caractère universel, l’égalité des Sociétés nationales et la solidarité intra-Mouvement[35]Jean Pictet, Les principes fondamentaux de la Croix-Rouge…, op. cit.. Comme lorsque Haug dit du principe d’humanité qu’il relie « l’âme et le coeur »[36]Hans Haug, Humanité pour tous…, op. cit., p. 449. de la Croix-Rouge, on peut dire que ce principe d’universalité connecte les six autres à l’espace mondial et qu’il régule la coopération à l’intérieur du Mouvement international. Alors que l’universalité des normes et des institutions internationales est de plus en plus mise à mal, ce principe mérite toute notre attention.
On peut dire que ce principe d’universalité connecte les six autres à l’espace mondial et qu’il régule la coopération à l’intérieur du Mouvement international.
Haug explique qu’il est introduit par le CICR dès 1921[37]En 1921, quatre principes ont été énoncés par écrit pour la première fois et incorporés dans les statuts du Comité international de la Croix-Rouge : impartialité ; indépendance politique, … Continue reading avec l’idée d’égalité entre les Sociétés nationales[38]Ibid., p. 491.. Mais le discours reste de surplomb puisque, dit-il, « la Ligue des Sociétés de la Croix- Rouge, nouvellement fondée, n’était accessible à ses débuts qu’aux Sociétés nationales des pays ayant fait partie, durant la Première Guerre mondiale, des « puissances alliées »[39]Ibid.. Néanmoins, le danger soulevé par des inégalités criantes de représentativité pour l’idée humanitaire de Dunant conduit le Mouvement à réaffirmer l’égalité des droits des Sociétés nationales en 1952. Pictet explique que « la parité des droits est la règle qui convient le mieux à une institution qui n’a pas les mêmes mobiles que les États et qui se consacre tout entière à la personne humaine »[40]Jean Pictet, Les principes fondamentaux de la Croix-Rouge…, op. cit.. C’est ainsi que l’on observera la lente progression institutionnelle collective pour limiter les rapports de force, éviter les asymétries de pouvoir et garantir des espaces de gouvernance et de délibération conformes aux principes et capables d’y veiller. Que ce soit à la Conférence internationale[41]« La Conférence internationale est un espace de rencontre unique entre les membres du plus grand réseau humanitaire au monde et la plupart des gouvernements. C’est un événement majeur sur … Continue reading, au Conseil des délégués[42]Il « réunit toutes les composantes du Mouvement (Sociétés nationales, CICR et Fédération internationale) pour discuter des questions qui concernent le Mouvement dans son ensemble », … Continue reading ou à l’Assemblée générale de la FICR, chaque membre dispose d’une voix, en miroir avec le droit international public[43]Comité international de la Croix-Rouge, Les Principes fondamentaux en action…, op. cit., p. 492..
De plus, depuis 1919, la FICR a créé des instances respectant l’égalité des membres quels que soient leur histoire, leur poids économique, leurs activités, ou le nombre de leurs volontaires en optant pour une représentation par région. Prenant racine dans la notion d’égalité face à la souffrance, cette égalité institutionnelle – traduite dans les statuts et cette forme d’universalisation avancée grâce à une représentation dans quasiment tous les pays du monde – diffère de fait avec la gouvernance de nombreux réseaux transnationaux. Bien évidemment, cela n’efface pas la grande disparité qui existe entre les Sociétés nationales et alimente des rapports de force à tous les niveaux dans la bataille aux financements, ou lorsque des élections ont lieu. Les théoriciens et experts du Mouvement intègrent évidemment ces questions complexes et tentent de les réguler en consensus en développant des cadres de travail et codes de conduite appropriés à chaque période. Ils soulignent cet idéal de symétrie et de respect de l’autonomie de chaque organisation, quelle que soit sa situation.
Selon des travaux menés sur le standard d’évaluation des capacités des Sociétés nationales membres de la FICR, la souplesse du Mouvement et le développement de ses différentes composantes doivent beaucoup à sa capacité délibérative interne et sa capacité de compréhension mutuelle inscrite dans ses normes et les méthodes de leur diffusion.
Pour parvenir à mettre en oeuvre ce principe dans un réseau si large et hétérogène, Pictet explique le choix du fédéralisme aux dépens de celui de la centralisation en ce qu’il lui confère une souplesse indispensable entre ses 192 000 unités locales (2022)[44]Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Annual Report 2022, op. cit..
« À l’unité s’opposait l’aspect bigarré de notre globe aux multiples facettes. L’oeuvre s’est donc modelée sur les nationalités si diverses, cristallisées par les souverainetés, les cultures, les régimes politiques et le génie des peuples. […] D’emblée les Sociétés nationales furent créées, indépendantes et libres de se gouverner. […] Les Sociétés nationales de la Croix-Rouge, comme telles, ne sont pas régies par l’universalité. […]. Ce sont les organes internationaux de la Croix-Rouge qui pratiquent l’universalité et ne mettent pas de limite géographique à leur action.[45]Jean Pictet, Les principes fondamentaux de la Croix-Rouge…, op. cit., p. 253. »
Il est possible que l’existence de deux organisations internationales, le CICR et la FICR, devant négocier en permanence – et parfois en tension –, leur complémentarité dans des contextes humanitaires très différents ait contribué au décentrement nécessaire pour sortir de l’universalité de surface. Car ce décentrement a progressivement favorisé la diversité sociologique et la mobilité des cadres entre les membres, le Secrétariat de Genève et les délégations régionales sur les cinq continents[46]Virginie Troit, Normes humanitaires et organisations du Sud : les enjeux de l’autorégulation…, op. cit.. Un récent programme de recherche met en avant cet « humanitarisme résilient », particulier à la FICR et à ses membres, qui lui ont permis de traverser le xxe siècle en continuant à grandir dans ce défi de l’universalité[47]Melanie Oppenheimer, Susanne Schech, Romain Fathi et al., “Resilient Humanitarianism? Using Assemblage to re-evaluate the history of the League of Red Cross Societies”, The International History … Continue reading. En 2025, force est de constater que les tiraillements entre les logiques pour une unité politique mondiale et les phénomènes de fragmentation et de polarisation s’accélèrent. L’énonciation, la diffusion et l’internalisation du septième principe permettent à l’institution de garder un cap pour les réduire, mais aussi d’avoir été précurseur de l’agenda pour la localisation de l’aide de manière structurelle depuis près d’un siècle. D’autres réseaux se sont développés sur des idées similaires, mais leur universalisation n’est pas aussi aboutie.
En octobre 2024, au regard des phénomènes sociaux observés dans l’espace mondial (désinformation, polarisation, politisation de l’aide, montée de la violence contre les travailleurs humanitaires, etc.) et du contexte international extrêmement préoccupants, une résolution du Conseil des délégués lance un appel aux États les engageant à respecter l’action humanitaire neutre, impartiale et indépendante. Elle insiste en même temps sur l’obligation pour les composantes du Mouvement d’agir conformément aux sept Principes fondamentaux[48]Conseil des délégués du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Appel à respecter et soutenir l’action humanitaire fondée sur des principes, 27-28 octobre 2024, … Continue reading. Au-delà du Mouvement international, la combinaison des sept principes fournit certainement des clefs d’analyse essentielles pour penser des voies collectives face à une aide internationale en train de se (dé)faire. Mais l’histoire reste à écrire.
Les propos n’engagent que l’autrice de cet article et en aucun cas l’organisation pour laquelle elle travaille.
Credit Photo : CICR