S’il referme ce dossier, cet article est aussi celui qui donne à la fois à lire le propos d’un acteur humanitaire, en complément des analyses des chercheurs qui précèdent, et à destination d’un public peut-être moins averti. Mettant en perspective les causes croisées de l’insécurité alimentaire, l’auteur offre un plaidoyer pour que le combat devienne global et politique. En somme, qu’il fédère les énergies des ONG elles-mêmes et de leurs soutiens pour porter la parole des chercheurs et espérer infléchir les logiques dangereuses des dirigeants politiques et des géants de l’agroalimentaire.
Les causes de la faim et de l’insécurité nutritionnelle sont nombreuses et largement identifiées, mais elles n’interviennent pas de façon indépendante. Tantôt à la source des unes, tantôt en réaction aux autres, toutes les causes de la faim s’alimentent entre elles, créant un cercle vicieux que seule une action politique radicale et concertée pourrait réellement atténuer.
Les causes majeures de la faim
Les effets de la crise climatique et environnementale affectent durement la capacité des populations à se nourrir sainement et durablement. Altérant progressivement nos écosystèmes et modifiant les climats régionaux ou entraînant des chocs violents et inhabituels, ces changements affectent sévèrement les ressources en eau, réduisent les terres arables et détruisent les moyens de subsistance. Cela exacerbe les maladies liées à l’eau et perturbe la santé mentale avec des répercussions sur la vie intime des ménages ou encore l’éducation des enfants. Globalement, ces effets menacent sérieusement la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations. Les enjeux que pose la question de la lutte contre le réchauffement climatique peuvent se résumer autour de deux concepts : l’atténuation et l’adaptation. Le premier consiste à réduire notre influence sur la biodiversité par une transition vers des modes de consommation plus respectueux de l’environnement. L’adaptation renvoie au fait que les effets du réchauffement climatique se font déjà très fortement ressentir avec pour conséquence, au-delà des effets déjà mentionnés, l’augmentation et l’intensification des conflits liés au contrôle des ressources telles que les terres, provoquant des déplacements massifs qui privent des millions de personnes de leurs moyens de subsistance[1]Nations unies, La crise climatique – Nous pouvons gagner la course, 2020, https://www.un.org/fr/un75/climate-crisis-race-we-can-win.
« Nos systèmes alimentaires industriels et mondialisées actuels, dépendants de l’agro-industrie, sont responsables d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre. »
Agir pour atténuer et s’adapter aux effets du réchauffement climatique est essentiel si l’on veut assurer la sécurité alimentaire et nutritionnelle. Pour cela, la transformation des systèmes alimentaires est une porte d’entrée pertinente. En effet, nos systèmes alimentaires industriels et mondialisées actuels, dépendants de l’agro-industrie, sont responsables d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre. Ils contribuent donc grandement à la dégradation de l’environnement et mettent une forte pression sur les ressources naturelles. Ces systèmes montrent de plus en plus leurs limites, tant pour l’environnement et la biodiversité que pour sa viabilité à nourrir l’ensemble de la population de façon saine et abordable. Pour rendre nos systèmes alimentaires plus durables et garantir une meilleure résilience des populations et des écosystèmes, l’agroécologie apporte des solutions qui s’adaptent aux contextes locaux[2]Voir l’article de Caroline Broudic, « Rôle de l’agroécologie face aux enjeux alimentaires », dans ce numéro, p. 54.. Notons qu’en Afrique subsaharienne, région chroniquement frappée par des crises alimentaires, les petites exploitations représentent à peu près 80 % de l’ensemble des exploitations agricoles et qu’elles emploient directement quelque 175 millions de personnes, soit environ un adulte sur trois[3]OCDE et FAO, Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO 2016-2025, juillet 2016, https://www.fao.org/3/Bo091f/Bo091f.pdf.
Quant aux conflits qui se multiplient et s’enlisent, ils annihilent toute perspective de développement et affectent particulièrement les populations et leur capacité à se nourrir. Lorsqu’un conflit de grande ampleur éclate, les infrastructures agricoles peuvent être détruites, les marchés alimentaires peuvent être perturbés. Les déplacements forcés privent les communautés de leurs moyens de subsistance et les éloignent des services essentiels[4]Angelika Rettberg, « Les conséquences des conflits armés sur la paix et le développement durables en Amérique latine », Chronique ONU, vol. 52, n° 4, p. 26-28, … Continue reading. En 2023, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté une déclaration qui condamne fermement l’utilisation de la famine comme méthode de guerre, et le refus d’accès humanitaire, rappelant ainsi la résolution 2417 fondatrice (2018). Il souligne le lien entre les conflits armés, la violence et l’insécurité alimentaire, et rappelle que les conflits ont contribué à l’insécurité alimentaire aiguë qui touchait 117 millions de personnes dans dix-neuf pays en 2022. Or, le droit international humanitaire protège les ressources alimentaires, indispensables pour éviter la propagation de maladies ou les carences qui mènent à la sous-nutrition. Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale dispose qu’« affamer délibérément des civils […] en les privant d’objets indispensables à leur survie, y compris en empêchant intentionnellement l’envoi des secours » constitue un crime de guerre.
Dans ce contexte d’intensification des crises, nos sociétés sont en train de creuser un fossé entre ceux qui ont « tout » et ceux qui n’ont « rien », du fait de l’encouragement des politiques à l’accaparement des richesses par un petit nombre d’individus. Or, on constate une chute vertigineuse de l’État providence, avec pour conséquence la détérioration des services publics essentiels et une augmentation criante des inégalités socio-économiques[5]Nations unies, En finir avec les inégalités, 2020, https://www.un.org/fr/un75/inequality-bridging-divide qui réduit inévitablement l’accès des populations les plus modestes à une alimentation saine et suffisante, et à des prix abordables. Le rapport sur l’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde (State of Food Insecurity – SOFI en anglais)[6]FAO, FIDA, UNICEF, PAM et OMS, L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2023 : Urbanisation, transformation des systèmes agroalimentaires et accès à une … Continue reading révèle que le coût d’une alimentation saine dépasse largement le seuil international de pauvreté (1,90 USD) par jour. Il souligne qu’une alimentation équilibrée, même la moins chère, coûte cinq fois plus cher que celle composée uniquement de féculents pour satisfaire les besoins nutritionnels.
Dans ces conditions, la protection sociale, qui vise à prévenir et réduire la pauvreté en assurant la sécurité des revenus et l’accès aux soins de santé, au logement, à l’éducation, à l’eau et à la nourriture, est essentielle. Selon l’Organisation internationale du travail, la protection sociale est un droit humain, elle est universelle. Malgré son effet positif indiscutable sur la sécurité nutritionnelle, avant la pandémie de Covid-19, seule 45 % de la population mondiale bénéficiait de prestations de protection sociale, laissant 55 %, soit 4 milliards de personnes, sans protection. Les effets de la pandémie ont certainement creusé l’écart. Or, au cours des deux dernières décennies, les institutions financières internationales – Fonds monétaire international et Banque mondiale en tête – ont contribué à enterrer la protection sociale en encourageant des politiques d’austérité, c’est-à-dire la réduction des dépenses gouvernementales, à des fins de « rééquilibrage budgétaire », ou en octroyant des prêts impossibles à rembourser. La dégradation du climat économique et social a largement favorisé la construction « d’États gendarmes », négligeant les droits humains[7]Bhumika Muchhala, “The Urgency of fiscal justice: Another wave of austerity threatens the right to development for the South”, Third World Network, 19 October 2020, … Continue reading et, in fine, tout aussi coûteux du fait de leurs répercussions négatives sur les populations.
« Les inégalités de genre sont à la fois une cause et une conséquence de la faim, créant un cercle vicieux où les femmes sont les premières affectées. »
Parallèlement aux inégalités socio-économiques, les inégalités de genre sont à la fois une cause et une conséquence de la faim, créant un cercle vicieux où les femmes sont les premières affectées. Le cinquième objectif de développement durable mentionne que « l’égalité entre les sexes n’est pas seulement un droit humain fondamental, [mais] aussi un fondement nécessaire pour un monde pacifique, prospère et durable. » Quelques données alarmantes méritent d’être rappelées pour notre propos : dans les régions les plus touchées par la faim et l’insécurité nutritionnelle, les femmes, souvent responsables de l’alimentation des foyers et des enfants, sont l’objet de discriminations qui entravent leur accès aux droits fonciers et à la nourriture ; elles représentent en moyenne moins de 20 % des propriétaires terriens dans le monde, mais constituent environ 43 % de la main-d’œuvre agricole[8]United Nations, Human rights, Insecure land rights for women: a threat to progress on gender equality and sustainable development, Working group on discrimination against women and girls, … Continue reading. Sans droits fonciers sécurisés, les femmes sont exposées à l’expulsion, à la violence domestique et à l’exclusion des décisions concernant leurs terres. Au-delà du droit en vigueur, dans de nombreuses régions du monde, le droit coutumier, dominé par des normes patriarcales, prend une place importante et limite encore un peu plus l’accès des femmes à la terre. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que si les femmes bénéficiaient du même accès aux ressources productives que les hommes, le nombre de personnes qui souffrent de la faim dans le monde diminuerait de 12 % à 17 % environ[9]FAO, La Situation Mondiale de l’Alimentation et de l’Agriculture, 2010-2011. Le rôle des femmes dans l’agriculture – Combler le fossé entre les hommes et les femmes pour soutenir le … Continue reading. Cette situation influe directement sur la santé et le développement des femmes et de leurs enfants. Sans une alimentation saine lors de la grossesse et des 1000 premiers jours de l’enfant, les défenses immunitaires s’affaiblissent, et le développement cognitif est durement touché. Les conséquences sont irréversibles et compromettent la survie, la croissance et l’apprentissage des enfants ainsi que leur capacité future à subvenir à leurs besoins. Comme point de départ pour lutter plus particulièrement contre la sous-nutrition et atteindre les cibles mondiales de nutrition fixées par l’Organisation mondiale de la santé, les planchers de protection sociale pourraient, par exemple, accorder un revenu de base universel pour les 1000 premiers jours de l’enfant, ce qui permettrait d’assurer à la mère et à l’enfant l’accès aux ressources et aux soins nécessaires lors de la période la plus cruciale pour le développement humain.
En 2021, les femmes étaient 126 millions de plus que les hommes à souffrir d’insécurité alimentaire, contre 49 millions de plus en 2019. À l’évidence, l’atteinte de l’objectif « zéro faim » est compromise tant que ces inégalités persistent et limitent le rôle essentiel des femmes dans la réalisation de la sécurité alimentaire et nutritionnelle.
Assurer la sécurité alimentaire et nutritionnelle : une lutte politique
En 2015, les Nations unies ont pris l’engagement de réaliser 17 Objectifs de développement durable (ODD) à l’horizon 2030. Le deuxième ODD, « zéro faim », consiste à « éliminer la faim, assurer la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition et promouvoir l’agriculture durable ». Cet engagement, à l’instar des seize autres, doit être une boussole pour les États de la communauté internationale. Malheureusement, ces derniers, guidés par les intérêts financiers et cachés derrière « l’intérêt de la nation », nous font avancer en petits groupes fermés, dans la direction opposée, face à de forts vents contraires. Cette attitude, dans le contexte évoqué plus haut, réduit la réalisation des ODD et nos ambitions à vivre dignement ensemble en une simple utopie. Les objectifs de l’agenda 2030 des Nations unies sont intéressants par le fait que leur accomplissement individuel n’est possible que si on réalise l’ensemble. L’objectif « zéro faim » l’illustre bien dans la mesure où l’atteinte de la sécurité nutritionnelle pour toutes et tous nous oblige à nous pencher sur des enjeux de santé, d’économie, d’inégalités sociales et de genre, de lutte contre le réchauffement climatique, de construction de la paix, de diplomatie, de gouvernance et de démocratie – en son sens le plus noble, de gouvernance par le peuple pour le peuple. Le réchauffement climatique, les conflits, les inégalités économiques, sociales et de genre, la réduction de l’espace civique et la priorisation des intérêts économiques, géopolitiques et stratégiques sont en effet des problématiques interconnectées qui exercent une influence significative sur l’accès et la qualité de nos systèmes de protection sociale, de santé, alimentaires et éducatifs, censés garantir nos droits les plus fondamentaux.
« Seul un changement collectif et radical d’approche, d’une logique de croissance par la domination à une logique de développement par la concertation, permettrait de réaliser les ODD. »
Comment transformer ces systèmes pour qu’ils remplissent leur fonction première ? La marche est haute, mais seul un changement collectif et radical d’approche, d’une logique de croissance par la domination à une logique de développement par la concertation, permettrait de réaliser les ODD. Cela devra inévitablement passer par un transfert de pouvoirs vers les sociétés civiles. Afin de maintenir le cap fixé, boussole en main, nous avons en effet une nécessité pressante d’instaurer des espaces de dialogue inclusifs et démocratiques qui mettent les droits humains et la dignité humaine au cœur de nos préoccupations. Ces espaces doivent être pensés et normés, d’une part, pour donner une place à part entière à la table des négociations pour celles et ceux qui sont le plus durement touchés et, d’autre part, pour trouver des solutions qui tiennent compte de l’ensemble des défis auxquels nous sommes confrontés. En effet, les espaces de dialogue que nous construisons perdent de vue l’intérêt général en invitant à la table les seuls acteurs influents des sphères politiques et économiques avec l’inclusivité et le financement comme arguments principaux. Ce sont des arènes d’influences où les acteurs qui bénéficient le plus de pouvoir et de moyens financiers sont les locomotives. Les sommets « multi-acteurs », qui se légitiment en incluant pour la forme les sociétés civiles, tendent finalement à étouffer les préoccupations de ces dernières du fait de l’asymétrie de pouvoir. Or, les sociétés civiles du monde entier – représentées par une diversité d’acteurs tels que les organisations non gouvernementales, les avocats, les chercheurs, les étudiants, les syndicats, les activistes – travaillent chaque jour pour promouvoir, protéger et faire progresser les droits humains. Leur objectif commun est la recherche de la justice, de l’égalité et du respect de la dignité humaine. Malgré une prise de conscience croissante quant à l’importance fondamentale des connaissances et de l’expérience des « sociétés civiles locales » pour élaborer des réponses durables et adaptées, et leur rôle fondamental pour défendre les intérêts des citoyens du monde, elles ne pourront être transformatives sans la création d’instances où elles disposeront d’un réel pouvoir coercitif. C’est pourquoi il est absolument essentiel de maintenir et de favoriser l’existence de sociétés civiles dynamiques, variées, indépendantes avec des ressources qui leur permettent de continuer leur action en faveur des droits humains. La faim dans le monde et l’accès à une nourriture saine et durable qui permette à chacun et chacune de vivre en bonne santé est un problème pour lequel la seule solution réside dans le respect et la mise en application des droits humains. L’humanité a sans aucun doute les moyens, tant cognitifs que scientifiques, technologiques, ou techniques d’y parvenir. Les sociétés civiles sont là pour le rappeler. Assurer la sécurité alimentaire et nutritionnelle pour toutes et tous est une lutte politique.