L’autrice nous invite ici à mieux comprendre les différentes déclinaisons que la localisation peut ou devrait prendre. Ce faisant, elle pose les bases des nouvelles manières de travailler qui feront, peut-être, le monde humanitaire de demain.
Depuis une dizaine d’années, la localisation de l’aide est au cœur de la plupart des discussions des acteurs humanitaires internationaux. Bien que l’idée générale de changer les dynamiques de l’aide et d’opérer un transfert de leadership vers les acteurs nationaux fasse l’unanimité à New-York comme à Genève, la mise en pratique de ce concept pose problème tant elle se confronte aux racines structurelles du secteur de l’aide. Les nombreuses études d’efficience de l’action humanitaire publiées autour du « Grand Bargain » sont pourtant sans appel : en investissant au niveau local, l’aide pourrait être plus rapide, moins coûteuse et mieux ancrée dans la réalité spécifique à chaque contexte. Pour autant, la localisation semble aujourd’hui davantage relever d’un changement sémantique de langage dans les plaidoyers de l’aide que d’une réalité tangible. En effet, les acteurs nationaux paraissent irrémédiablement relégués au rôle de figurants, voués à coexister avec les mastodontes de l’humanitaire, dans des rapports déséquilibrés de sous-traitance ou dans des formats de séminaires formels et limités dans le temps. Ainsi, le projet louable de « passer la main » n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît, et le risque d’un localisation washing est patent dans la crise de légitimité et de financement[1]Alexandra Sirgant, « Le PAM en pleine crise interne, invité à repenser son système d’aide humanitaire », Vatican News, entretien avec Lila Ricart, 27 mars 2024, … Continue reading que traverse actuellement notre secteur. Face à ce constat, il s’agit donc de prendre le temps d’appréhender les multiples déclinaisons de la localisation, leurs nuances et leurs limites, tout en postulant les bénéfices qu’elle apportera au travail humanitaire de demain.
Localisation des contrats : la nationalisation des postes et des formations peut-elle suffire ?
Une première traduction concrète de la localisation peut être observée dans les décisions contractuelles d’un nombre croissant d’organisations humanitaires du Nord. En mettant sur pied des stratégies de ressources humaines visant à remplacer progressivement les fonctions expatriées par des contrats locaux, la localisation semble prendre forme de manière graduelle dans la nature des rôles exercés par le personnel du secteur. On observe ainsi pour certaines fonctions spécifiques aux opérations humanitaires une raréfaction, voire une disparition de postes internationaux auparavant très courants. C’est le cas notamment des rôles de logisticien·ne, responsable de base, ou encore d’administrateur·rice. La nationalisation de ces fonctions dites de support est une des manifestations les plus tangibles du concept de localisation ; c’est une tendance croissante qui aura vocation à se généraliser dans les années à venir. Pour autant, cette mise en pratique relativement « simple » d’un concept complexe porte en son sein les limites de son efficacité.
Le principal problème de la localisation par le contrat tient à son absence d’impact structurel. La dichotomie « expat vs local » se raréfie certes, mais n’en demeure pas moins très prégnante, d’autant plus qu’elle se joue sur des fonctions opérationnelles et bien moins sur des rôles stratégiques, notamment ceux relevant d’activités programmatiques et managériales. En continuant de faire coexister le personnel local et international dans une relation hiérarchique et salariale, le système entretient une logique d’évolution de carrière vers l’international. Cet aspect est d’autant plus exacerbé dans certaines organisations, notamment onusiennes, où les écarts de rémunérations sont tels qu’une employée locale arrivant à obtenir un contrat d’expatriée sur une autre opération que celle d’où elle est originaire verra son salaire multiplié au minimum par quatre. C’est donc le statut d’expatrié en tant que tel qu’il faut abolir.
Dans une approche similaire et souvent complémentaire à la localisation par le contrat, beaucoup d’activités se concentrent sur les formations du personnel humanitaire. Répondant à la fois au besoin de transférer les compétences et les savoir-faire au niveau national et de standardiser les professions du secteur, ce pan d’activité fait l’objet de beaucoup d’investissements depuis plusieurs années. Cet accent mis sur les formations a permis au secteur de se nourrir de développements significatifs en matière de méthodes d’apprentissage provenant notamment du secteur privé. Ces méthodes d’apprentissage adaptées à l’humanitaire se déclinent désormais en séminaire, webinaires, formations de formateurs, simulations et autres tables rondes, devenus des produits à part entière que certains appels à financement se proposent de mettre en œuvre comme seule finalité. Bien que valorisants dans la trajectoire individuelle d’un employé, ces outils sont onéreux – certaines simulations inter-agences facilitées par les Nations unies peuvent atteindre 100 000 dollars pour une trentaine de participants – et entretiennent indirectement cette logique structurelle de progression de carrière du national vers l’international. Dans une analyse exhaustive de l’« état des lieux des métiers humanitaires » (The State of Humanitarian Professions – SOHP en anglais) et relayant le point de vue d’équipes nationales, l’institut Bioforce émettait une recommandation cruciale que trop peu d’acteurs de l’aide semblent mettre en œuvre : « Plutôt que des programmes d’apprentissage développés et “imposés” aux bureaux nationaux par les équipes des sièges, c’est aux équipes opérationnelles qu’il devrait revenir de définir leurs propres besoins et de demander un soutien adapté pour y répondre. […] En outre, les organisations devraient promouvoir l’apprentissage par les pairs entre pays et régions plutôt que de dépendre entièrement de ressources centralisées[2]Bioforce, Recommandations pour aller plus loin, 19 recommandations pratiques, SOHP 2020, novembre 2020, … Continue reading. »
En somme, il semble que la localisation par le contrat ou la formation parvient mal à masquer le besoin structurel d’une localisation en profondeur qui, pour s’incarner, doit toucher aux racines de notre système.
Transferts directs de fonds : là où va l’argent
Mettre en œuvre une véritable localisation, c’est aussi toucher au mécanisme de financement de l’aide pour rediriger les fonds vers des acteurs véritablement ancrés dans la réalité du contexte. Cette localisation par l’argent est le deuxième pan d’incarnation très concret du concept. Il est aussi porteur d’une efficacité qui supplante toutes ses autres manifestations. En finançant directement, on court-circuite la lenteur administrative de l’aide, on rend aux acteurs de ce contexte précis la légitimité décisionnelle qui leur revient de droit ; on bifurque efficacement vers un changement d’échelle. Pour autant, le problème inhérent à cette localisation-là ne réside pas dans sa forme, mais bien dans sa mise en pratique. USAID, le bailleur de fonds étatsunien et plus grand financeur de l’humanitaire, a ainsi mis en place dans son rapport Moving Toward a Model of Locally Led Development l’objectif stratégique de transférer 25 % de son budget annuel d’aide directement à des acteurs locaux d’ici 2025[3]USAID, Moving Towards a Model of Locally Led Development: FY 2022 Localization Progress Report, … Continue reading. En 2022, l’agence est forcée de constater qu’elle atteint difficilement les 10 % et qu’il lui reste « un long chemin à parcourir[4]David Ainsworth, “What’s stopping USAID from localizing?”, Devex, 21 February 2024, https://www.devex.com/news/what-s-stopping-usaid-from-localizing-106272 » pour y arriver. Cette réalité est partagée par les autres bailleurs internationaux qui, de manière collective, ne parviennent pas à localiser plus de 5 % de leurs financements. Le constat est amer : malgré sa volonté, la machine humanitaire ne sait pas et ne peut pas transférer des fonds de manière fluide directement vers des acteurs nationaux qui sont par définition loin, très loin des standards normatifs que le système a lui-même mis en place. Ainsi, pour transférer « directement » à un acteur dit local, des bailleurs tels que USAID ou ECHO doivent souvent avoir recours à un acteur traditionnel de l’aide telle qu’une agence des Nations unies : rompue aux exercices de demandes de financement et de budgétisation du bailleur, elle est aussi familière des législations antiterroristes étatsuniennes et des nombreuses politiques de criblage en vigueur. Cette même agence onusienne, devenue souvent bien trop grande pour gérer l’ensemble des activités qu’elle souhaite mettre en place, sous-traite une partie de celles-ci à un partenaire de mise en œuvre, le plus souvent une organisation non gouvernementale (ONG) internationale. Cette ONG internationale, parfois financée directement par le bailleur, aura accès à un réseau plus ou moins développé d’organisations nationales telles que des ONG, des associations, ou encore des groupements communautaires. Ce sont ces acteurs nationaux-là qui, en bout de chaîne, recevront une part somme toute relative des fonds que tous souhaitent leur transférer. Dans cette quadrature du cercle, le problème vient de l’écart entre des acteurs internationaux qui maîtrisent le savoir institutionnel du système et des acteurs nationaux se retrouvant outsiders d’enjeux qui les concernent en premier lieu. Il est ainsi courant de rencontrer dans les espaces de coordination humanitaire de grandes opérations des citoyens du pays qui viennent taper à la porte des réunions pour comprendre ce qui se passe dans ces cercles qui parlent rarement la langue nationale non coloniale. Avec une politesse gênée, on leur explique que ce sont des sujets complexes, qu’on est là pour les aider, mais qu’il faut « s’enregistrer auprès d’OCHA[5]OCHA, oPt HF Eligbility Guidance Note, Annex 7, June 2023, https://www.ochaopt.org/sites/default/files/files/Annex_7_Eligibility_Guidance_Note.pdf », « créer une structure avec un mandat », « participer à un mécanisme de coordination sectoriel » et « justifier d’un groupe de bénéficiaires de plus de 200 personnes ». Ces coups de matraques administratives et institutionnelles éloignent la plupart et forcent les plus courageux à se caméléoniser : se fondre dans un paysage pour pouvoir y survivre.
Une approche plus extrême du transfert de fonds direct consiste à créer de nouvelles structures de l’aide ayant la flexibilité administrative de transférer aux concernés sans aucune forme de contrôle ou de suivi. C’est ce que s’emploient à faire des organisations comme GiveDirectly qui transfère des fonds directement aux populations défavorisées du monde par paiement mobile sans condition d’éligibilité. Ce modèle, qui se rapproche plus d’une évolution moderne de la charité, semble incarner la seule alternative viable d’un transfert de fonds direct. Pour autant, si ce format devait être pérenne, il rendrait aussi caduque le rôle des mastodontes de l’aide dont l’existence même consiste à identifier, encadrer et mettre en œuvre les programmes les plus utiles aux besoins des populations affectées. La disparition potentielle de ces middle men de l’aide est questionnable, car disparaîtraient avec eux des années de savoirs accumulés sur l’efficacité de l’aide et surtout sur sa bonne gestion dans des contextes où la transparence, la neutralité, l’impartialité et la lutte contre la corruption sont souvent les principes les plus difficiles à préserver.
Le transfert direct de fonds comme vecteur d’une localisation simple et efficace semble par conséquent relever plus d’une boîte de Pandore que d’une panacée. Si la localisation n’est pas l’argent ni le contrat, elle est donc peut être beaucoup, beaucoup plus que ça.
Pour une localisation des idées
Au grand désarroi de nombreux humanitaires, il semble que la localisation ne puisse être opérationnalisée, essentialisée, ou encore réduite à un changement pratique si elle veut s’incarner de manière holistique. C’est en commençant à considérer le concept comme un maillage d’idées qui redéfinit nos paradigmes actuels que l’on peut alors entrevoir ce que cela pourrait vraiment sous-tendre. Dans cette approche-là, localiser voudrait dire déconstruire les édifices administratifs qui éloignent la machine humanitaire de ses bénéficiaires[6]Lila Ricart, « Quel avenir pour le Programme Alimentaire Mondial ? Policy paper : comprendre la plus grande agence de l’humanitaire onusien ». Journal du multilatéralisme, … Continue reading. Dans cette logique, il s’agirait d’ailleurs peut être plus de « désiéger » que de localiser. Cela voudrait dire aussi localiser par l’adaptation de celui qui arrive dans une réalité qui ne lui appartient pas. Cela passerait notamment par un respect systématique de la langue : parler swahili si on travaille en République démocratique du Congo, ou créole pour Haïti. Cela voudrait surtout dire la fin d’une stratégie humanitaire où l’on pousse des directives lourdes dans la direction du pays ou de la zone concernée, et l’avènement d’une pratique par laquelle les acteurs internationaux représentent une sorte de catalogue dans lequel les protections civiles, les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et les acteurs de la société civile peuvent puiser pour y trouver un appui technique particulier. Des initiatives nationales proposant ce nouveau rapport de force, il en existe déjà, fortes d’une histoire longue, ancrée et profondément engagée, et ce sont ces acteurs-là qui doivent prendre la parole pour expliquer au secteur comment localiser.
La localisation, c’est un changement d’état d’esprit radical qui sous-entend une remise en cause de la professionnalisation extrême du secteur et qui ramène à un militantisme clair à la base de notre action. Le secteur de l’aide doit pouvoir muer pour s’alléger de ses lourdeurs administratives, extraire l’essence de ce qui a constitué son efficacité et la mettre à disposition de ceux qui souhaiteront s’en saisir, de leur propre chef. Ce n’est d’ailleurs fondamentalement pas à nous, acteurs et observateurs occidentaux, de suggérer ce à quoi la localisation devrait ou ne devrait pas ressembler : mentionner le concept vingt-et-une fois dans cet article ne nous localise pas davantage, bien au contraire. Notre rôle à cet endroit relève plus d’une écoute active des critiques exprimées sur la rigidité des systèmes administratifs qu’on impose en pensant bien faire ainsi que sur la primauté absolue des besoins de celui ou celle qui nous fait face, pour une approche pour et par les communautés.